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Les transports en commun ne sont plus sûrs, paraît-il…

A l’approche des élections législatives, on sent bien la tentation de la droite (et peut-être d’une partie de la gauche), de faire resurgir le thème « chaud » de l’insécurité…

Ouvertement, les libéraux, tant flamands que wallons, ne font pas mystère de leurs envies à ce sujet. Et, bien sûr, on peut compter sur le Vlaams Blok et le CD&V pour faire monter les enchères. On sait pourtant que la montée du sentiment d’insécurité n’est pas nécessairement liée à celle de la délinquance, qu’il faut pour le moins relativiser. Voir par exemple les chiffres disponibles sur le site de l’Institut National de Statistiques pour la période 1996-2000 Le texte qui suit ne vise pas à prendre parti sur l’évolution effective de la délinquance, qui est l’affaire des criminologues. Il cherche plutôt à montrer comment l’insécurité est toujours une expérience interprétée. Dire qu’une expérience est « interprétée » ne revient nullement, comme certains aimeraient le faire croire, à nier sa réalité, mais à montrer que beaucoup de situations sont susceptibles de prendre des sens différents, en fonction notamment de ce à quoi les personnes impliquées s’attendent et du « climat général » dans lequel les événements se produisent. Dès lors, le discours des acteurs publics, qui est pour beaucoup dans ce climat, devient lui-même un facteur décisif à prendre en compte dans l’émergence de l’insécurité vécue. Cela devrait, au minimum, inviter ces acteurs, qu’ils soient politiques ou médiatiques, à une plus grande conscience de leurs responsabilités.

Une histoire vécue

Elle se passe sur la ligne Charleroi-Mons. Dans le train, à quelques places de la mienne, il y a une dame d’un certain âge. Entre un petit groupe de jeunes, quatre ou cinq. Pas des loubards, assurément. Mais tout de même des ados hâbleurs, encouragés par le fait d’être en bande dans un compartiment quasiment désert. Et voilà qu’ils commencent à charrier la vieille dame. Charrier est peut-être un bien grand mot : ils s’adressent à elle, littéralement d’une manière « trop polie pour être honnête ». Autrement dit, ils font gratuitement assaut de politesse. Rien de bien méchant. Mais tout de même, on sent bien que l’espace personnel de la vieille dame est envahi. Ce n’est pas vraiment drôle, ce n’est pas non plus bien effrayant. Arrive le contrôleur. Même scénario: on se gausse de lui en faisant semblant d’avoir perdu son billet…et puis, au moment où il va se fâcher, voilà les billets qui réapparaissent comme par miracle. Le contrôleur en a vu d’autres, il poinçonne et passe son chemin. Mais comment racontera-t-il cela à ses collègues? Difficile à dire, il n’y avait assurément rien d’agressif dans l’attitude de ces jeunes. Un chahut, dirait-on. Pourtant, c’était suffisamment envahissant pour ne pas être amusant. D’ailleurs, je me suis surpris à penser que, s’il le fallait, j’irais prêter main-forte au contrôleur. Mais de quoi était-il menacé à bien y réfléchir? De quelques sourires narquois et de quelques pirouettes? Rien de tout cela n’aurait semblé plus qu’une anodine plaisanterie, si je n’avais pas connu la réputation de la ligne. J’étais comme en attente de quelque chose… Je m’étais senti en « insécurité »… Un moment court, bien sûr, puisque les jeunes ont vite cessé leur manège. Mas qu’aurais-je moi-même pensé si le hasard avait voulu que je descende à La Louvière et non à Mons? Quelle fin aurais-je imaginé à cette petite comédie?

Une autre histoire vécue

Celle-ci se passe à Liège dans le bus 48. Pour ceux qui ne le connaissent pas, la ligne 48 est celle qui mont les étudiants de la ville au site universitaire du Sart Tilman, situé au sommet de la colline du même nom. Les « 48 » sont presque toujours des bus articulés et on a même mis en service un bus à trois voitures, véritable « cuirassé » de la route. Malgré cela, rien ne ressemble plus à une boîte à sardines. C’est qu’il y en a des étudiants qui font le chemin, et à toutes les heures. Alors, un bus articulé bondé jusqu’à ne plus pouvoir respirer, cela fait facilement cent personnes entassées dans un espace bien trop petit. En outre, comme la pente est élevée, il faut au bus, quand tout va bien, douze ou treize minutes pour monter la côte, péniblement et en première, là où une voiture en met quatre. Le jour auquel je pense, le bus était particulièrement bondé. A mi-hauteur, trois contrôleurs le font stopper entre deux arrêts et commencent à vérifier tous les titres de transports. Personnellement, j’ai trouvé cela plutôt irritant. En effet, on étouffe dans ce bus, et on est déjà entassé à ne plus savoir bouger. On n’est a priori pas de très bonne humeur. Aussi, les trois contrôleurs qui viennent s’ajouter, se frayer un chemin et demander à chacun, d’exhiber son billet n’arrangent rien, même si tout cela se fait très courtoisement. Bien sûr, pas question d’ouvrir les portes pendant l’opération. Et on sait bien que, lorsque ce sera fini, le bus bondé aura toutes les peines du monde à redémarrer. D’un autre côté, on peut dire que c’est de bonne guerre: c’est précisément parce que les resquilleurs ne s’attendent pas à être contrôlés dans de telles conditions que les contrôleurs y opèrent. Pourquoi cela me hérisse-t-il tellement? Probablement parce que cela heurte d’une certaine façon mon sens de la justice: je trouve que c’est déjà beaucoup d’avoir payé ma place sans avoir obtenu en échange le service auquel j’avais droit, c’est-à-dire les conditions de confort et de sécurité normales. Qu’on vienne en plus me demander d’exhiber la preuve de ce paiement me paraît quelque peu malvenu. En définitive, la pêche n’est pas bonne ce jour-là: personne ne sera taxé et, après avoir parcouru tout le bus, les trois contrôleurs descendent. Incident clos. Eh bien non, pas tout à fait. Parce qu’au moment où le contrôle se termine, un Monsieur d’un certain âge, en vêtements sports, qui est serré contre le conducteur, en profite pour lui sortir quelques aspects de sa philosophie sociale: -Vous savez, ils ont bien raison. Parce que l’absence de contrôle, c’est toujours une incitation au délit. Si on contrôlait les gens plus souvent, vous verriez qu’il y aurait beaucoup moins de resquilleurs. Et le chauffeur: -Pas seulement moins de resquilleurs. Il y aurait moins de violence partout. Parce que si on ne réprime pas assez, alors la violence s’installe. Nous en savons quelque chose, nous les conducteurs de bus… Le vieux monsieur: (je résume) -Bien sûr. D’ailleurs, regardez aux Etats-Unis. Là-bas, ils ont bien compris. Dans les Etats où il y a la peine de mort, il y a beaucoup moins de criminalité. Mais ici, on est bien trop gentil avec les délinquants… Alors, forcément, ils en profitent. Au bout de quelques minutes de cette discussion, nous en étions à « Chicago au Sart Tilman ». Tout cela dit, d’ailleurs sur un ton de complicité courtoise qui est presque surréaliste par rapport au discours tenu. J’avais presque envie de demander aux deux interlocuteurs s’ils ne pensaient pas qu’il faudrait quelques resquilleurs pour l’exemple… Là aussi, je me suis interrogé. Dans quel état d’esprit le conducteur du bus et le vieux monsieur-qui avaient l’air de bien braves gens au demeurant-se sont-ils quittés? Sans doute confortés, l’un et l’autre, dans l’idée que nous vivons décidément dans un monde en proie à toutes les violences. Et que, assurément, ce n’était pas comme cela « avant ». Quoi de plus banal que trois contrôleurs qui montent dans un bus bondé? Mais il est frappant de constater comment cette exhibition répressive au fond bien anodine avait fait monter d’un cran le « sentiment d’insécurité » dans ce bus. Cette idée, pourtant toute simple, que le message sécuritaire (par un discours, ou par une démonstration de force) puisse parfois être en lui-même un facteur d’insécurité semble une idée trop compliquée pour pouvoir être comprise des responsables politiques de gauche comme de droit. Pourtant, c’est une idée simple et accessible à chacun. Ainsi, je ne me suis jamais senti aussi insécurité que lors d’un séjour d’enseignement à Lima, alors que j’étais entouré d’uniformes: mon hôtel, situé dans un quartier aisé, était environné d’agences de banques dans toutes les rues avoisinantes. Devant chacune de ces agences, il y avait, bien en évidence, un vigile avec la mitraillette en bandoulière. Si l’on ajoute les patrouilles militaires et celle de la milice de quartier (senerazgo), ce quartier « hyper-sécurisé » produisait un sentiment d’insécurité totale… Bien entendu, il ne s’agit pas de remettre en cause la légitimité des contrôles, y compris dans ces circonstances exceptionnelles. Mais un rien de réflexion psychologique aiderait sans doute à mieux comprendre leurs effets induits…

La plainte des chauffeurs de bus

Quittons u peu l’anecdote, qui n’a de valeur qu’illustrative, et faisons un pas de plus dans la réflexion. J’ai eu l’occasion de lire et d’évaluer un mémoire de fin d’études de sociologie défendu à l’Université de Liège en septembre 2002 François Libon, l’émergence des incivilités, vers une décalcification des moeurs? Mémoire de licence en sociologie, Ulg,2002. Ce mémoire, au demeurant intéressant, tentait de cerner la montée des « incivilités » à travers les récits d’un certain nombre de chauffeurs des TEC-Liège. La notion « d’incivilité » ne fait pas toujours l’objet d’une définition claire et unanime chez les criminologues. En dépit de cette difficulté, on pouvait tirer de ce mémoire deux observations frappantes: 1. Lorsqu’on se penche plus attentivement sur les interviews de chauffeurs de bus, réalisées de manière assez détaillée par l’étudiant, on est frappé par le décalage entre leur sentiment d’insécurité, d’une part et, d’autre part, leur difficulté à donner des exemples personnels récents. Ainsi, le premier parle d’une agression il y a cinq ans, le suivant d’une agression il y a sept ans. Le troisième, qui insiste sur la drogue, précise qu’il a surpris deux fumeurs de joints en vingt-deux ans de service. Un autre précisera:  » bien que n’ayant, en vingt-sept ans de service aux TEC, jamais constaté de dégradations importantes dans son bus, ce chauffeur estime que les TEC sont face à une recrudescence de la violence en général et des incivilités en particulier depuis quinze ans ». (p.64) Un autre « circule sur des lignes calmes, mais il est conscient que certaines lignes sont plus sensibles ». Il y a donc un décalage entre ce qui est ressenti par les chauffeurs des TEC et ce qu’ils peuvent objectiver. Tous les exemples de violence sont renvoyés soit à un passé lointain (cinq ans, sept ans, vingt-deux ans…) soit au vécu d’autrui. L’auteur du mémoire, citant les propres sources du TEC, indique d’ailleurs que « Du côté des agressions physiques suivies d’incapacité de travail des chauffeurs, quatre ont été indiquées au mois de janvier 1998 et deux au même mois de l’année 2002 ». (p.52) A nouveau, il ne s’agit pas de prendre position ici sur l’existence et/ou l’importance d’une tendance à la hausse des agressions, mais de voir que le sentiment d’insécurité peut parfaitement se développer indépendamment de faits personnels objectivantes dans un entretien. 2. A l’inverse, il y a un sujet sur lequel les chauffeurs de bus sont intarissables: c’est l’effet des nouveaux dispositifs « socio-ethniques » Expression que l’étudiant reprend à Lianos et Douglas, Danger et régression du contrôle social: des valeurs aux processus, Déviance et Société (Lille), 2001, vol. 25, n°2 que sont l’ouverture automatique des portes milieux et arrière (le libre accès) et la « cabine de protection » qui les isole des clients. Tous les chauffeurs interrogés se plaignent de la perte de contact social engendrée par ces nouveautés. Exemple: « il n’y a presque plus de contact entre le chauffeur et les passagers avec ce système d’ouverture automatique des portes de l’extérieur, qui assure une plus grande vitesse commerciale. Cela se limite seulement à donner un renseignement, euh, à dire bonjour, bonsoir, mais sans plus quoi » (p.53). Sur ce sujet, presque chaque conducteur à quelque chose à dire. L’un d’entre eux fait remarquer: « On ne dit jamais « le chauffeur a eu un problème de circulation ou autre » mais « le bus est en retard ». Et il ajoute « Si la technologie permettait de remplacer les chauffeurs de bus par des robots, les usagers seraient tout aussi contents » (p.54). En fait, sans s’en rendre compte, l’étudiant n’a fait que très accessoirement un mémoire sur la montée des « incivilités » dans le bus, et sur ce thème, son étude n’est pas très concluante. Par contre, il a dégagé des éléments pour une étude solide du sentiment de déclassement d’une profession qui voit sa fonction se déshumaniser. Les chauffeurs du TEC qui ont été interrogés souhaitent tous avoir un contact plus humain avec leurs usagers. Cela va à l’encontre de l’évolution technologique qui rend les « environnements automatisés » de moins en moins coûteux par rapport au travail humain: une machine poinçonneuse et l’ouverture automatique des portes, cela coûte évidemment moins cher que de faire vendre et contrôler les billets par les conducteur ( sans parler de l’époque bien plus lointaine où il y avait dans les bus un conducteur et un contrôleur). On voit bien comment un discours « sécuritaire » plaqué sur un problème de ce type-là sera forcément piégeant. Il va renforcer l’insécurité des conducteurs