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Les cocus de la République

En cette fin de mois d’avril 2017, l’affiche pronostiquée par les sondeurs et relayée par les médias depuis plusieurs mois en France trouve enfin matérialité : les citoyens ont exercé leur devoir démocratique et ont choisi Emmanuel Macron et Marine Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle. En d’autres termes, le vote démocratique nous laisse le choix entre le néo-libéralisme coupable et le nationalisme honteux.

Depuis l’annonce du résultat du vote du 23 avril, l’ensemble de la classe politique et médiatique appelle à voter Emmanuel Macron pour faire barrage à Marine Le Pen : un scénario préparé depuis la surprise du 21 avril 2002, et auquel l’ensemble de la classe politique s’attendait sans aucune fébrilité. Il est d’ailleurs à noter que la présence de Marine Le Pen au second tour en 2017 n’a absolument pas le même impact que celle de son père, 15 ans plus tôt : annoncée depuis plusieurs mois, elle est simplement le déclencheur d’un certain nombre de réflexes plus ou moins intelligents.

Le candidat pour lequel j’avais voté n’est pas au second tour : qu’à cela ne tienne, c’est précisément le jeu du vote démocratique. Lorsque l’on accepte les règles de ce jeu, il faut aussi savoir accepter de perdre, si possible avec dignité. Cette dignité fait précisément partie des règles républicaines : cependant, comme elle semble précisément absente du comportement de certains politiques depuis l’annonce des résultats, on se demande bien pourquoi les citoyens devraient, eux, l’exercer. Pour le dire vite, nous voici donc pris en otage entre une politique néo-libérale qui sera enfoncée dans la gorge des citoyens avec le soutien d’une grande partie des partis traditionnels, et le spectre fantomatique d’un discours à tendance fascisante qui, s’il a été rendu plus acceptable par la ligne Philippot, n’en reste pas moins présent au Front National.

Je suis un électeur de gauche, qui croit encore que le but de la gauche n’est pas de s’adapter aux conservatismes sociaux et économiques, mais de les transformer pour réinventer sans cesse des formes de société nouvelles, adaptées aux défis d’aujourd’hui. Je suis un électeur de gauche qui pense que le réalisme économique y a toute sa place, et qu’il doit soutenir d’abord les petites et moyennes entreprises, avant que de faire des cadeaux aux multinationales financiarisées. Je suis un électeur de gauche qui pense que l’écologie n’est pas un problème de bobo, pour reprendre les propos délétères de Ruth Elkrief, mais que cette cause doit permettre de prévenir les famines et les guerres de demain, tout en créant de l’emploi et de l’innovation. Je suis un électeur de gauche qui pense que l’éducation et la culture sont des causes prioritaires, et qu’il s’agit de pouvoir former des citoyens éclairés au sens critique de l’exercice social et économique, de manière pragmatique, mais avec une vision capable de changer les choses. Bref : un idéaliste sincère, qui conserve ses pieds sur terre, mais avec la tête dans les nuages, le tout nourri par un ensemble de lectures et de rencontres.

Aujourd’hui, je me sens pris en otage. Je me sens pris en otage, parce que l’on me somme de voter Emmanuel Macron au second tour. Ou plus précisément : de faire barrage à Marine Le Pen, ce qui revient à peu près au même, au final. Je me sens pris en otage, parce qu’on me demande en plus d’aimer mon preneur d’otage et de lui assurer la victoire la plus large possible. Je me sens pris en otage, et on essaie d’inoculer en moi un syndrome de Stockholm insidieux, dangereux et sans doute, je n’ai pas peur de le dire, extrêmement néfaste à moyen terme. Seulement voilà, je n’ai pas le choix. Je suis pris en otage, et mon preneur d’otage est charmant. Il a le sourire bienveillant du collègue de boulot avec qui vous partagez votre café. Il est, malgré tout, un poil plus fréquentable que Marine Le Pen, c’est vrai.

Aujourd’hui, je me sens en colère. Je me sens en colère, parce que je suis en pleine dissonance cognitive, et que cette dissonance cognitive collective semble avoir été orchestrée de longue date. Pas besoin d’être un chercheur en sciences humaines et sociales (ce que je suis pourtant) pour comprendre que la candidature d’Emmanuel Macron, dont les discours commencent à révéler leur vide, est une formidable opération marketing d’envergure nationale. Pas besoin d’être scientifique pour comprendre que l’opération a été vraisemblablement menée avec l’adoubement tacite de l’Élysée, avec en parallèle un affaiblissement volontaire du candidat du Parti socialiste et, disons-le, une opération de déstabilisation du candidat de la France insoumise dans les deux dernières semaines de la campagne du premier tour. Pas besoin d’être détective pour comprendre qu’en fait, nous allons probablement assister à la réélection du hollandisme, cette fois à visage découvert.

Je suis en colère, parce que partout, sur les réseaux sociaux notamment et sur les plateaux de télévision, la réflexion et la pensée critique sont désormais interdites. Citoyens français, marchez comme un seul homme vers les urnes et battez le plus largement possible Marine Le Pen – qu’importe si cela donne une large légitimité à un homme qui a déjà fêté son accession au pouvoir le soir même du premier tour, dans une brasserie parisienne. Citoyens français, taisez-vous et bannissez le Front national, ou devenez les infects complices du fascisme. Citoyens français, ne réfléchissez plus au premier tour, oubliez les luttes d’appareil et les questions de valeur ; mettez de côté tout ce pour quoi vous avez toujours combattu, et devenez les complices de la peste néolibérale qui, sous couvert d’une hypothèse du « trickle down » désormais enterrée, poursuivra son entreprise de paupérisation des classes populaires et moyennes. Citoyens français, n’exercez pas votre pensée critique, pas maintenant : si vous osez réfléchir à ce qui est en train de se passer, vous serez les marchepieds de l’extrême droite – celle qui, précisément, vous somme elle aussi de ne pas réfléchir, mais bon, pour elle, c’est différent. En somme, nous revenons à l’allégorie du bon et du mauvais chasseur, popularisée en son temps par des humoristes bien connus, malgré leur nom.

Je suis en colère, parce qu’aujourd’hui, je n’ai pas le droit de dire que je rejette les modèles de société de ces deux candidats. Je suis en colère, parce qu’aujourd’hui, je n’ai pas le droit d’oser chuchoter le fait que la politique du premier est la cause de l’ascension de la seconde. Je suis en colère, parce que le simple fait d’évoquer ces sujets, études à l’appui, chiffres en main, lectures brandies, est maintenant une offense faite aux fondamentaux même de la République. Je suis en colère, pas parce que mon candidat a perdu (les règles du jeu sont très claires), mais parce que l’illusion du renouvellement a gagné, et qu’elle poursuit son irrésistible jeu de dupes. Je suis en colère, parce que les parangons du renouvellement politique s’appellent désormais Gérard Collomb, François Bayrou, Daniel Cohn-Bendit ou Robert Hue. Je suis en colère, parce que ce sont ceux qui ont conduit les politiques de déstructuration méthodique de l’État et de précarisation de bon nombre de mes concitoyens qui soutiennent aujourd’hui, sans même plus avoir à se cacher, un programme vide de sens qu’ils pourront nourrir à l’envi. Je suis en colère, parce que j’ai déjà vécu cette scène, et qu’à l’époque on m’avait promis des lendemains qui chantent, et des leçons à tirer de l’accession au second tour du Front national. Sauf qu’à l’époque, l’alternance politique, quoique de plus en plus balbutiante, avait encore un sens philosophique et idéologique. Être de droite ou de gauche signifiait quelque chose, alors qu’aujourd’hui, le schisme semble petit à petit s’articuler autour d’un souverainisme étatiste d’un côté et d’un mondialisme financiarisé assumé de l’autre.

Pendant que la Bourse de Paris frémit déjà d’impatience, que le Code du travail vit ses derniers mois et que le troisième tour social semble gronder, je repense au 21 avril 2002. L’irruption de Jean-Marie Le Pen au second tour, face à un Jacques Chirac ulcéré par le Front national, avait été un choc extrêmement violent. Je m’en souviens, parce que j’avais 22 ans, et que j’avais eu peur. J’avais eu peur, sincèrement. Peur d’un régime fasciste, peur de la fin de la démocratie, peur d’un vote que je refusais de croire et de comprendre. Je ne pouvais me résoudre au fait qu’autant de mes concitoyens étaient de dangereux racistes. Entretemps, je me suis documenté, et j’ai compris que le Front national avait d’abord grossi chez les oubliés de la mondialisation, ceux-là même dont le néolibéralisme détruit la vie quotidienne, tout en les montrant du doigt pour l’expression même de leur vote contestataire. Aujourd’hui, j’ai bientôt 37 ans, et je me souviens des promesses. Il y aurait un avant et un après, martelait-on sur les plateaux de télévision. La gauche et la droite allaient tirer les leçons amères de ce choc national ; Jacques Chirac allait gouverner en conséquence et adopter les politiques qui s’imposeraient. Il fallait voter, tous ensemble, pour sauver la République – et croire, la main sur le cœur, en la sincérité du président Chirac. J’ai fait tout ce qu’on m’a demandé, sans aucune once d’hésitation. Le Front national ne passerait pas, et encore moins en la personne de Jean-Marie Le Pen.

Le 23 avril 2017, j’ai un goût amer dans la bouche. On me refait la même scène. On me dit que cette fois, ça va être différent. J’ai l’impression d’être celui qu’on a trompé une seconde fois, après avoir donné une seconde chance à ce qu’on appelle parfois un peu vite « le système », sans vraiment comprendre tout ce que cela représente. J’ai l’impression d’être le cocu de la République, sauf que je ne suis plus étonné, et que je m’y attendais. J’avais été trompé une première fois, une seconde fois pouvait donc arriver. En tant que citoyen, je suis donc coupable sans doute. Coupable d’avoir fait confiance aux deux partis qui ont, pendant les quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, exercé les mêmes politiques économiques, à quelques rares exceptions près. Je suis coupable d’avoir pensé que tout allait changer, que la mondialisation heureuse était possible, et que le dogme néolibéral n’était peut-être, finalement, pas si pire que cela. Je suis coupable d’avoir cru, et j’ai pêché par naïveté, parce que je crois en la chose politique, lorsqu’elle est dignement menée, dans le plus pur respect du mandat remis par les citoyens aux hommes politiques qui, rappelons-le, sont d’abord et uniquement des primus inter pares.

J’ai avalé toutes les couleuvres et succombé à chaque doxa méthodiquement confectionnée par un écosystème médiatique et politique qui semble, aujourd’hui plus que jamais, fonctionner de manière de plus en plus poreuse. Je suis en colère, mais je suis aussi triste. Je suis triste, parce que mes chers concitoyens n’ont rien vu – ou ont cru, une nouvelle fois, que les choses allaient être meilleures, cette fois. Je suis triste, parce que je vais devoir, la mort dans l’âme, voter pour Emmanuel Macron. Je suis triste, parce que je vais devoir, pour ce corps malade de son système politique qu’est devenue la France, préférer l’inoculation d’un virus soignable mais douloureux, à la violence abjecte d’une maladie nosocomiale destructrice. Je suis triste, parce que je pense à mes amis, qui souffriraient directement d’une accession au pouvoir de Marine Le Pen. Je suis triste, parce que je pense à mes autres amis, qui vont mécaniquement souffrir de la politique néolibérale menée sous Emmanuel Macron.

Je suis triste, et j’ai peur. J’ai peur, parce qu’Emmanuel Macron gouvernera probablement avec une Assemblée nationale recomposée et multicolore, en piochant allègrement au centre, chez Les Républicains et au Parti socialiste. J’ai peur, parce que la Vème République risque de ne pas survivre à cette coalition de grande échelle non pas, cette fois, en raison d’un projet apaisé et positif de VIème République, mais à cause d’une crise de confiance et de collusion sans précédent dans l’histoire de notre système politique. J’ai peur, parce que je sais qu’en 2022, face à ce bloc informe social-libéral-conservateur, sans plus aucune identité politique, la seule opposition qui pourra se matérialiser sera aux extrêmes de l’échiquier politique. J’ai peur, parce qu’en votant pour Emmanuel Macron, je sais que je risque de préparer les conditions de l’accession au pouvoir, inéluctable et sans concession, du Front national pour les prochaines échéances présidentielles.

Je suis terrorisé par les impensés sociétaux, économiques et politiques, et ils ont été légion. Pendant le second tour, ne plus penser est la clé de tout, et même la condition sine qua non. Dans le même temps, j’ai plus que jamais envie et besoin de m’engager politiquement, au niveau local, en tant qu’homme et en tant que père. Je n’ai plus le droit d’être le simple observateur qui aimerait agir mais n’ose le faire. Je n’ai plus le droit d’être le cocu passif qui, d’élection en élection, espère benoîtement un avenir meilleur sans y contribuer autrement que par une crédulité qui ne me rend que plus complice. Il est grand temps de montrer, pour chacun d’entre nous, que la chose politique peut se réaliser à des niveaux multiples, et qu’elle se fait d’abord pour et avec les citoyens. Nous avons trop longtemps décidé de la confisquer à nous-mêmes, en croyant l’expertise bienveillante des hommes en col blanc. Nous voici forcés à repousser la bête immonde en votant pour ceux qui la nourrissent avec régularité depuis si longtemps. Peut-être n’avons-nous pas d’autre choix pour ce qui est des urnes ; mais dans notre vie quotidienne, nous l’avons encore. N’oublions pas que beaucoup d’actes sont des actes politiques : créer une entreprise, monter une association ou lancer une initiative sont autant de gestes qui font sens, bien au-delà des moments médiatiques que sont devenues les élections à retentissement national. Peut-être faut-il simplement, maintenant, préparer une vie politique d’un nouveau genre, loin des urnes. Peut-être faut-il, après avoir voté une dernière fois contre Marine Le Pen, faire en sorte que nous n’ayons plus jamais à être les dindons idiots d’une farce abjecte. Peut-être faut-il, tout simplement, ne plus regarder les autres faire de la politique, mais refaire du politique un acte noble et élémentaire de la vie en société.