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Le viaduc Herrmann-Debroux pour ou contre Bruxelles ?

viaduc herrmann debroux
viaduc herrmann debroux
A chaque hoquet d’une infrastructure du réseau routier bruxellois, les mêmes polémiques font rage. Certains dénoncent l’incurie des pouvoirs publics et leur incapacité à assurer l’entretien des ouvrages. Ils annoncent le chaos, les embouteillages monstres et si on continue comme ça, la paralysie de l’économie, la fuite des entreprises. De l’autre côté, certains rappellent que la ville est envahie par l’automobile, que la pollution atmosphérique et les effets sur le climat sont de plus en plus inquiétants, de même que les effets sur la santé. Alors, que fait-on ?

La situation est devenue si tendue parce qu’on a occulté la cause : la croissance de la mobilité. Elle a augmenté de 500% depuis 1960 en Belgique. En d’autres mots, chaque Belge parcourt 5 fois plus de km qu’en 1960 ! Et pendant ce temps, l’offre de transport public s’est plutôt contractée, mais le nombre de kilomètres parcourus en voiture a, quant à lui, augmenté de 850% ! Comment s’étonner que les heures de pointe soient chargées ? Depuis des décennies, on se met la tête dans le sable. Par les choix urbanistiques de ces 4 dernières décennies, on a organisé l’étalement de l’habitat sur tout le territoire et les tentatives de recentrer les nouvelles constructions sur les noyaux urbanisés ont été battues en brèche par les modifications récentes du Code wallon d’aménagement du territoire : tant des propriétaires de terres agricoles que leurs relais politiques traditionnels ont refusé cette approche.

Parallèlement à cet étalement, les ministres des Travaux Publics successifs ont mis en œuvre dès les années 1960 un réseau autoroutier entre les villes et même à l’intérieur des villes, réseau qui était sensé résoudre les problèmes de trafic. En réalité, ces infrastructures ont accentué les problèmes en favorisant l’exode de la classe moyenne hors des villes dont le cadre de vie se dégradait (entre autres à cause de l’envahissement par l’automobile). Actuellement, un emploi sur deux à Bruxelles est occupé par quelqu’un qui n’y habite pas (ou plus !).

Facteur aggravant, depuis deux décennies, le niveau fédéral favorise fiscalement les voitures de société qui représentent actuellement environ 11% du parc automobile belge et, par ailleurs, les études ont montré que ces bénéficiaires sont plus nombreux dans la couronne autour de Bruxelles, la zone RER en d’autres termes. Qui imagine un seul instant que ces conducteurs qui bénéficient souvent de carte de carburant et de parking à destination vont sauter dans le futur RER ? Est-ce que leur demande ne serait pas plutôt que, grâce au RER, les routes soient moins chargées ?

Or, c’est l’argument des protecteurs de nos tunnels et viaducs de plus en plus obsolètes: on ne peut se passer de ces ouvrages tant que le RER n’est pas là. Rappelons d’abord que si l’offre de 3 trains par heure s’arrêtant dans l’ensemble des gares de la zone RER est en attente de l’achèvement de la mise à 4 voies des axes, l’offre à l’heure de pointe reste importante. Rappelons aussi que si le RER a du retard, les mesures d’accompagnement prévues dans le même accord sont passées aux oubliettes : elles concernent des actions à prendre en matière de gestion du stationnement et en particulier sa limitation dans les quartiers de bureaux, la création de sites propres pour les transports en commun et enfin la dissuasion du trafic de transit dans les quartiers.

L’autre préalable exigé par certains avant toute réduction de la capacité routière est l’existence d’alternatives à la voiture. Et pourtant, les derniers événements conjuguant grève et fermeture du viaduc ont mis en évidence une fois de plus que la mobilité alternative existe et est très sollicitée quand il le faut vraiment : plateformes de partage et d’échange, vélos d’entreprise, etc.

On doit constater que dans certaines villes les modes alternatifs à la voiture sont déjà très présents. Prenons le vélo par exemple : 35% de part modale à Copenhague et une ambition d’atteindre 50% en 2020 ! Puisque ce n’est pas la météo qui explique ce score, on pourrait penser qu’il y a une tradition du vélo dans cette ville. En réalité ce n’est pas si simple, Copenhague comme toutes les villes a vu le nombre de cyclistes divisé par 8 entre 1950 et 1970. Le résultat actuel est lié à une politique volontariste en faveur de la bicyclette et les actions en cours sont impressionnantes : un réseau de 300 km de super-pistes cyclables composé de 26 itinéraires de 7 à 20 km chacun en vue d’améliorer la sécurité et la continuité des trajets à vélo[1].

La leçon qu’on peut en tirer, c’est que les alternatives se construisent, qu’elles prennent du temps et surtout demandent du courage parce qu’elles impliquent des choix difficiles de répartition de l’usage de l’espace public. A Bruxelles, les modes actifs comme on appelle aujourd’hui la marche et le vélo et les transports publics ont vu leur espace vital diminuer d’année en année depuis 1950 : trottoirs rétrécis, alignements d’arbres supprimés, places occupées par du parking, pistes cyclables sacrifiées, trams et bus bloqués dans les embouteillages, bruit et air pollué réduisant le plaisir d’aller à pied, etc.

Donc, si l’on veut réellement le développement d’alternatives, il faut y consacrer l’espace et prendre des décisions volontaristes pour répartir cet espace disponible d’une manière plus équitable en reprenant de la place à la voiture.

Et, on revient au viaduc Herrmann-Debroux. Parce que l’espace occupé par la voiture provient entre autres du volume de la navette quotidienne entre Bruxelles et son hinterland. Regardons les chiffres. Si seuls 32% des déplacements internes à Bruxelles sont réalisés en automobile, plus de 60% des déplacements « entrants et sortants » de la Région bruxelloise se font en voiture. On a calculé que 57,7% de l’espace de la voirie bruxelloise est dédié à l’automobile. Signalons d’ailleurs à ceux qui se sentent persécutés par la politique actuelle de réduction de cet espace, que celle-ci n’a diminué que de 2,9% en 10 ans !

La part de la navette dans la problématique de la mobilité bruxelloise est donc réelle et les grandes infrastructures de pénétration en ville y ont leur part de responsabilité, en particulier celles qui dépassent le ring : tunnel Léopold II, autoroute E40 jusqu’au tunnel Cortenberg et viaduc Herrmann-Debroux. La suppression du viaduc Reyers n’a pas réduit le trafic entrant, on est dans un autre cas de figure.

L’enjeu est donc de calibrer à la baisse progressivement la capacité d’arriver à Bruxelles en voiture en renforçant toutes les alternatives, tant en transport public qu’à vélo ou avec le co-voiturage, de plus en plus aisé avec les applications informatiques.

Une question doit donc être tranchée avant qu’il ne soit trop tard : va-t-on engloutir des centaines de millions d’euros pour consolider tous ces tunnels et viaduc de 50 ans d’âge pour leur donner une nouvelle vie de 30 ans minimum ou va-t-on consacrer ces budgets à la mobilité de demain, celle qui donne priorité au trafic justifié par des raisons économiques ou sociales, trafic aujourd’hui victime de l’égoïsme de ceux qui refusent les alternatives à leur disposition.

Construisons-nous l’avenir de la ville en relançant ces ouvrages hérités des Golden Sixties ? Il s’agit d’une question fondamentale : la mobilité telle qu’elle se développe aujourd’hui, est-elle tenable en relation avec les dépenses qu’elle génère, l’énergie dont elle a besoin, le temps qu’on y consacre, l’espace qu’elle dévore, l’air qu’elle dégrade ? Les objectifs que la Région se donne depuis le plan IRIS 1 (1998) de réduire la circulation de 20% ne sont jamais atteints pour une raison évidente : les actions préconisées dans ce plan restent dans la même logique de protéger tous les modes, sans se donner de priorité volontariste. Et concrètement, la circulation automobile continue à engloutir l’essentiel des budgets.

Un concept difficile à faire accepter mais essentiel dans ce débat est celui de l’évaporation du trafic. Parce qu’en réalité, la circulation ne répond pas à la logique des modèles de trafic : ceux-ci répartissent par vases communiquant les flux de circulation entre les voiries modélisées et diminuent la congestion dans l’hypothèse où un ouvrage d’art augmente la capacité d’un axe. La réalité est plus complexe. Chaque augmentation de capacité attire du trafic et en génère un nouveau : c’est le trafic « induit ». Le retour de la congestion quelques temps après la mise en service de ces ouvrages est inévitable. Inversement, de nombreux cas concrets ont mis en évidence que la réduction de capacité des voiries produit un phénomène qu’on peut appeler « trafic déduit » et donc moins de pression automobile sur la ville. Ce n’est un paradoxe qu’en apparence. Certains appellent cela l’évaporation du trafic. Tant que l’on n’aura pas admis cette réalité, on entendra des demandes d’investissement en routes et en parkings supplémentaires.

Ces constats sont anciens : Robert Cervero a développé le principe de la « triple convergence » qui met en évidence que la création d’une infrastructure routière va générer trois phénomènes qui auront pour effet de retrouver rapidement à l’heure de pointe un niveau d’équilibre semblable à celui qui préexistait : des conducteurs se dirigeront vers cette nouvelle infrastructure (convergence spatiale), d’autres se rapprocheront de l’heure de pointe pour effectuer leur trajet (convergence temporelle) et, enfin, certains utilisateurs des transports en commun passeront à l’usage de la voiture pour gagner du temps (convergence modale). Le résultat est évidemment le retour à un même niveau de saturation. Ces théories sont reprises dans une étude de synthèse du Service d’études sur les transports, les Routes et leurs aménagements du Ministère français de l’Écologie. Ces considérations ne sont pas des idées théoriques sans fondement, mais reposent sur des recherches, des enquêtes, des observations, des études développées depuis plus d’un demi siècle. Et quelles que soient les villes où ces constats sont faits, les conclusions sont convergentes : en moyenne on y mesure 11% de trafic en moins.

Alors en définitive, qu’est-ce qui bloque ? Les membres du Gouvernement bruxellois se sont pratiquement tous prononcés pour une fermeture du viaduc Herrmann-Debroux, mais la décision, c’est pour plus tard ! C’est-à-dire quand ils ne devront plus prendre eux-mêmes cette décision courageuse ? Certains de ces Ministres déclaraient déjà en 2005 : « Nous allons fermer le viaduc ». Qu’ont-ils fait pour préparer ce scénario inéluctable ? Des études, des groupes de travail, des échéanciers, des budgets ? Rien. Au contraire, sous la pression (l’hystérie) médiatique, le Gouvernement annonce fièrement qu’il a décidé de rénover tous les tunnels bruxellois, à commencer par le très contestable tunnel Léopold II. Et que pour la question des fermetures, on verra plus tard. Est-ce bien sérieux ? Si on considère que cet ouvrage fait partie d’une autre époque, qu’il crée une coupure dans la commune d’Auderghem, alors qu’un carrefour à feu à hauteur du boulevard du Souverain doit permettre de répartir un trafic raisonnable dans le cadre d’un aménagement urbain, alors, il faut dès à présent orienter les budgets non vers la réparation mais vers les études préalables et les travaux allant dans ce sens. Toute décision visant à remettre de l’argent dans ce type d’ouvrage nous fait reculer de 30 ans !

[1] Héran, Frédéric, 2015. Le retour de la bicyclette, La Découverte