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Le néolibéralisme à la sauce européenne

L’approche globale de l’économie dans l’UE s’inscrit dans la lignée du Consensus de Washington, selon lequel le développement des pays suppose plus de libéralisation du commerce, de privatisation et de dérégulation. Ces principes, qui dominent aussi l’ensemble des accords de l’OMC, forment le fil conducteur des politiques européennes dans les domaines socio-économique et commercial.

Les convictions, selon lesquelles le libre-échange et la loi du marché stimulent la croissance et augmentent le bien-être, sont profondément enracinées au sein de l’UE. Elles sont fondées sur le concept de la «main invisible» d’Adam Smith, dont la théorie, élaborée au XVIIIe siècle, sert de fondement pour rejeter toute forme de protectionnisme et toute velléité de régulation des marchés par les gouvernements. Dans ce modèle, il n’est nullement besoin d’État, puisque les marchés libres, sans entraves, fonctionnent parfaitement. Même si cette théorie a vieilli, force est de constater que son influence reste prépondérante. Ainsi, l’idée que la compétition accrue conduira automatiquement à l’adoption de méthodes efficaces de production, au vu de la volonté des acteurs privés de maximiser leurs profits, s’inscrit parfaitement dans la logique de la Stratégie de Lisbonne-Göteborg. Adoptée en 2000-2001, elle a pour objectif de «construire l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique au monde».

PIB comme unique indicateur

Tandis que le Produit intérieur brut (PIB) constitue certainement une icône controversée du monde statistique (le PIB n’est en soi qu’une simple mesure de production), tous les gouvernements et institutions de l’UE ne jurent que par lui, alors que la hausse du PIB peut témoigner d’un mal-développement. À titre d’exemple, la multiplication des tempêtes occasionnées par le changement climatique peut doper le PIB grâce à la multiplication de nouveaux investissements de reconstruction ! En clair, aussi longtemps que le taux de croissance du PIB reste une donnée déterminante pour juger de la santé économique ou du degré de développement d’un pays, l’UE sera incapable de développer de façon crédible une approche intégrée du développement durable, qui suppose à tout le moins que d’autres indicateurs sociaux et environnementaux soient pris à bord, et que le bien-être des gens ne se résume pas à la quantification de leur pouvoir d’achat.

Le «DD» sacrifié sur l’autel de la compétitivité

La présomption selon laquelle la compétitivité conduit à la croissance et à la réalisation des objectifs sociaux et environnementaux est au cœur de la Stratégie de Lisbonne, dont l’idée sous-jacente serait que ces objectifs économiques, sociaux et environnementaux peuvent s’intégrer parfaitement dans la même équation, sans qu’il n’y ait aucun conflit d’intérêt entre eux. Or le seul enjeu du combat contre le changement climatique suffit à le démentir. De fait, une conversion majeure aux technologies propres dans le domaine de l’énergie ou du parc automobile ne suffira pas pour faire face à la croissance des émissions de CO2 liées au transport. De façon générale, la promotion de l’ouverture des marchés mondiaux, ou le développement des lignes aériennes à bas prix par exemple, entrent en complète contradiction avec l’objectif de réduire les déplacements, pour combattre les changements climatiques. En bref, alors qu’une approche intégrée du «développement durable» suppose qu’on privilégie un modèle économique tourné principalement vers l’intégration régionale, voire subrégionale, plutôt que vers le marché mondial, l’UE prouve par ces quelques exemples qu’elle interprète le «développement durable» d’une manière très restrictive : le concept de développement durable étant principalement compris comme la seule promotion des technologies vertes, sans remettre en question les méthodes de production et de consommation dans une économie globale de libre-échange.

Quand le marché confisque les pouvoirs du législateur

Un autre domaine dans lequel s’imprime la théorie de la «main invisible» est certainement celui de la réglementation, pour laquelle la Commission européenne privilégie de plus les instruments «de législation douce» — comme les codes de conduite, les accords volontaires ou l’autoréglementation –, en vue d’améliorer le fonctionnement des marchés et de relever les standards sociaux, environnementaux ou de protection des consommateurs. Ainsi, avec le soutien important des forces conservatrices et libérales du Parlement européen, les instruments législatifs dits «classiques» sont de plus en plus considérés comme un fardeau pour les décideurs du marché. Ce qui ne manque pas de mettre à mal l’entièreté du processus démocratique européen de prise de décision et, singulièrement, les prérogatives législatives du Parlement européen et du Conseil. A contrario, les instruments de «législation douce», perçus comme dynamiques par les institutions communautaires, servent incontestablement les intérêts des multinationales, en ce qu’ils les protègent de règlementations publiques plus contraignantes et des pressions citoyennes.

L’esprit du Consensus de Washington dans l’UE

La mise en œuvre du Consensus de Washington Le Consensus de Washington recouvre un ensemble de directives de politique économique, rédigées par un groupe d’économistes américains, de fonctionnaires de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international dans le courant des années 1980, dont les maîtres mots sont libéralisation, dérégulation et privatisation au niveau européen prend l’allure d’une approche économique «taille unique» dont on peut identifier au moins quatre éléments principaux: 1. Politiques macro-économiques : rôle de l’État résiduaire Tandis que les politiques monétaires et de taux de change jouent un rôle majeur dans le développement économique, la trame de la politique macro-économique définie par les institutions communautaires se limite principalement à préconiser, tant sur le plan européen que national, une politique de restrictions monétaires (au moyen d’une hausse des taux d’intérêt) et budgétaires (diminution des dettes publiques). Contrairement au statut de la Réserve fédérale aux États-Unis, la Banque centrale européenne ne met pas l’objectif de la croissance et de l’emploi sur le même pied d’égalité que l’objectif de la stabilité des prix, qui en constitue sa priorité absolue. Autrement dit, en dépit du fait que le Traité de l’Union européenne mentionne explicitement que la BCE doit soutenir les politiques générales économiques de l’UE tout en préservant la stabilité des prix, celle-ci considère ces deux objectifs comme interchangeables (alors que des hausses successives des taux d’intérêt, motivées pour prévenir ou juguler l’inflation, causent également préjudice à l’activité économique, qui en appelle à des taux plus bas). Dans ce contexte, la modération salariale, réalisée grâce à la discipline des partenaires sociaux, est perçue, à l’instar des «réformes structurelles» qui visent à accroître la flexibilité du marché du travail, comme essentielle pour lutter contre l’inflation. De même, alors que le Traité de l’UE confie la responsabilité de la politique des taux de change au Conseil pour combattre les déséquilibres globaux, c’est de facto le point de vue de la BCE, selon lequel la politique des taux de change doit être décidée par les marchés, qui prime. Quant à la consolidation budgétaire, elle est devenue un but en soi, sans prendre en compte que le besoin de limiter la dette publique peut aussi entrer en conflit avec la réalisation des objectifs de Lisbonne qui en appellent à une politique intelligente d’investissements privés et publics pour faire face aux grands défis de la société, tels le changement climatique ou le vieillissement de la population. Enfin, l’Union se caractérise par une absence flagrante de coordination des politiques économiques entre des pays qui partagent pourtant la même monnaie. 2. Modèle social européen et compétition mondiale En raison d’une compétition globale plus acharnée en provenance des pays émergents, les institutions européennes n’ont de cesse de plaider pour l’urgence de la mise en œuvre de «réformes structurelles». Ces réformes économiques signifient le renforcement du marché intérieur et l’approfondissement des réformes du marché du travail, pour lesquelles la flexibilité du travail devient le maître-mot. Ainsi, les requêtes de la Commission, en vue de la suppression des mécanismes d’indexation salariale; de la différenciation accrue des salaires (notamment en ce qui concerne la législation sur les salaires minimum) ou de davantage de libéralisation dans le domaine des services… doivent être comprises dans le contexte d’une concurrence plus rude sur le marché global. Dans les faits, la suppression des «rigidités» du marché du travail ont conduit à des problèmes socio-économiques aigus auxquels il convient de faire face, à savoir : les disparités croissantes des niveaux de vie et de l’emploi en Europe et la détérioration des conditions de travail, qui s’est traduite depuis quelques années par la multiplication spectaculaire d’emplois précaires. Du reste, compte tenu que la préoccupation de l’UE de s’adapter aux pays émergents à bas salaires a supplanté la préoccupation initiale de l’UE de combler un «déficit de productivité» en comparaison avec le marché des États-Unis, il est permis d’être particulièrement inquiet sur l’avenir du modèle social européen. Plutôt que d’analyser les conséquences sociales et environnementales de la globalisation, et de recadrer le cadre macro-économique et commercial en conséquence, l’UE s’enferme dans un discours dithyrambique sur ses bienfaits, où c’est in fine le modèle social européen qui est sommé de s’ajuster sur ses exigences, et non l’inverse. Enfin, au cadre macro-économique général élaboré par l’UE, où les travailleurs sont la variable d’«ajustement» au processus de mondialisation, s’ajoute une autre difficulté, liée aux pouvoirs dévolus aux institutions européennes dans le Traité de l’UE. En vertu du principe de subsidiarité, les politiques sociales demeurent principalement dans le giron des compétences nationales. En s’abritant contre toute incursion des institutions communautaires dans des politiques qui ont contribué à forger l’identité étatique, les pays ont clairement marqué les limites de l’intégration européenne. Le revers de la médaille étant en effet que l’UE est loin de disposer d’instruments aussi efficaces que ceux utilisés pour atteindre les objectifs plus économiques de l’UE, tels que la politique de concurrence, le Pacte de stabilité et de croissance ou les critères de convergence auxquels les États membres ont dû répondre pour faire partie de l’Union économique et monétaire. Sans objectifs contraignants, assortis d’un mécanisme de sanction si ces objectifs communs ne sont pas atteints au niveau national, les préoccupations sociales à l’échelle européenne ne peuvent en l’occurrence également être valablement défendues. 3. Une souveraineté fiscale corsetée par les règles du marché intérieur La politique fiscale est un instrument-clé pour mettre en œuvre la Stratégie de Lisbonne-Göteborg. Elle contribue au financement des dépenses publiques et à la redistribution des revenus. Elle constitue un instrument de régulation économique capable d’influencer la consommation ou les modes de production. De même, la fiscalité environnementale constitue un instrument flexible pour faire face au changement climatique, pour appliquer le principe du pollueur-payeur ou pour réussir à réduire la pollution à la source. Les potentialités qu’offre la politique fiscale restent malheureusement largement inexploitées à l’échelle européenne, en raison de la règle de l’unanimité au Conseil sur ces matières. Ainsi, la fiscalité environnementale est un instrument sous-utilisé, notamment dans certains secteurs clés de l’économie, tels que l’agriculture, le transport et l’énergie, pour lesquels les impacts négatifs sur l’environnement et la santé publique sont actuellement considérables. En outre, quoique la politique fiscale relève de la compétence nationale, la souveraineté étatique n’en est pas moins corsetée. De fait, elle ne peut s’exercer que dans les marges imparties par le Traité de l’UE, à savoir qu’elle ne peut entraver la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux et fausser le libre jeu de la concurrence. Autrement dit, à l’instar du régime qui prévaut pour les aides d’État, dont le contrôle fait partie intégrante de la politique communautaire de concurrence (le traité instituant la Communauté européenne interdit les aides d’État qui faussent ou menacent de fausser la concurrence au sein du marché commun Il s’agit de l’article 87.1 CE ), les règlementations fiscales des États membres ne peuvent constituer des obstacles aux échanges. Au vu de ce cadre fiscal européen, surgissent deux problèmes majeurs. En premier lieu, la règle de l’unanimité appliquée au Conseil empêche l’adoption d’une approche stratégique commune de la taxation environnementale à l’échelle européenne, qui s’impose pour au moins deux raisons. Premièrement, le développement durable étant un objectif transversal de l’Union, il convient de lui donner les moyens de poursuivre ses objectifs environnementaux, au moyen de l’outil fiscal. Deuxièmement, une coordination fiscale sur le plan européen est plus à même d’élargir les marges de manœuvre des États membres dans l’établissement de leurs propres objectifs environnementaux, vu que les États auraient moins à craindre d’une concurrence fiscale environnementale déloyale. En second lieu, si l’UE veut être crédible dans la poursuite d’une politique fiscale favorable à l’emploi et à l’environnement, elle devrait théoriquement plaider pour un glissement de la taxation du travail vers la taxation de la dégradation environnementale. Mais la réalité est tout autre. En vue de réaliser le marché intérieur et d’accroître la compétitivité internationale des opérateurs européens, la Commission propose, en matière d’imposition des sociétés, l’instauration d’une assiette fiscale commune, sans coordination minimale des taux des entreprises. Ce qui revient, de facto, à favoriser la concurrence fiscale entre États sur les taux d’imposition des entreprises. À ce stade, il faut rappeler que la concurrence fiscale, issue de la globalisation, a déclenché depuis les années 1980 des changements fondamentaux dans la structure de l’imposition dans l’UE. Le mécanisme est bien connu : les États membres se font concurrence pour attirer le capital et les entreprises et préfèrent donc ne pas les taxer trop lourdement. En conséquence, le fardeau fiscal s’est déplacé de plus en plus vers les facteurs de production non mobiles, particulièrement le travail qui est une base d’imposition facile et relativement stable, en évitant les facteurs de production plus mobiles (multinationales, capital financier, travailleurs hautement qualifiés). Il s’ensuit que la plupart des États membres de l’UE ont réduit l’impôt des sociétés dans les années 1990, qui varient habituellement dans une fourchette moyenne de 28 à 35%. En résumé, ces exemples dans le domaine de l’impôt des sociétés et de la fiscalité environnementale illustrent le caractère «non durable» de la politique fiscale européenne et l’impossibilité, dans ces circonstances, d’atteindre de manière efficace les buts assignés par la Stratégie de Lisbonne-Göteborg, s’il n’y a pas entre autres : — de stratégie européenne sur la fiscalité environnementale; — d’assiette fiscale consolidée sur l’imposition des sociétés en Europe, mais aussi, d’un taux minimum d’imposition des sociétés, de façon à éviter les effets négatifs d’une compétition nuisible entre États membres. 4. Des marchés financiers de plus en plus en roue libre La réalisation de la stratégie de Lisbonne-Göteborg suppose que les marchés financiers assurent le financement effectif des investissements à long terme. Aujourd’hui, dans le domaine de la finance internationale, une source majeure de préoccupations provient notamment du développement de modes d’investissement alternatifs — les fonds spéculatifs (hedge funds) et les actions non cotées (private equities) –, dont la croissance colossale en Europe et à travers le monde présente non seulement un énorme risque systémique pour la stabilité du système financier international, mais aussi pour la bonne mise en œuvre de la Stratégie de Lisbonne-Göteborg. En effet, vu qu’ils sont régis par une stratégie de profit à court terme, ces formes d’investissement à haut risque représentent des risques majeurs pour l’économie, notamment pour les PME familiales et entreprises de taille moyenne, ainsi que les salaires et les conditions de travail, qui risquent d’en faire les frais. En outre, il ressort que la grande majorité des fonds spéculatifs et des actions non cotées sont établis dans des centres extra-européens pour des raisons fiscales ou de faible réglementation.

Approche à taille multiple

Le primat accordé à la politique de concurrence au sein de l’Union européenne explique en quoi elle a été incapable jusqu’à maintenant de mettre en œuvre une régulation macro-économique favorable à l’emploi, sans hypothéquer l’avenir de la planète. Vu les nombreux effets collatéraux qu’elle occasionne pour l’humanité, l’Union européenne se doit d’abandonner son approche «taille unique» de la croissance, balayant l’idée que d’autres voies économiques ont existé ou peuvent être explorées pour atteindre la prospérité. De même, face à une planète «limitée» en ressources, le mythe de la croissance illimitée doit être démantelé, tandis que d’autres critères doivent impérativement entrer en ligne de compte pour évaluer le degré de développement ou de santé économique d’un pays, qui est loin de se résumer à quelques critères d’ordre monétaire ou budgétaire. C’est en démystifiant les valeurs sur lesquelles repose le modèle économique européen qu’un autre cadre macro-économique européen pourra être défini. C’est à ce moment-là que le concept de «développement durable», dont s’inspire la stratégie de Lisbonne-Göteborg, pourra enfin trouver ses lettres de noblesse.