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L’intérêt social de l’entreprise

Si les politiques de diversité freinent l’expansion de la lutte pour l’égalité de genre, elles profitent à des catégories de population (étrangers et personnes issues de l’immigration) qui, comme à Bruxelles, sont significatives et pourtant très largement fragilisées, entre autres dans le monde du travail. Vu sous cet angle, le concept de diversité appliqué en entreprise ne devrait-il être moins critiqué par les progressistes ?

La diversité est un concept extrême-ment flou, qui en tant que tel ne convient à personne. Mais il est flou parce qu’il est le résultat d’un compromis qui permet d’avoir un consensus entre un ensemble de forces sociales, économiques et politiques. Aujourd’hui c’est le meilleur dénominateur commun de ces forces qui nous permet d’avancer sur une série d’objectifs progressistes. Évidemment, par rapport aux acquis du mouvement féministe des décennies précédentes, qui ont consacré l’importance première des inégalités entre les hommes et les femmes, on ne peut que réagir au fait que la Commission européenne et une série d’instances internationales les ont reprises sous ce concept de diversité, aux côtés des autres formes d’inégalités économiques et sociales, liées à l’origine ethnique, au handicap ou à l’âge. Pour les générations qui ont connu les combats féministes des années septante et du début des années quatre-vingts, le concept de diversité représente clairement un important recul en termes de lutte pour l’égalité de genre. Il faudra à l’évidence revenir sur ce combat perdu temporairement, pour lui redonner sa primauté, au regard des inégalités qui frappent toujours cette moitié de l’humanité, au delà des conditions d’âge, de handicap et d’origine. Maintenant, d’un point de vue sociétal, la mise à «égalité» de ces différents terrains de lutte sociale, que certains décrivent plutôt comme autant de problèmes sociaux à résoudre, atteste d’une volonté nouvelle de les prendre à bras le corps. Cet-te volonté, qui est aujourd’hui partagée par les acteurs économiques et sociaux, constitue en cela une avancée démocratique. Les forces progressistes ont, dans les années quatre-vingts et nonante, sous-estimé les éléments de diversité. Ainsi, à Bruxelles, les pouvoirs publics ont longtemps voulu traiter d’égal à égal l’ensemble des demandeurs d’emploi, sans tenir compte de leurs spécificités. On a large-ment misé sur des politiques générales de formation pour résoudre le chômage. Or, à Bruxelles, cette politique de formation a hélas montré ses limites. La question qu’il reste à résoudre dans la capitale, où paradoxalement l’offre d’emploi est importante, porte, avant toute chose, sur la persistance de grosses poches d’exclusion.

Enjeu migratoire

Cette situation est étroitement liée à la question sociale de l’immigration, qui est remise aujourd’hui cruellement à l’ordre du jour de l’actualité politique et sociale par le mouvement des sans-papiers. À chaque cycle de croissance économique, comme celle que nous connaissons aujourd’hui, les entreprises font systématiquement appel à de la main-d’œuvre étrangère. Nous savons que les acteurs économiques procèdent de la sorte dans une double optique ; à la fois pour satisfaire leurs besoins urgents de bras mais aussi pour maintenir la pression à la baisse sur les salaires. Quand la conjoncture se retourne en décroissance, si une partie de l’immigration économique se retrouve bien intégrée économiquement et socialement, une autre partie est reléguée dans les marges de la société. Le drame, c’est qu’au retour de la croissance, les entreprises se désintéressent de cette main-d’œuvre désinsérée et s’adressent à de nouvelles vagues d’immigration. On peut parler d’un véritable phénomène de sédimentation de l’exclusion, auquel il est impératif de s’attaquer, au travers notamment des plans de diversité. Des différences de vue peu-vent apparaître quant aux mobiles des politiques de diversité. Il y a un ensemble de raisons qui se cumulent les unes aux autres : les raisons éthiques, considérant que les inégalités sont moralement inacceptables ; les rai-sons sécuritaires, qui se préoccupent des risques d’incivilités et d’explosions sociales ; les rai-sons économiques, misant sur le potentiel de ces agents économiques qui sont négligés ; et enfin les raisons sociales, selon lesquelles la pauvreté compromet la capacité des hommes à «faire société». Si chacun mettra plus l’accent sur l’une ou l’autre, il est incontestable qu’en ce début de XXIe siècle, ces raisons justifient pleinement que l’ensemble des forces économiques, sociales et politiques interviennent sur ce champ de la diversité.

Associer tous les acteurs

Concernant les moyens à mettre en œuvre, à nouveau certains présentent de manière caricaturale les approches ; entre tenants progressistes de la loi, appelée à sanctionner les actes discriminatoires et, d’autre part, les adeptes libéraux de l’action libre et volontaire des entreprises. Mais le problème est tellement fondamental dans notre société que, pour l’ensemble des raisons déjà évoquées, ces deux voies doivent pouvoir se compléter l’une et l’autre, en s’appuyant en particulier sur le dia-logue social entre l’État, l’entreprise, les interlocuteurs sociaux et la société civile. C’est une erreur d’opposer les méthodes, alors qu’on est dans un système économique de libre marché. En se situant, dès lors, dans une démarche réformiste, nous nous devons d’utiliser tous les outils à notre disposition, en usant parallèlement de la loi, du volontariat des entreprises et du dialogue social. Plusieurs directives européennes, adoptées au cours de ces dernières années, et qui s’imposent à tous les États membres, visent ainsi l’égalité dans l’entreprise. Elles ont permis des progrès importants en termes notamment d’égalité formelle entre les hommes et les femmes, mais aussi, à l’évidence, en termes d’égalités ethniques. Ces législations ont permis également de positionner des outils publics, ou parapublics, qui, comme le Centre pour l’égalité des chances, ont pu prendre une place spécifique aux côtés des entreprises, à la fois en qualité de gendarme de l’égalité et à la fois aussi en tant que conseiller et soutien à la diversité. Nous avons besoin, d’une part, d’instruments législatifs qui con-damnent les discriminations, appuyés par des sanctions claires sur tous les plans de l’égalité et, d’autre part, d’un ensemble d’outils qui organisent et encadrent la promotion de la diversité dans l’entreprise. Pour l’entreprise, il y a clairement un objectif stratégique au travers de la prise en compte de ce que l’on peut qualifier d’intérêt social de l’entreprise. S’il ne faut pas nier les rai-sons éthiques, la diversité s’inscrit pour l’entreprise avant tout dans un objectif de croissance et de viabilité économiques à long terme. Une possibilité qui renforcerait la base légale de la diversité serait d’inscrire dans le code des sociétés un article qui viserait à fonder l’objet de l’entreprise sur une vision durable de l’intérêt social. L’entreprise aurait désormais pour fondement, outre sa finalité de profitabilité financière, de devoir tenir compte, de diverses manières, des intérêts de la collectivité et des parties prenantes de son activité économique ; à savoir les pouvoirs publics, la chaîne des fournisseurs, les consommateurs… C’est ce que l’on appelle en jargon la responsabilité sociétale des entreprises.

Service public à la traîne

On a aujourd’hui suffisamment de recul pour examiner les premiers plans de diversité, tant en Belgique que dans d’autres pays, en soulignant toutefois que les plans diversités ont le mérite, à Bruxelles, d’associer tous les acteurs. C’est déjà en cela un élément tout à fait positif qui n’est pas un détail. Grâce à un long processus de maturation qui remonte au milieu des années nonante, on est arrivé à ce que l’ensemble des acteurs politiques, sociaux et économiques bruxellois se mettent ensemble pour régler cette problématique d’exclusion. L’examen de la réalité de nombreuses entreprises révèle l’évidence de l’utilité et de l’efficacité des plans diversité pour casser les poches d’exclusion. Prenons le cas d’une grande entre-prise qui souhaitait diversifier ses engagements, mais qui utilisait des méthodes de recrutement ne proposant à l’embauche que des jeunes hommes blancs. Et pourtant, leurs intentions étaient de prime abord bonnes. Ce n’est que dans le cadre d’un plan diversité, élaboré professionnellement, faisant intervenir les pouvoirs publics, le milieu associatif et des centres de formation, qu’ils ont pu identifier les biais de leur approche méthodologique de l’embauche et les solutionner. Dans ce cas d’espèce, des offres d’emplois ont ainsi pu devenir accessibles à des catégories de la population, alors qu’autrement elles en seraient restées écartées. Ces résultats concrets découlent du fait que le plan de diversité forme un tout cohérent, fondé à la base sur une démarche volontaire de l’entre-prise, appuyée et encadrée par les acteurs publics et des interlocuteurs sociaux. Ce genre d’initiatives d’acteurs économiques, qui, en soi, n’est évidemment pas la panacée, ne peut véritablement avoir les effets escomptés en termes d’égalité des droits au travail sans l’action déterminante des pouvoirs publics, en termes, comme on l’a déjà vu, de lutte contre le racisme et les discriminations mais aussi en introduisant également la diversité dans l’emploi public. Ceux qui critiquent les politiques de diversité ne soulignent générale-ment pas que l’entreprise capitaliste a été précurseur en la matière et que le secteur public qui concentre près de 20% de l’emploi vient seulement de prendre des mesures spécifiques, 10 ans après le privé. D’un point de vue progressiste, attaché au rôle premier de la fonction publique, c’est évidemment assez regrettable. Mais, le retard peut encore être rattrapé.