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Les gens du piétonnier

Un dimanche de printemps. Le temps hésite à se montrer vraiment clément. Cela n’entrave pas les déambulations de la foule mélangée qu’on croise d’habitude sur le piétonnier. Les escaliers de la Bourse sont occupés par les spectateurs  d’une compagnie de cirque de rue qui improvise quelques numéros.

Un homme commence à haranguer cette foule. Il est torse-nu. Son air dur et son phrasé incohérent impressionnent quelques touristes qui sortaient de l’exposition de photos se tenant dans le bâtiment. Dans un mouvement de survie, ils retournent aux caisses et demandent qu’on prévienne la police.

Durant cinq longues minutes, notre homme aboie littéralement sur une foule qui reste stoïque devant un flot de menaces et d’insultes nourries. L’air dominical si nonchalant devient subitement tendu. On est sur la corde raide. Les muscles bandés, les poings en alerte, l’homme donne l’impression de pouvoir frapper quelqu’un au hasard à  tout moment.

Son regard est vide. La souffrance et la maladie se lisent dans le langage de son corps. Personne ne bronche. Comme si ce genre d’épisodes étaient courants. On attend que ça se passe. Que ce bout de territoire retrouve sa fonction première : divertir. Il la retrouvera grâce à l’intervention discrète et efficace d’une patrouille de police arrivée fort opportunément.

Michel Foucault écrivait dans « l’éloge de la folie » que le fou, libéré de ses chaînes, était tout à la fois libre et entravé. Liberté factice et, en réalité, totalement ineffective sur le plan symbolique et sociétal. Le fou n’est pas un autre mais un aliéné. Privé de son altérité, son existence sociale est en réalité une inexistence. Le fou ne divertit pas, il dérange. C’est encore plus vrai dans l’espace public.

Le piétonnier bruxellois a ouvert de nouveaux espaces urbains jusque là phagocytés par l’automobile. La liaison des boulevards du centre était probablement une des plaies les plus visibles de la bruxellisation. Sa fermeture et sa transformation en espace dédié à la mobilité douce est sans doute une des meilleures décisions politiques prises ces dernières années à Bruxelles.

Mais dans l’enchevêtrement des réalités, cette décision de rendre le centre-ville au piéton a mis aussi en lumière une autre réalité : celle de ceux qui sont devenus par la force des choses les gens du piétonnier.

Difficile d’en tirer un portrait robot. Sans-abris, réfugiés, souffrants ou non de problèmes psychiques. De tous âges, ils dérangent. Au point que le Ministre bruxellois de la mobilité, qui s’occupe également, par un heureux hasard des sans-abris, annonce la couleur et s’apprête à évacuer ces intrus des stations de métro. Et tant pis si on sait qu’ils reviendront. Tant qu’ils reviennent ailleurs et, surtout, là on ne les verra pas.

On désigne métaphoriquement par angles morts, les sujets politiques et sociaux qui échappent à notre champ de vision. Ils ont toujours existé. Ce n’était pas mieux « avant ». Mais dans un mouvement paradoxal, la multiplication des canaux qu’offrent le développement de l’information numérique rend l’angle mort, par définition invisible, encore plus visible.

Parce que l’angle mort ce n’est pas seulement ce que nous ne voyons pas mais aussi ce que nous ne voulons pas voir.

Les gens du piétonnier ne font et ne sont pas la bonne actualité. Celle qui offre de l’espoir. Au contraire, ils sont un condensé symbolique de nombreux angles morts : santé mentale, sans-abrisme, décrochage scolaire, réfugiés. Ils sont le reflet de toutes les ambiguïtés de décennies de politiques urbaines. Où considérations sociales et urbanistiques ne se conjuguent pas facilement.

« Poor but sexy ». L’ancien Maire de Berlin, Klaus Wowereit, avait trouvé, au début de ce siècle, une sorte de formule magique permettant de faire des difficultés sociales endémiques de sa ville, un argument touristique. Cette idée géniale s’est retournée et est devenue un des éléments déclencheurs d’une vague d’investissements immobiliers sans précédent qui a transformé considérablement le visage de la capitale allemande. Au point que, bientôt, la berlinisation d’une ville ne signifiera plus sa division mais bien sa transformation radicale et permanente. Pour Berlin, cette évolution se paie au prix d’une gentryfication galopante qui repousse sans cesse plus loin du centre ceux qui ont contribué à la rendre pauvre et sexy et si attachante.

Berlin est devenu l’alpha et l’omega de la renaissance d’une ville.

Il y est né un nouveau marketing urbain reprenant consciemment ou inconsciemment de nombreux codes à l’uberisation de l’économie qui s’est développé partout en Europe. De Riga à Porto, de Cracovie à Liverpool, on boit le même café bio, on consomme le même brunch vegan, on passe son après-midi dans les mêmes concepts stores et on écluse des bières dans les mêmes salles de concert. Il en est de même à Bruxelles ou à Anvers et sans doute un jour à Charleroi, le « nouveau Berlin ».

Difficile de blâmer les consommateurs qui pensent, par là, contribuer à la renaissance des villes. Difficile aussi de blâmer les concepteurs des politiques qui amplifient ce phénomène.

Et d’ailleurs quelle est la part de responsabilité réelle des gestionnaires métropolitains dans l’augmentation des inégalités dont la pauvreté urbaine est un des principaux marqueurs ? Leur mandat est clair : rendre les villes viables. Les rendre accessibles, attractives, sûres  et bien pourvues en équipements collectifs. L’action sociale est souvent reléguée dans des départements éloignés du cœur des décisions ou dépendante de macro-institutions dont les champs d’action ne recoupent ni les préoccupations ni les frontières urbaines. Et lorsque les politiques sociales semblent mieux intégrées aux dispositifs de gouvernance, elles peuvent donner l’impression de se mettre au service des objectifs de ce marketing urbain.

Les habitants souffrants de handicaps visibles ou invisibles, qu’ils soient sociaux ou physiques voire combinants les deux, ne trouvent pas leur place dans cette ville ubérisée. C’est une masse informe de la population urbaine dont les gens du piétonnier ne sont que la partie visible. Ils est difficile de leur accoler un terme. Leurs réalités sont trop multiples pour trouver un dénominateur commun. Ce sont les gueules cassées du paysage urbain.

A l’image des fous de Michel Foucault, leur apparente liberté n’est en réalité qu’une manifestation de leur inexistence sociale et politique. Au-delà des incantations politiques, ils ne trouvent pas leur place dans leur ville parce qu’ils n’ont pas leur place dans la représentation des villes du futur. Ces villes ou les poubelles seront commandées par des applis pour smartphone mais où des millions d’habitants continueront à vivre en dehors des écrans radars, nichés dans les angles morts de la politique.