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Le studio télévisé et la violence symbolique

Alexandre Lacroix a vécu un traumatisme. Le 12 mars dernier, Alexandre Lacroix participe à un débat qui suit la diffusion du documentaire de Christophe Nick, « Le Jeu de la mort » sur France 2. Ce film veut dénoncer la toute puissance de la télévision, et en particulier celle de l’animateur, en adaptant l’expérience de Milgram Dans les années soixante le psychologue social Stanley Milgram mesure par des tests le pouvoir du scientifique et la faculté de désobéissance face à des ordres normalement inacceptables à un jeu télévisé où des candidats sont poussés à envoyer des décharges électriques de plus en plus puissantes à un concurrent (joué par un comédien) qui ne donne pas les bonnes réponses aux questions. On a beaucoup débattu sur l’expérience elle-même et sur le film qui, reprenant les recettes de ce qu’il veut dénoncer, n’était pas sans ambiguïté dans sa relation avec les personnages de l’émission mais aussi avec les téléspectateurs. Ce qui nous intéresse, c’est le débat qui suit et qui doit précisément porter sur le pouvoir de la télévision. Alexandre Lacroix, romancier et philosophe, rédacteur en chef de la revue Philosophie Magazine se trouve donc sur le plateau de France 2 en compagnie de quelques autres invités sous la houlette de l’animateur Christophe Hondelatte qui, à lui tout seul, personnifie sans doute le mieux aujourd’hui l’arrogance, le narcissisme et le racolage télévisé. Dès le départ, Hondelatte joue l’intimidation et voulant montrer «qui est le patron», tient absolument à faire avouer à un des candidats du jeu, présent sur le plateau, qu’il est homosexuel alors que celui revendique le respect de la vie privée. L’assistance, mal à l’aise se tait, seul Alexandre Lacroix s’insurge : «Tout le monde plie, parce que le plateau de télévision est un dispositif coercitif au centre duquel le présentateur a le pouvoir». Lequel présentateur explose, menace Lacroix : «Tu sors, tu dégages, pas de ça dans mon émission», rugit le bouillant Hondelatte. L’altercation est d’une violence inouïe. Lacroix ne cédant pas, l’émission finit par se poursuivre mais dans la confusion. Pendant les jours qui suivent, Lacroix, qui se prépare à publier une tribune retraçant l’incident dans Libération fait l’objet de pressions incessantes – et quasi mafieuses – du petit monde de l’audiovisuel et de ses affidés pour empêcher la publication de l’article. Cette nouvelle vague de violence incite Alexandre Lacroix à publier un petit pamphlet Le Téléviathan Comme le rappelle Lacroix, Thomas Hobbes, le philosophe anglais nommait «Léviathan», l’État, en référence à un monstre marin de l’ancien testament (Café Voltaire, Flammarion). Dans la première partie, il revient en détails sur les manœuvres pour le faire taire par ceux qui se revendiquent précisément de la liberté d’expression et sur l’influence qu’ils exercent sur son propre milieu. Le mécanisme à l’ouvrage n’est pas neuf mais il est impressionnant. Dans une deuxième partie, nettement plus banale, Lacroix passe (très) rapidement en revue les arguments des critiques les plus acerbes de la télévision, de Popper à Bourdieu et de Chomsky à Baudrillard en passant par Stiegler. À vrai dire, rien de bien neuf ni de très convaincant dans cette brève synthèse. Lacroix est intéressant quand il revient à son sujet : «Le Téléviatan, écrit-il, a une arme redoutable à sa disposition : il possède le quasi-monopole de la violence symbolique Comme disait justement Bourdieu (NDLA). Ce qui signifie qu’il peut asseoir ou détruire la réputation de quiconque en quelques jours, s’il le souhaite. Il peut annuler votre crédibilité, broyer votre image, vous ridiculiser ou vous bannir s’il y a intérêt.» Mais il y a aussi le lieu de cette violence symbolique, cette image, dont Lacroix parle peu, mais qui est essentielle : le plateau de télévision où règne en guide suprême l’Animateur. Le sens de l’image du studio télévisé n’a d’égal que celui du tribunal, de la chaire de vérité, voire de l’échafaud. Le plateau de télévision incarne à lui seul la toute puissance de l’Animateur (qui souvent se veut aussi journaliste) qui se prend tout à tour pour le procureur, le prédicateur ou le bourreau. Il somme l’homme politique de répondre par oui ou par non à une question complexe, il force aux aveux tel ou tel auteur de péché véniel ou non, il dévoile la vie privée de ses interlocuteurs. Le studio de télévision a ses ors comme le prétoire ou la cathédrale : les projecteurs qui aveuglent, le maquillage qui étouffe, le dispositif qui encercle les participants dominés par le maître de céans. Et rares sont ceux qui, comme Alexandre Lacroix, se rebelle contre le Téléviatan.