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Les mille et une vies de Jean-Louis Comolli

Les mille et une vies de Jean-Louis Comolli avaient comme point de ralliement le sens critique, la volonté de résistance et la nécessité du débat. Parce qu’il était à la fois critique et réalisateur, praticien et théoricien, formateur et essayiste, Comolli, disparu le 19 mai dernier à l’âge de 80 ans, a exploré tous les champs du cinéma. Et on ne peut pas, comme ici, tenter d’analyser l’image sans faire référence à ses travaux. Dans nos échanges – quel bonheur d’avoir pu en bénéficier – nous nous retrouvions sur les questions du « hors champ » et de la place du spectateur et plus précisément encore sur le respect de la personne filmée ou le rapport entre cinéma et politique. On pouvait cheminer de concert dans la nuance ou les différences, mais Jean-Louis avait toujours une pensée d’avance et savait traquer les failles.

Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

« Nous errons dans le labyrinthe du spectacle confondu avec la réalité. C’est un renversement de perspective : si nos réalités incluent le spectacle, le contraire n’est pas certain et reste une hypothèse ludique : le spectacle peut, et peut-être veut, exclure tout ce qui ressemble à une réalité. » (Jean-Louis Comolli, Jouer le Jeu)

Mille et une vies ne se résument pas. Tout au plus peut-on en donner à voir quelques facettes. Comolli est né en Algérie à Philippeville (aujourd’hui Skikda), en 1941. Et c’est à la Cinémathèque d’Alger qu’il découvre le cinéma avec son ami Jean Narboni[1. Il a évoqué ces années algériennes dans un beau récit, Une terrasse en Algérie, Éditions Verdier, 2018.]. C’est ensuite à Paris qu’il poursuit son apprentissage qui se transforme rapidement en maîtrise. Il admirait les grands classiques hollywoodiens (comme Ford ou Hawks), de la même manière qu’il sera ensuite de plain-pied avec les « jeunes cinémas » qui, à partir des années 60, émergent contre l’industrie dominante.

Les Cahiers du Cinéma qu’il dirigera de 1965 à 1973 – avec Jean Narboni – seront une de ses grandes aventures théoriques et politiques (alors fortement tentées par le dogmatisme du maoïsme ambiant), accompagnant notamment le groupe Dziga Vertov de Godard et Gorin. En même temps que le cinéma le mobilise, Comolli écrit dans Jazz Magazine. Et presque naturellement, le critique de jazz se tourne vers le free jazz qui fait exploser les règles musicales tout en se liant aux mouvements révolutionnaires noirs américains.

Parce qu’il est à la fois praticien et théoricien, quand il réalise, Comolli pense le cinéma et il l’écrit. D’abord dans la fiction – avec notamment, en 1975, La Cécilia qui évoque l’échec d’une communauté anarchiste au Brésil durant le XIXe siècle –, ensuite dans le documentaire. À partir de 1989, il réalise – avec le journaliste Michel Samson – neuf films sur la vie politique à Marseille. C’est une démarche fondatrice qui déconstruit le discours politique, met – déjà – en évidence le rôle des médias dans la banalisation du FN, s’interroge sur la nature manipulatrice des images, se questionne sur la manière de « filmer l’ennemi » et met en évidence aussi bien « le corps parlant » que le « visage qui écoute ». Mais, pour Comolli, la fiction et le documentaire ne sont jamais que les deux faces inséparables du cinéma comme en témoigne l’acte créateur des frères Lumière.

À Paris VIII ou à Barcelone, aux ateliers Varan ou aux États généraux du documentaire à Lussas, à travers des articles et des débats par milliers, Jean-Louis est un formateur et un passeur exceptionnel. Inspirateur aussi, comme en Kanaky[2. Nom traditionnel de la Nouvelle-Calédonie utilisé par la population kanake favorable à l’indépendance.] où dans sa solidarité anticoloniale, non seulement il filme, mais il sème les graines d’un festival unique au monde. Toute l’activité de Comolli repose sur le socle de ses écrits théoriques, tous publiés aux Éditions Verdier[3. https://editions-verdier.fr/auteur/jean-louis-comolli/, mais il faut aussi lire ses publications dans les revues Trafic (1991-2021, fondée par Serge Daney, son frère d’écriture) et Images Documentaires(toujours bien vivante : www.imagesdocumentaires.fr).]. On ne peut le saisir sans savoir que sa réflexion se nourrit aussi des échanges avec – outre naturellement les cinéastes – les historiens, les sociologues, les philosophes, les psychanalystes parmi lesquels les femmes sont sans doute premières.

Très vite Comolli analyse l’envahissement des images numériques qui entendent supplanter le réel et le subvertir. Mais en amont, l’ouvrage qui me semble toujours être au cœur de sa pensée est probablement Cinéma contre spectacle  (2009). La marchandisation de l’image provoque celle de son spectateur. S’il peut susciter un spectateur critique, le cinéma, pas plus que tout autre acte de création, ne peut changer le monde, mais il demeure la possibilité d’une résistance.

Celle que Jean-Louis Comolli, l’homme des mille et une vies, continuera d’incarner.

(Photographie de la vignette et dans l’article prise par le photographe et réalisateur Jérôme Plon. Il a été photographe de plateau sur de très nombreux films français, mais il a aussi été le portraitiste apprécié de femmes et d’hommes du cinéma.https://jeromeplon.com/fr/accueil.)