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L’humanisme, un projet politique spécifique

Le libéralisme, le socialisme et l’écologie ont un fond commun : chacune de ces doctrines s’en remet à une « main invisible » : celle du marché, de l’État ou de la nature. Seul l’humanisme démocratique, selon l’auteur, émancipe l’Homme dans le dépassement de soir.

[Une critique de cet article, par Sophie Heine, (auteur de « Oser penser à gauche ») : « L’individu comme objectif ou comme moyen? ».]

La référence à l’humanisme peut-elle être constitutive d’un projet politique spécifique ? Cette question était sous-jacente au livre Le sens du politique. Essai sur l’humanisme démocratique que j’ai publié en 2009[1.L. de Briey, Le sens du politique, Wavre, Mardaga, 2009.]. Situant l’humanisme démocratique dans le champ des débats contemporains en philosophie politique, j’y ai défendu la thèse selon laquelle l’humanisme démocratique devait, pour avoir une spécificité philosophique et politique, correspondre à la volonté de dépasser la conception du politique dominante aujourd’hui, à gauche comme à droite : le libéralisme politique. À partir du cas particulier de la crise économique, je voudrais illustrer en quoi l’humanisme rompt avec le libéralisme sans pour autant revenir au socialisme. J’indiquerai également en quoi l’humanisme se différencie aussi de l’écologie politique et s’inscrit dans l’héritage de la démocratie chrétienne tout en s’en émancipant.

Humanisme et libéralisme

Le libéralisme politique est une conception philosophique considérant que le rôle du politique est la préservation de la liberté individuelle, comprise comme la possibilité d’agir selon ses préférences personnelles en étant préservé de toute interférence des autres personnes. Cette liberté n’est restreinte que par une limite externe : l’égale liberté des autres individus. L’État est l’instrument dont se dote la société afin d’assurer cette coexistence des libertés individuelles : il garantit que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». L’État libéral doit ainsi se préoccuper du juste, c’est-à-dire d’une équitable répartition des ressources (économiques, sociales, culturelles…), mais non du bien, c’est-à-dire des valeurs qui guident ce que les individus font de la part des ressources qui leur revient.

Contrairement à une idée reçue, le libéralisme politique est compatible avec une régulation importante de l’économie par l’État. Cette régulation se justifie principalement en raison des nombreuses «imperfections» des marchés économiques réels (déficit de concurrence, «externalités», environnementales notamment…), bien éloignés des conditions de la concurrence pure et parfaite de la théorie économique classique. La référence au libéralisme politique ne concerne donc pas spécifiquement les partis politiques dits libéraux et défendant une économie de marché peu régulée. John Rawls, figure centrale du libéralisme contemporain[2.J. Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil (La couleur des idées), 1987 et Libéralisme politique, trad. C. Audard, Paris, PUF (Philosophie morale), 1995.], se concevait d’ailleurs comme un penseur de gauche. Le libéralisme de gauche se distinguera néanmoins du socialisme par son attachement à la propriété privé des moyens de production – les privatisations des deux dernières décennies réalisées souvent par des partis socialistes sont ainsi un des signes de leur conversion, au moins partielle, au libéralisme de gauche –, par sa volonté d’encadrer le marché plutôt que de s’y substituer – l’abandon du contrôle des prix est un autre signe de cette conversion[3.Le programme socialiste pour les élections législatives (2010) proposait de réinstaurer un contrôle des prix pour certains biens de base. C’est illustratif d’un retour, suite à la crise, à un positionnement et à une rhétorique dont certains accents sont plus classiquement socialistes.] –, par le renoncement à la rhétorique de la lutte des classes au profit de celle de l’émancipation individuelle – d’où l’attention accordée à des discriminations comme celles liées à l’orientation sexuelle –, par sa conception de l’État social – le passage du modèle de l’État-providence à celui de l’État social actif est exemplaire sur ce point.

Ce libéralisme politique est porté par un idéal émancipateur que l’on ne peut que partager : vouloir permettre à chacun de poursuivre sa propre conception du bien. Il a incontestablement été une source de progrès social indéniable dans une société dominée par la tradition et le conformisme social. Mais il est également l’une des sources de la crise actuelle en raison d’un point commun à ses expressions de gauche comme de droite : la légitimation par l’individualisme libéral de la recherche de la seule satisfaction de leurs préférences personnelles. La dérégulation est, en effet, un processus moral avant d’être économique et financier. La crise démontre que lorsque les individus agissent sur base de leurs seuls intérêts immédiats, le concert des intérêts particuliers ne peut être durablement conforme à l’intérêt général.

Le libéralisme de gauche se contente de souhaiter que le système économique et financier soit fortement régulé par l’État. Cela revient à vouloir substituer la main de fer de l’État à la main invisible du marché sans remettre en cause la logique de l’individualisme libéral. Certes, l’État doit créer un cadre réglementaire et mettre en place des incitants pour modifier la gouvernance des banques et entreprises, mais l’enjeu principal est dans la tête de chacun d’entre nous et dans nos comportements quotidiens. Nous devons prendre conscience que la crise actuelle est aussi une crise de valeurs et que nous avons tous été, à un degré ou à un autre, contaminés par l’idéologie libérale.

Une lecture humaniste de la crise voit donc en celle-ci la démonstration de la faillite d’un système de valeurs qui invite les individus à agir sur base de leur seul intérêt immédiat. Elle en déduit la nécessité de rompre avec l’individualisme libéral pour lequel la seule limite à la liberté individuelle est externe à celle-ci (la liberté des autres). L’humanisme lui oppose une conception de la liberté comme autonomie, inspirée de Kant, selon laquelle la liberté, outre sa limite externe, reçoit également une limitation interne : la volonté d’agir conformément à ce que l’on estime bien en fonction d’une morale universelle et non seulement selon ses intérêts personnels. Qu’il existe ou non une telle morale universelle, que les devoirs et obligations qui en découlent soient ou non connus, n’est pas ici pertinent. Ce qui importe, c’est la volonté de l’individu de se conformer à l’idée d’une telle morale et d’adopter des comportements qu’il juge compatible avec celle-ci. Le point de rupture avec l’individualisme réside donc dans l’indissociabilité de l’exercice de la liberté et du sentiment de responsabilité de l’individu vis-à-vis des autres membres de la société. À la compréhension libérale de la responsabilité exigeant de l’individu qu’il assume les conséquences de ses actes et prenne en charge son bien-être individuel, est opposée une conception de la responsabilité sociale – celle des entreprises par exemple – consistant dans la volonté de contribuer au bien commun[4.Paradoxalement, c’est le voile d’ignorance de Rawls qui permet de rendre intuitive cette notion de bien commun : le bien commun, c’est ce que nous jugerions souhaitable si nous étions sous un voile nous dissimulant la place que nous occuperions dans la société et les qualités particulières qui seraient les nôtres.].

Humanisme et socialisme

La spécificité du projet politique humaniste est ainsi de vouloir procéder à un dépassement du libéralisme, sans pour autant justifier un retour au socialisme. Il y a en effet au fondement du socialisme, chez Marx tout particulièrement, un déterminisme socioéconomique qui déresponsabilise les personnes – toute inégalité étant ultimement le fait de déterminants socio-économiques, les personnes ne sont pas responsables de leurs actes – et entre en opposition avec l’idéal humaniste. Ce sont d’ailleurs des éléments de la doctrine socialiste avec lesquelles les socialistes modernes s’efforcent de prendre des distances et qui expliquent pourquoi, privilégiant l’idéal émancipateur présent également chez Marx, ils paraissent s’être convertit à une forme de libéralisme de gauche dont ils partagent dès lors l’individualisme moral.

C’est, cependant, avant tout la conception du rôle de l’État qui distingue l’humanisme du socialisme. L’humanisme ne croit pas plus à la main de fer de l’État qu’à la main invisible du marché. Le politique peut susciter un changement de société, mais seuls les citoyens peuvent le réaliser. L’État n’a pas le monopole de la responsabilité de la gestion collective – à l’heure de la mondialisation, il n’en a d’ailleurs plus les moyens. L’État doit être un stratège promouvant des objectifs de long terme, un régulateur agissant sur l’environnement physique, économique…, au sein duquel se développent les initiatives privées, qu’il doit aussi soutenir. Il doit enfin favoriser la coordination entre les acteurs individuels afin de rendre possible une action collective, notamment en fournissant des services et des biens publics afin, entre autres, de casser les situations d’oligopoles, voire de quasi-monopoles, privés auxquelles conduisent naturellement les mécanismes de marché. L’État doit aussi soutenir les initiatives privées.

Ce rôle de soutien, d’accompagnement, doit apparaître de manière privilégiée au niveau de la sécurité sociale. Le rôle du système social ne se restreint pas à fournir des revenus de substitution aux personnes exclues des sphères d’activités. Un système social principalement assistantiel ne favorise pas l’émancipation des allocataires sociaux et méconnaît le lien indéfectible entre solidarité et responsabilité. Sur ce point, l’humanisme s’avère bien plus proche du libéralisme de gauche que du socialisme. Toutefois, c’est encore dans la manière dont il va comprendre la notion de responsabilité que sa spécificité va s’affirmer.

Pour l’humanisme, le fondement de la responsabilité est l’irréductible interdépendance entre les personnes : c’est parce que nous sommes des personnes interagissant continuellement que nous devons agir de manière responsable. La solidarité n’est pas subordonnée à la responsabilité, elles naissent l’une et l’autre de notre appartenance à une même société et sont, à ce titre, inconditionnelles. Placer le concept de responsabilité au centre du modèle social ne signifie pas, dès lors, conditionner la protection sociale à l’absence de possibilité d’imputer la cause d’une situation présente à des comportements passés, mais inciter chacun à agir en prenant conscience de l’incidence future de ses actes sur les autres. La responsabilisation ne s’exprime pas par la menace ou la sanction, mais dans l’accompagnement et l’éducation.

Humanisme et écologie

L’humanisme ne peut que donner raison aux écologistes lorsqu’ils estiment que la crise économique illustre l’absurdité d’un modèle de développement basé sur une croissance infinie dans un monde fini. Il les rejoint dans la dénonciation d’un développement économique qui semble aujourd’hui être devenu sa propre fin. Un modèle de développement plus humain est incontestablement un modèle de développement plus durable, mais il ne s’y réduit pas. Il est indispensable d’internaliser, notamment au moyen de la fiscalité, les coûts environnementaux qui aujourd’hui n’apparaissent pas dans la formation des prix. Il est indispensable de repenser nos modes de production et de consommation d’énergie. Mais il est également crucial d’évaluer l’apport social, sans commune mesure avec leur valeur marchande, des services aux personnes, souvent informels ou bénévoles, dont l’importance ne pourra que croître avec le vieillissement de la population. On ne pourra pas non plus faire l’impasse d’une réflexion collective sur la finalité de notre consommation matérielle et sur la place qu’occupe dans notre mode de production la création de biens non matériels, notamment l’enseignement et la formation.

L’humanisme est, par contre, en contradiction directe avec les formes les plus radicales de l’écologie. Il n’est pas possible de se revendiquer de l’humanisme et de renoncer aux idéaux de progrès et de développement. Il n’est pas possible de se revendiquer de l’humanisme et de vouloir assigner à l’homme le respect d’un ordre écologique qui le dépasserait. Les humanistes n’ont, à vrai dire, pas plus confiance dans la «main invisible» de la nature que dans celle du marché ou que dans la main de fer de l’État.

L’humanisme s’enracine dans le projet moderne d’une transformation de la nature afin de favoriser l’accomplissement de l’homme, mais exige de prendre conscience que toute transformation de la nature présuppose l’existence de celle-ci et implique le respect des conditions de sa reproduction. Ce n’est pas au nom de la nature en tant que telle, mais des hommes et des femmes qui doivent vivre en son sein qu’il importe de se préoccuper du réchauffement climatique, de la prolifération nucléaire ou des développements de l’agriculture génétiquement modifiée. La crise, d’ailleurs, illustre combien ce sont les personnes les plus fragilisées qui supportent le coût de la décroissance souhaitée par certains écologistes. Ce que le défi environnemental démontre aujourd’hui, ce n’est pas la nécessité de renoncer à toute forme de croissance, mais celle de revoir notre mode de développement.

L’humanisme est, également, en désaccord avec le libéralisme moral promu par certains courants écologiques. Ceux-ci prônent l’épanouissement de l’homme, compris comme un processus naturel qui se réalise spontanément s’il est préservé des contraintes extérieures. Cette foi dans la nature humaine rejoint ici la conception libérale de la liberté, réduisant l’idéal d’émancipation à la seule déconstruction des normes (sociales, culturelles…) qui restreindraient l’épanouissement individuel. Pour l’humanisme, l’émancipation recherchée est une émancipation par rapport à une nature humaine qui est perçue comme n’étant ni intrinsèquement positive ou négative, mais comme devant être éduquée par notre conscience afin d’en réaliser les potentialités que l’on juge les meilleures.

Autonomie collective

La volonté de qualifier un projet politique d’humaniste est souvent décriée sous prétexte que l’humanisme est une valeur partagée par l’ensemble des partis démocratiques. L’objection peut être acceptée si on définit simplement l’humanisme comme la volonté de faire des hommes et des femmes la finalité de l’action politique. Mais cette objection vaut alors pour tous les courants politiques : aucun n’a le monopole de la promotion de la liberté, des préoccupations sociales ou de la défense de l’environnement.

La référence à l’humanisme est ici entendue en un sens spécifique. Elle renvoie à l’idéal philosophique humaniste tel qu’il s’est développé à partir de la Renaissance, et qui consacre la liberté de l’Homme par sa capacité à justifier par lui-même la légitimité des lois, scientifiques, morales et politiques, auxquels il est soumis.

Si d’Erasme à Maritain, l’humanisme chrétien a été une des traditions de la pensée humaniste, le passage d’une doctrine sociale-chrétienne à l’humanisme démocratique reflète une volonté de s’ouvrir à tous ceux qui partagent une exigence de dépassement et d’éducation de soi. Face à un certain « laisser-être » matérialiste et individualiste, il importe en définitive peu que la transcendance à laquelle on aspire corresponde aux principes du christianisme, de l’islam ou de l’athéisme rationaliste… L’important est d’opposer au relativisme et à l’individualisme une même conviction de l’existence de valeurs universelles, doublée d’une conscience critique de la faillibilité de toute prétention à la vérité.

Le passage à l’humanisme démocratique s’accompagne cependant d’une modification du critère de légitimité de détermination des rôles sociaux et des valeurs collectives : il ne s’agit plus de la référence chrétienne, mais du débat démocratique, en tant que celui-ci institutionnalise l’exercice collectif de la raison. L’humanisme démocratique se caractérise par un « constructivisme » : les valeurs que la société se donne ne sont jamais définies a priori par une tradition qui s’imposerait aux hommes, mais sont débattues et choisies volontairement. Ce primat de l’autonomie collective fait de l’humanisme démocratique un projet résolument progressiste, là où la référence à une tradition religieuse pouvait favoriser un conservatisme.

L’humanisme démocratique s’inscrit donc dans l’héritage de la démocratie chrétienne, mais en s’en émancipant. Au XXIe siècle, le clivage philosophique n’épouse plus la distinction chrétien – laïque, mais oppose ceux qui conçoivent une société comme devant être portée par la recherche d’un projet commun et des valeurs partagées, et ceux qui ne voient en elle qu’un lieu de coexistence entre des individus.