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Levons le tabou de l’obligation de vote

Comme le scrutin proportionnel, l’obligation de vote est un sujet tabou en Belgique. Les objections à ce système coercitif ne manquent pourtant pas. Parmi elles : le fait que la plupart des pays n’obligent pas leurs citoyens à voter… et qu’ils ne s’en portent pas plus mal.

Lorsque Politique m’a sollicité pour exprimer mon point de vue quant au maintien, ou non, du vote obligatoire, je venais d’être interrogé, ainsi qu’une cinquantaine de personnalités, sur ma vision du pays avant le scrutin du 13 juin. Un peu par conviction, un peu par bravade, j’ai indiqué à ce quotidien que je m’interrogeais, c’est vrai, quant à l’idée, non seulement, de me rendre dans un bureau de vote, mais surtout quant à celle d’y accorder mon suffrage à l’un ou à l’autre. Il se fait que le vote électronique – qui a rendu le vote blanc ou nul quasiment impossible – n’a pas encore été introduit à l’endroit où j’habite et que je peux donc encore distinguer ces deux aspects du vote « obligatoire ». En réalité, ma réponse visait à contourner l’une des questions posées par le quotidien : « Pour qui voterez-vous dimanche ? » Je refuse par principe de répondre à tout ce qui touche à ma vie privée et à mes convictions par une haine viscérale pour cette prétendue « transparence » voulue et imposée par notre société. Je déteste cette sorte d’obligation morale faite à tout un chacun de tout dire de ses revenus, de ses convictions ou, pourquoi pas, de ses pratiques sexuelles. Voire, encore, de son comportement électoral… Il se fait que pour avoir suivi en première ligne, comme journaliste ou comme responsable de rédactions, l’évolution de la société belge depuis 1980, je suis convaincu que le glissement accéléré de notre démocratie vers une « émocratie » médiatique, cocktail de « transparence » d’événementiel, de refus des idées et d’ultra-personnalisation du débat, est bien le péril le plus grave qui nous menace. Outre, bien sûr, la montée identitaire et ses conséquences mais, comme on dit, là n’est pas le sujet…

Utilité limitée… voire nulle ?

Ainsi donc, j’ai répondu au Soir que je « m’interrogeais » sur le sens de l’obligation d’aller voter, dans le contexte précis de cette élection non voulue – sauf par M. Alexander De Croo et, sans doute, par M. Bart De Wever. J’avais aussi noté, par pur intérêt journalistique, que le débat avait été esquissé, en Flandre, par certains artistes évoquant la « confiscation » de leur voix. Enfin, je m’amusais de l’appel de certains éditorialistes francophones, devenus des militants du vote contraint au nom du caractère prétendument « historique » de l’élection qui se profilait. Comme si l’électeur de Saint-Josse, Klemskerke ou Virton allait soudain pouvoir peser sur le cours institutionnel de la Nation après trois ans d’errance depuis le précédent scrutin et, au mieux, des mois de tractations à venir… Ayant sans doute été l’un des rares francophones à prendre le contre-pied de ce discours que je dirais politiquement correct pour ne pas le qualifier autrement, je semble donc être devenu, à mon corps défendant, un adversaire de l’obligation de vote. La position ne me dérangerait guère si elle correspondait à mes convictions. Or, en fait, j’ignore s’il faut ou non abroger cette obligation. Mais je m’énerve d’un discours convenu qui me semble négliger l’essentiel, à savoir la question de l’utilité de ce vote dans le contexte du faux fédéralisme belge.

Peut-on défendre l’idée que l’obligation de vote assure, envers et contre tout, la participation minimale de tout un chacun, y compris les plus défavorisés, à la chose publique ?

« Faux », car privant notamment le citoyen de la possibilité de s’exprimer sur d’autres dirigeants que ceux de sa communauté linguistique. S’il est bien une réforme par essence démocratique qui ait été formulée au cours des dernières années, c’est celle de la « circonscription fédérale » qui devrait permettre au citoyen de Flandre de Wallonie et de Bruxelles de marquer sa préférence non pas pour « quelques » hommes politiques mais bien un grand nombre d’entre eux qui seraient appelés à gérer l’Etat. Si une majorité flamande – mais aussi quelques Wallons – s’opposent à une telle réforme, c’est parce qu’elle pourrait entraver leurs rêves autonomistes, indépendantistes ou séparatistes en redonnant de la légitimité à l’Etat fédéral. L’utilité du vote obligatoire, disais-je avant ce détour. Exemple concret – et fictif, bien sûr, pour ce scrutin fédéral. J’avais voté en 2007 pour le parti A. Je n’ai pas envie de recommencer. Il m’a déçu. Je veux donner ma voix au parti B, dont le programme me convainc. En votant pour B, j’écarte aussi C, que je trouve farfelu et D, dont la liste dans mon arrondissement est une calamité. Bilan ? Pour redresser les finances publiques, assurer le montant de ma future retraite, sauver les soins de santé mais aussi réformer cette Belgique à bout de souffle B,C,D vont peut-être devoir s’allier et, qui sait, compter sur le soutien occasionnel de A. Et puis, n’oublions qu’ils vont s’associer aux néerlandophones E, F et G qui mèneront peut-être totalement contraire à mes intérêts – voire mes convictions – mais auront pour eux la force du nombre. Cela s’appelle la version belge de la démocratie, qui rend obligatoire les doubles coalitions (linguistiques d’abord, politiques ensuite). Car la discussion sur le système électoral de représentation proportionnelle intégrale est elle aussi taboue dans ce royaume. Le mode de scrutin semble, pour beaucoup, paré des mêmes vertus que celles qui consacrent le vote obligatoire. En clair, il serait offensant et vain d’attaquer l’un et l’autre de ces versants de la démocratie achevée : poser la question de leur réforme, c’est sans prendre à la démocratie elle-même… Proposer de l’« achever », dans le sens, cette fois, d’une mise à mort.

Légitimité démocratique ?

Retour à mon « exemple ». En résumé, j’ai, par conviction et après réflexion, donné ma voix à B pour « punir » A et marquer ma défiance à l’endroit de C et D. Mais tous pourraient bien gouverner ensemble demain et ils me donneront alors l’assurance, qu’à défaut d’être entendu je m’y retrouverai dans le PPCD (plus petit commun dénominateur) qui leur servira de fil rouge et de ligne politique durant, si tout va bien, les quatre années d’existence du gouvernement. La démocratie est sauve puisque mon choix (obligé) n’a servi à rien ? Si telle est la réalité, j’aimerais au moins pouvoir me dispenser de l’obligation, pour cette occasion-là du moins, d’effectuer ce choix. Écrivant cela, je me souviens des propos que me tenait au siècle dernier (vers 1998…) un universitaire aussi éminent que convaincu : « Le vote obligatoire est crucial pour le bon fonctionnement de la démocratie, assure une vraie représentativité et assoit la légitimité du gouvernement ». Certains de ses confrères, eux aussi abondamment relayés par des commentateurs, ajoutaient qu’il fallait absolument maintenir l’obligation électorale pour empêcher l’extrême droite xénophobe et séparatiste d’acquérir plus de représentativité encore. Enfin, le refus de l’abolition dispensait, me disait-il, d’une autre difficulté : une participation par trop différente en Flandre et en Wallonie auraient entraîné des tensions supplémentaires au sein d’un Etat fédéral déjà bien perturbé. Ces propos datent d’une époque de pacification communautaire orchestrée par Jean-Luc Dehaene et étaient tenus avant les huit années d’accalmie relative promue par Guy Verhofstadt. Aujourd’hui, ils me semblent avoir vieilli bien plus vite que moi… En fait, je reste donc bien partisan de l’idée du vote obligatoire. Mais de l’idée seulement, tant sa concrétisation me semble devoir être critiquée. Et, en tout cas, je m’autorise à formuler quelques remarques et questions. J’aime provoquer les Belges qui, à force d’avoir le nez dans le guidon, en viennent parfois à travestir les réalités, craignant sans doute que les remises en question auxquelles ils se livreraient leur enlèvent leurs dernières certitudes, eux auxquels il reste si peu. Donc, 1. Quand le nombre de ceux qui ne se rendent pas aux urnes ou rendent un bulletin blanc – ou cochonné – dépasse, au total, quelque 16% du corps électoral, faut-il considérer que le principe est encore respecté ? Je me demande s’il n’en va pas de celui-ci comme d’autres et je me délecte de la formule d’un confrère français : « La Belgique, c’est beaucoup de règles mais, surtout, les moyens de les contourner toutes ». 2. Quand, comme la dernière fois, les idées sont absentes d’une campagne électorale, que l’affiche électorale se résume à un sourire plus ou moins béat et que même le slogan disparaît, la démocratie s’en trouve-t-elle améliorée parce que, simplement, chacun est tenu de voter ? 3. Les systèmes européens – je me limiterai à eux – qui, majoritairement, n’ont pas recours à l’obligation de vote s’en trouvent-ils tous moins légitimes, moins solides, que le système belge ? 4. La Belgique maintient-elle le vote obligatoire par réelle conviction ou parce qu’elle craint qu’en le supprimant, la réalité des carences de la culture politique (ou « civique ») de sa population saute aux yeux ? Aux-Pays-Bas, très proches et où le système de représentation est également réputé en crise, la participation électorale (non obligatoire) est d’environ 70%. Bien plus, sans doute, que ce qu’elle serait en Belgique en cas d’abolition. 5. Peut-on défendre l’idée que l’obligation de vote assure, envers et contre tout, la participation minimale de tout un chacun, y compris les plus défavorisés, à la chose publique ? Ou faut-il penser qu’au contraire, elle fait en sorte que, puisqu’il faut convaincre « le plus grand nombre », elle favorise le simplisme, le discours « passe-partout », le populisme ?