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L’illusion démocratique

Mieux que personne, le philosophe et politologue Cornelius Castoriadis a défini la démocratie et ses conditions de possibilité. Décédé en 1997 Lire notre article de l’époque «L’enterrement de Cornelius» in POLITIQUE, n°5, Bruxelles, 1998, p.6-7. Un colloque autour de Cornelius Castoriadis «Imaginaire et création historique» a été récemment organisé les 28 et 29 avril 2005 aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles. Pour se procurer les actes de cette journée qui feront l’objet d’une publication, contactez le Groupe de recherche Castoriadis via le courrier électronique vaneynde@fusl.ac.be.., le penseur français d’origine grecque a passé une bonne partie de sa carrière à confronter la démocratie comme projet et surtout comme idéal, avec le régime démocratique comme réalité concrète et terre-à-terre, un régime parfois «bassement» procédural.

Autonomie et hétéronomie

Partant du constat de l’indétermination et de l’incertitude propres à la vie quotidienne, une expérience volontairement cultivée dans le projet démocratique (alternance politique, élections, liberté d’expression…), Cornelius Castoriadis a systématisé nos attitudes politiques et philosophiques en la matière dans une opposition pragmatique entre ce qu’il appelle les «sociétés autonomes» et les «sociétés hétéronomes» Lire l’ouvrage fondamental C. Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe 2: Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986. Castoriadis traduit ces concepts de la façon suivante, l’autonomie (autos-nomos) renvoie à celui qui est capable de se donner sa propre loi et son propre sens, l’hétéronomie (heteros-nomos) indique celui qui reçoit la loi et les sens de l’extérieur, de l’autre ou de quelqu’un d’autre. Une société hétéronome, nous explique-t-il dans ses nombreux ouvrages Une bibliographie est disponible sur le site de l’Association Castoriadis à l’adresse http://ccastor.club.fr/livrescc.html.., est une société qui pose son fondement comme étant extérieur aux affaires humaines, et complètement indépendant de ces dernières. C’est une société qui attribue ses normes, ses croyances, ses vérités et ses significations à une cause distincte et affranchie de l’homme, et du social en général. C’est une collectivité qui attribue son existence aux dieux (entre autres exemples et ils sont nombreux), à la nature ou aux «lois» de la nature, à la race élue ou à la classe élue, aux textes sacrés, à Dieu ou à Raël, au discours de Ratzinger ou de Ron Hubbard, et même parfois aux lois de l’histoire, précise-t-il également à plusieurs reprises dans son œuvre, pour critiquer la dérive marxiste qui après avoir ramené à juste titre le sens de l’histoire dans les mains des hommes, a immédiatement recréé des lois explicatives de l’histoire et des processus sociaux. Une nouvelle bible en quelque sorte : «Dire (comme le marxisme) que nous possédons enfin le secret de l’histoire passée et présente (et même, jusqu’à un certain point, à venir) n’est pas moins absurde que dire que nous possédons enfin le secret de la nature» C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p.45. Si la société hétéronome justifie son être et s’organise à partir d’un message, d’une voix, d’un ordre qui provient de quelques causes supérieures, de quelques lois divines, ou de quelques principes transcendants, des causes, des lois et des principes considérés comme extérieurs au fait social, fussent-ils déguisés en manuel d’analyse historique «objectif» capable de dire le vrai, en raisonnement logique imparable ou en axiomes sociaux et politiques à prétention scientifique, la société autonome crée pour sa part une rupture fondamentale. Si la société hétéronome encadre et fixe définitivement son propre sens, la société autonome brise la clôture et active l’interrogation et la créativité illimitées! Elle reconnaît publiquement, foncièrement et surtout volontairement, l’origine humaine de son existence et de son fondement social. La société autonome, explique Cornelius Castoriadis, produit elle-même sa raison d’être et flirte ouvertement avec l’indétermination radicale qui la sous-tend, elle est «une société qui sait que ses institutions, ses lois sont son oeuvre propre et son propre produit. .Et par. conséquent, elle peut les mettre en question et les changer» C. Castoriadis, op. cit., 1986, p.37. Au monde figé et indiscutable des sociétés hétéronomes, se substitue ici le monde incertain des sociétés autonomes, un monde où la diversité des points de vue, l’imagination, la créativité politique, la contestation et le débat, sont institués dans un cadre légal et officiel pour l’organisation concrète de la société.

Démocratie et construction européenne

Il ne faut pas s’attarder davantage sur l’autonomie de la société pour comprendre qu’à certains égards, elle renvoie au projet démocratique tel que nous le connaissons en Belgique et au sein de l’Union européenne. Un projet parfois fascinant et même dangereux, un projet ennuyeux et monotone, souvent procédural. L’autonomie de Cornelius Castoriadis, ce sont des hommes qui naviguent sur l’indétermination du monde, et sur l’incertitude de notre existence, de nos valeurs et de nos principes. Ce sont des procédures qui instrumentalisent le conflit et les divergences de vue, ce sont des principes qui assurent l’alternance du pouvoir (suffrage universel, pluralisme des partis et séparation des pouvoirs), des valeurs qui encouragent les uns et les autres (partis, individus ou groupes de pression) à se respecter, et à organiser la confrontation des idées dans un cadre légal et démocratique. L’autonomie de Cornelius Castoriadis, c’est la solution au constat tragique du penseur Claude Lefort Claude Lefort a fait un long chemin aux côtés de Cornelius Castoriadis avec qui il a fondé la revue Socialisme ou Barbarie selon lequel le fondement de la démocratie, c’est précisément son absence de fondement! La démocratie de Cornelius Castoriadis, c’est le «théâtre d’une aventure immaîtrisable» D’après l’expression de Claude Lefort : C.Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p.174 qui exige une autonomie de tous les jours, un idéal d’autonomie fascinant qui vient brutalement sur la table et dans nos esprits au moment où on parle de la Constitution européenne et de notre avenir. Si l’autonomie n’est possible qu’à travers un système de démocratie directe, un système où chacun peut véritablement dire qu’il a effectivement participé à l’élaboration des lois et aux choix politiques qui engagent la collectivité, l’Europe actuelle et l’Europe de la Constitution incarnent sans aucun doute non pas la dictature ou le totalitarisme, mais bien la déconnection flagrante et radicale entre le citoyen de base et la prise de décision à Bruxelles. De la même manière, si on considère l’autonomie d’une société, et partant son caractère démocratique, dans sa capacité à relayer par le biais d’une série d’intermédiaires (de plus en plus nombreux!) la volonté populaire, la volonté de près de 450 millions d’individus en l’occurrence, l’Union européenne reste aujourd’hui, et restera probablement encore pendant longtemps, un monstre bureaucratique, paperassier et administratif. Un appareil fabuleux bien incapable de relayer ou de traduire les aspirations multiples et variées de la population, mais un appareil totalement efficace pour coordonner les rares politiques qui font l’unanimité entre les pays membres de l’Union, et imposer par en haut les lignes directrices contraignantes qui ont fait l’objet d’un consensus.

Démocratie et gouvernance

C’est ici que se pose le problème de l’Union européenne et de la Constitution Traité établissant une Constitution européenne, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2005 rédigée par Valéry Giscard d’Estaing! À défaut de vouloir instaurer des véritables pouvoirs exécutif et législatif, avec des responsables issus directement du Parlement européen en fonction des résultats électoraux des uns et des autres, et du poids des partis qui siègent à Strasbourg, les États-membres n’ont pu et n’ont en fait voulu que reproduire prudemment au niveau européen leurs propres systèmes de représentation et de délégation, avec toute la perte de légitimité, de proximité et de lien qu’un doublement de la représentation implique entre le citoyen et les hauts responsables européens, avec tout le ressentiment et l’incompréhension que peut provoquer un système où les intermédiaires se multiplient, où les postes s’échangent et se négocient et où en définitive, en toute logique, les gens qui votent ne peuvent plus identifier l’impact concret de leur déplacement vers l’isoloir. Des gens qui comme aimait à le préciser Cornelius Castoriadis, ne peuvent plus dire qu’ils ont effectivement participé «de façon autonome dans une société autonome» à l’élaboration des lois et aux choix politiques qui engagent la collectivité! Il en est ainsi car pour des raisons d’attachement viscéral aux souverainetés nationales, les pays membres font tout pour contenir le développement du pouvoir législatif européen en termes de visibilité, de capacité de contrôle de l’exécutif, mais aussi et surtout d’autonomie. Les amis et les ennemis de la Constitution s’accordent d’ailleurs sur ce sujet : l’absence totale de changements importants en la matière! Le Parlement européen, le seul endroit où «brûle» le feu potentiel de l’autonomie radicale, reste et restera une chambre d’enregistrement bien incapable d’exercer un quelconque pouvoir effectif. Il en est également ainsi car un changement de forme peut parfois impliquer un changement de fond, un changement de structure peut impliquer un changement de nature, et la double représentation au niveau du pouvoir exécutif européen annule en quelque sorte le principe même de la délégation du pouvoir! Un homme (un commissaire ou un haut fonctionnaire) qui représente (qui agit pour) des hommes et des partis très différents au sein des parlements nationaux, qui eux-mêmes représentent des petites portions géographiques et idéologiques d’un vaste électorat européen (les socialistes wallons, les électeurs d’Umberto Bossi en Italie du Nord…), n’a plus de lien de solidarité, de responsabilité et d’interdépendance avec la base électorale. La représentation directe s’évanouit, et l’idéal d’autonomie ne subsiste que par antiphrase au rythme des beaux discours sur les vertus de l’Europe par rapport à l’Amérique des lobbies et de l’argent, la Russie sinistrée et la Chine de l’esclavage en ateliers. L’Europe s’organise-t-elle pour autant volontairement sur le chemin de l’hétéronomie? Recevant ainsi sa loi et son sens d’une cause supérieure ou indépendante des affaires humaines! À lire les textes fondateurs repris dans la prose de Valéry Giscard d’Estaing, non! Incontestablement, non! Du point de vue de la philosophie politique, la Constitution honore et met même l’accent sur les postulats, les principes et les valeurs fondamentaux de l’idéal démocratique. À observer le fonctionnement pragmatique de l’Union en revanche, à bien réfléchir sur l’avenir de celle-ci tel qu’il est programmé dans la Constitution et dans les missions des grandes administrations européennes, la question mérite alors d’être posée. Car si nous sommes des individus autonomes dans une société autonome, et si l’Union européenne n’est rien d’autre que la maximisation des autonomies nationales au niveau européen, qui peut encore affirmer aujourd’hui (sans ironie) que toutes les lois qui nous gouvernent, toutes les valeurs et les normes qui nous animent au quotidien sont le fruit de notre propre production, le résultat final d’un véritable débat, le bénéfice d’un processus d’échange de vues bien organisé, la recette d’un formidable processus démocratique irréprochable, et que par conséquence, nous pouvons les remettre en question et les changer? La réponse est dans la question!