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Le mythe autour d’Obama

Dans un article intitulé «Bien comparer, mal comparer» G. Sartori, «Bien comparer, mal comparer», Revue internationale de politique comparée, Vol.1, n°1, 1994, pp. 19-36 le politologue italien Giovanni Sartori expliquait que la comparaison était avant tout «vérification comparative» dans la mesure où les comparaisons que nous réalisons ont pour fonction de contrôler si nos généralisations, notre recherche d’un principe unitaire (des analogies), restent valables (ou non) pour tous les cas auxquels elles s’appliquent Ibidem, pp. 20-21. Comparer c’est vérifier l’existence de principe, et c’est donc aussi prédire, c’est essayer de prédire. Mais hélas tout n’est pas comparable, et Sartori insiste beaucoup sur la nécessité de comparer, d’assimiler et de différencier par rapport à un critère bien déterminé qui doit être établi a priori et non a posteriori. Ainsi, explique-t-il, les pommes et les poires «sont .comparables. par rapport à certaines de leurs propriétés, qu’elles ont en commun, mais ne le sont pas quant aux propriétés qu’elles ne partagent pas. (…) Pommes et poires sont comparables en tant que fruits, en tant que ‘choses’ mangeables ou encore comme objets qui poussent sur les arbres ; mais par contre elles sont incomparables, par exemple, quant à leurs formes respectives». En conclusion précise-t-il, si «deux entités sont semblables», elles constituent la même entité, et si «deux entités diffèrent à tous les niveaux, alors leur comparaison n’a aucun sens» Ibidem, p. 22.

Belgique et États-Unis

Si l’on s’accorde avec ce qui précède, il faut reconnaître qu’il est presque impossible d’évoquer les enjeux politiques aux États-Unis à l’appui de ceux que nous connaissons en Belgique et dans une moindre mesure en France. Le problème ne se situe pas tant au niveau des différences d’institutions et de leur fonctionnement ni même de langues, de régimes ou de la place des partis politiques dans les paysages respectifs, le problème se situe au niveau des valeurs, des représentations et des politiques publiques qui sont déterminantes des deux côtés de l’Atlantique. Celles-ci sont tellement différentes qu’il est très difficile de les exporter pour tenter une confrontation, et donc une comparaison pour mieux comprendre la réalité politique. Étiqueté «à droite», John McCain et Sarah Palin sont fondamentalement opposés à l’avortement et en cela, ils s’inscrivent dans la continuité de ce qui se dit et se décide au Parti républicain. En Belgique francophone et en France, l’opposition à l’avortement ne caractérise pas la droite mais plutôt l’extrême droite. Ce constat est valable pour la France mais aussi et surtout pour la Belgique francophone où le Mouvement réformateur – dit de «droite» – a adopté des positions très progressistes dans ce domaine. Chez nous, l’opposition à l’avortement est un trait caractéristique de l’extrême droite en politique et de l’ultraconservatrice dans le domaine religieux. Aux États-Unis, elle couvre un spectre tellement large qu’elle va au-delà de l’opposition entre républicains et démocrates et rend difficile la compréhension des comportements électoraux avec nos propres catégories d’analyse. Comment juger correctement Obama et McCain dans ce contexte ? Le refus de l’avortement est justifié dans le camp républicain à l’appui de l’argument selon lequel l’homme n’a pas à intervenir dans l’œuvre de Dieu, notamment au moment de la conception d’un être vivant (avortement) et au moment de sa mort (euthanasie). Si la référence à Dieu peut surprendre dans un débat strictement politique en Belgique, elle est omniprésente aux États-Unis. Ici aussi, l’exportation de nos catégories d’analyse révèle ses limites. Comment confronter l’opposition entre McCain et Obama à nos propres clivages politiques lorsque la religion est ici quasi-absente et là-bas omniprésente ? Les États-Unis et la Belgique sont comparables en tant que nations mais elles sont incomparables au niveau des valeurs, des représentations et des politiques publiques qui sont déterminantes des deux côtés de l’Atlantique.

Obama : l’avenir d’une illusion

Avec ce qui précède, le risque est élevé de voir McCain être élu sans avoir la moindre idée des raisons qui lui auraient permis d’être élu, au-delà bien entendu du stéréotype grossier selon lequel les Américains ne peuvent pas voter pour un jeune métis progressiste. Le problème se pose pour les deux candidats mais l’engouement généralisé chez nous pour Obama justifie que l’on s’arrête sur l’image qu’on nous donne de ce dernier et sur les dossiers concrets dont on ne parle pas. En effet, comment se faire une idée correcte du candidat Obama lorsque ses options philosophiques, politiques et économiques sont réduites à une image caricaturale située entre le révérend Martin Luther King et l’ancien président charismatique John Fitzgerald Kennedy. Quelques exemples. On a très peu parlé de l’opposition farouche du candidat Obama à une couverture médicale universelle, on a à peine parlé de la moindre couverture offerte par son projet en la matière au regard du plan d’Hillary Clinton Voir l’article de Paul Krugman dans The New York Times du 4 février 2008 : http://www.nytimes.com (../2008/02/04/opinion/04krugman.html).. (écarté avec la candidate). On a aussi très peu évoqué l’usage intensif qu’Obama fait de la religion dans son rapport aux électeurs et dans son inspiration pour diriger le pays, alors que cette même pratique est reprochée au président Bush depuis huit ans. On a également très peu entendu parler des dossiers qui sont à l’origine de scandales et qui devront être gérés par le nouveau candidat. Par exemple, que va-t-il advenir des dizaines de milliers de contractants en Irak ? Et quel sera le statut des milices privées demain sur le terrain? Que va-t-il advenir des prisons secrètes de la CIA ? Que souhaite réaliser le candidat pour éviter qu’une catastrophe comme celle provoquée par l’ouragan Katrina se reproduise ? Quel a été sa position et celles de ses conseillers depuis 2000 tant sur les crédits à risque que sur ses conséquences prévisibles pour les foyers démunis dès l’augmentation des taux d’intérêt et donc du coût des mensualités ? Et puis, que veut dire le candidat Obama lorsqu’il explique que le «danger iranien est sérieux, grave et réel et que son objectif est d’éliminer cette menace» ? Ajoutant dans la foulée qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher l’Iran d’avoir l’arme nucléaire : «Tout ce qui est mon pouvoir – tout» Discours de l’AIPAC du 4 juin 2008. Il ne s’agit pas ici de discréditer le candidat mais de s’interroger sur un engouement aveugle qui risque ne nous désarmer lorsqu’il faudra interpréter soit un échec, soit une courte victoire du candidat démocrate, soit une victoire suivie d’une politique sans rupture fondamentale avec ce que nous avons connu au préalable. La couverture médiatique de Barack Obama s’effectue sur un registre strictement mythique, c’est-à-dire sur une image simplifiée que nous élaborons au sujet d’un individu, une image qui joue un rôle déterminant dans notre appréciation. En quoi consiste ce mythe au-delà des questions liées à la couleur de peau (et qui sont hélas les seules à faire débat) ? Obama rompt en réalité avec deux images fort répandues chez nous : la figure «du mauvais américain d’en haut» (Bush qui, à coups de guerres sanglantes, distribue des contrats juteux à ses amis) et la figure du mauvais américain d’en bas (l’Américain débile devant sa télévision endormi à côté d’une mitraillette M16). Avec ce seul registre simplifié comme élucidation du réel, on ne pourra qu’être déçu, quel que soit le résultat des élections de novembre.

Deux personnalités

Le soutien massif des Européens et surtout de l’Europe francophone à Barack Obama rappelle le soutien apporté à John Kerry en octobre 2004. La victoire de Bush avait brutalement révélé notre totale incapacité à situer Kerry par rapport à son adversaire, et on risque de vivre la même surprise si d’aventure McCain était élu président. Après cinq semaines de campagne intensive sur les grands réseaux de télévision ; après un mois d’octobre rythmé par plusieurs débats présidentiels et par une ou plusieurs rencontres entre les vice-présidents ; après des heures de débat consacrées à la guerre en Irak et en Afghanistan, à la sécurité nationale, à l’emploi, à l’environnement et au réchauffement climatique, à la santé et à l’éducation ; après des heures interminables de défis lancés à McCain sur son soutien à la guerre en Irak et à Obama sur ses belles promesses dépourvues de plans opérationnels ; après le passage au crible dans la presse des propos et des affirmations de l’un et de l’autre, avec à chaque fois, le lendemain, son cortège de vérifications, de précisions et de mises à jour des mensonges et des exagérations des deux candidats ; après des semaines, d’analyses et de critiques, deux individus différents vont apparaître, deux façons d’être et de croire, deux manières de penser la politique et les relations internationales, deux manières de concevoir et de comprendre les hommes et les relations sociales, deux façons d’expliquer la pauvreté et les inégalités. Deux hommes vont émerger et le choix va être bien plus compliqué pour les Américains que pour les Européens et l’image simplifiée d’Obama à laquelle ils sont tellement attachés.