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Le mariage blanc de Sonia

La proposition ne m’inspirait pas. J’avais donc renoncé. Me projeter 50 ans dans le futur? Il n’y a que des images convenues qui me viennent: un monde où chacun aura la possibilité de vivre dignement au pays ou bien d’aller voir ailleurs simplement par goût de la découverte. C’est-à-dire, forcément, un monde d’abondance où la lutte pour le partage des richesses ne serait qu’un mauvais souvenir. Je n’y crois pas, mais ce n’est pas grave. J’entrevois un chemin, même si je ne sais pas exactement où il mène. Alors, faute de regarder vers l’avenir, puis-je me retourner vers le passé? Il éclaire le présent, et ce n’est déjà pas si mal. Justement, aujourd’hui, j’ai envie de parler de Sonia. Sonia, c’est ma mère. Elle s’est éteinte paisiblement il y a quelques semaines, à 92 ans. Ce n’était pas son vrai prénom. Juive polonaise arrivé en Belgique en 1938 avec un permis de travail, elle s’était donné un nom de guerre qui lui restera toute sa vie. En me plongeant dans ses papiers, je redécouvre un épisode édifiant. Ainsi, un extrait du registre des mariages de la commune de Saint-Gilles nous apprend que « l’an 1942, 25 août, se sont unis par les liens du mariage Grégoire Louis Paye, journalier, né à Bruxelles, le 10 décembre 1872, y domicilié rue de la Roue 57, d’une part; et Szajndla Wassersztrum, ouvrière corsetière, née à Lukow, Pologne, le 21 septembre 1912, y domicilié, résidant à Saint-Gilles-lez-Bruxelles, rue de la Victoire 38, d’autre part. » Une fois le mariage conclu, Sonia ne revit plus jamais son vieil époux, de 40 ans son ainé. Celui-ci reçut, pour sa peine, un petit pécule et un bon repas. Ce mariage était, comme on dit, « blanc ». Il n’était pas conclu pour être consommé, mais pour son effet administratif dérivé: par mariage, Sonia obtenait automatiquement la nationalité belge. Ce qui lui a peut-être sauvé la vie. Car trois semaines auparavant, le 4 août 1942, avait commencé en Belgique la déportation en masse des Juifs. Entre cette date et le 31 octobre, 17 000 hommes et femmes, enfants et vieillards furent convoyés vers Auschwitz pour un voyage sans retour. Mais pendant plus d’un an, cette traque n’allait viser que les Juifs étrangers. Les Juifs belges ne perdirent leur semblant d’immunité qu’en septembre 1943. Alors, Sonia plongea totalement dans la clandestinité jusqu’à son arrestation et sa déportation en mars 1944. Détenue à Auschwitz-Birkenau jusqu’en janvier 1945, elle y passa 10 mois horribles. La nationalité belge de Sonia lui avait donc donné un an de séjour légal en plus pendant lequel, en faisant preuve de prudence, elle avait pu se prémunir du risque d’être appréhendée au cours d’une rafle ou sur dénonciation comme le furent quelques milliers de Juifs étrangers pendant la même période. Sans le subterfuge du mariage blanc, elle aurait peut-être été déportée un an plus tôt. Elle n’en serait alors jamais revenue. En 1942, Sonia avait pu compter sur le concours d’employés communaux pas trop zélés. Soixante an plus tard, ce mariage n’aurait jamais pu être célébré, tant la manoeuvre était cousue de fil blanc. Et si par extraordinaire il avait été conclu, l’impossibilité de constater la cohabitation par la suite aurait entraîné son annulation, avec pour conséquence la perte d’un droit de séjour acquis « frauduleusement ». Quant au complaisant monsieur Paye, coupable d’avoir modestement tarifé un geste de solidarité, il aurait risqué pour ce crime les foudres du Code pénal au titre du « trafic des êtres humains ». Car aujourd’hui, une suspicion généralisée frappe toutes les demandes d’installation en Belgique, qu’elles procèdent du regroupement familial ou de l’asile. Non sans quelque raison puisque de nombreux migrants détournent ces procédures qui sont les seules portes d’entrée légales pour qui veut s’établir ici. En 1942, Sonia n’avait pas agi autrement. Rétrospectivement, qui pourrait l’en blâmer? Avec l’histoire de Sonia, avec aussi celle de Yisroel dit Charles, mon père, arrivé en Belgique en 1927 sans aucun visa ni passeport, régularisé par la suite et qui n’aurait jamais obtenu l’asile aujourd’hui, je ne suis pas prêt d’oublier ceci: toute aventure migratoire permet deux lectures, selon que l’on se place du point de vu du migrant ou de la société d’accueil, qu’on privilégie le droit des personnes à vivre dans la dignité et la sécurité ou le droit des Etats à maitriser leurs frontières et leurs ressources. Ces deux lectures, également légitimes, s’opposent régulièrement. Comment les concilier? Bien sûr, toute hospitalité a ses limites. Mais aucune limite ne saurait endiguer le besoin impérieux qui pousse chaque année des milliers de personnes à quitter leur terre natale à n’importe quel prix. Ce besoin s’exprimera quoi qu’on fasse, dans la légalité ou hors d’elle. Une politique migratoire humaine et équilibrée n’est précisément que la quête permanente du meilleur compromis possible entre ces deux légitimités. L’équilibre serait définitivement brisé si on suivait ceux qui, à l’instar des Pays-Bas, voudrait privilégier aujourd’hui une approche uniquement policière. Campés sur leur grand mérite d’être nés du bon côté, ceux-là sont parfaitement capables de refouler sans états d’âme toutes les Sonia de la terre. Si, en août 1942, celle dont je vous parle s’était trouvé en face d’eux à la Maison communale de Saint-Gilles, je ne serais sans doute pas là aujourd’hui pour raconter son histoire.