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Maîtriser l’énergie

Pour mettre en œuvre une politique énergétique d’intérêt général, les interlocuteurs sociaux et l’État devraient tirer dans le même sens. Dans l’immédiat, des moyens financiers existent – les économies réalisées par les producteurs d’électricité grâce à l’amortissement rapide des centrales nucléaires – qui pourraient être affectés à la collectivité.

Cet article a paru dans le n°53 de Politique (février 2008).

L’ énergie la moins polluante est bien entendu celle que l’on ne consomme pas. Mais au-delà de cet aspect environnemental et climatique, une moindre consommation permet aussi de baisser les factures énergétiques, ce qui permet un accès plus large des ménages à l’énergie en même temps qu’une meilleure compétitivité des entreprises. Par ailleurs, de nombreux métiers et de multiples emplois sont liés aux politiques de maîtrise de la demande, laquelle contribue, de surcroît, à la sécurité d’approvisionnement. Bref, maîtriser la demande d’énergie présente de substantiels avantages dans divers domaines. Or il existe en Belgique un potentiel important de maîtrise de la demande d’énergie, notamment de la demande d’électricité…

Un potentiel considérable

Ainsi, en 2003, l’Institut Fraunhofer publiait-il les résultats d’une étude consacrée à la gestion de la demande d’énergie en Belgique, laquelle mettait bien cette importance en évidence. Cette étude a été actualisée en 2006 par Wolfgang Eichhammer, membre de l’Institut Fraunhofer, dans le cadre des travaux de la commission « Energie 2030 » mise en place en décembre 2005 dans le but de baliser la future politique énergétique de la Belgique. Dans un rapport publié sur le site de cette commission, Wolfgang Eichhammer, membre non permanent de la commission « Energie 2030 », estime le potentiel d’économie d’énergie en Belgique à 25% à l’horizon 2020 dans un scénario où le potentiel économiquement rentable serait entièrement concrétisé. Il estime néanmoins que réaliser ce potentiel « nécessiterait certainement une politique axée sur l’efficacité énergétique pour les 15 à 20 années à venir ». La maîtrise de la demande d’électricité offre un moins grand potentiel que la maîtrise de l’énergie dans son ensemble. Néanmoins, elle mérite également attention. Lors de l’examen du Plan d’équipement en moyens de production d’électricité 1995-2005, un potentiel d’économies d’électricité économiquement rentables de 8 TWh (1TWh = 1000 GWh) avait été identifié pour la période, soit, à titre d’exemple, 18% de la production d’électricité nucléaire en 2003. Ces économies d’énergie seraient concrètement le résultat d’investissements dans des tarifs modulables et interruptibles, dans des investissements orientés vers les moteurs, dans l’éclairage et dans la Recherche & Développement d’utilisation rationnelle de l’énergie auprès de la clientèle, dont les ménages. L’impact des politiques et mesures d’utilisation rationnelle de l’énergie s’amplifiant au cours du temps.

Une étude plus récente du Bureau fédéral du Plan contient une projection de maîtrise de la demande d’électricité et estime que le taux de croissance annuel moyen de la consommation d’électricité dans une projection « maîtrise de la demande d’électricité » serait de 0,86% sur la période 2000-2020 comparé à 1,39% dans le scénario de référence du Bureau du Plan. La consommation d’électricité s’établirait alors à 91 TWh en 2015 et 93,7 TWh en 2020 par rapport à la demande d’électricité en 2000. L’écart de consommation d’électricité entre ce scénario et le scénario de référence serait de 4,2 TWh en 2010 (soit 4,5% de la consommation totale) et de 10,4 TWh en 2020 (soit 10% de la consommation totale et près d’un quart de la production d’électricité nucléaire actuelle), l’impact des politiques et mesures d’utilisation rationnelle de l’énergie s’amplifiant au cours du temps. En 2020, l’économie d’électricité se répartirait de la manière suivante entre les secteurs : 25% dans l’industrie, 22% dans le secteur tertiaire et 53% dans le secteur résidentiel.

La voie des « bénéfices échoués »

Comment financer ces mesures ? Le producteur belge d’électricité nucléaire apparaît à cet égard comme un contributeur décisif. Il pourrait et devrait en effet participer de manière importante au financement des politiques d’offre et de maîtrise de la demande en raison des conditions financières exceptionnellement favorables dont il a bénéficié dans le passé et qui demeurent très importantes dans le contexte actuel. Lorsque la Belgique s’est engagée jadis dans la filière nucléaire, la durée d’amortissement des centrales concernées a en effet été fixée à vingt ans comme pour l’ensemble des unités de production d’électricité. Par ailleurs, le Comité de contrôle de l’électricité et du gaz a à l’époque admis de débuter l’amortissement des unités nucléaires dès avant leur mise en service industrielle. De la sorte, les investissements de base des centrales nucléaires ont été totalement amortis au terme d’une période qui précède de 8 à 18 ans la date théorique de leur mise hors service, les investissements complémentaires étant par ailleurs aujourd’hui presque entièrement amortis eux aussi.

De plus, ce choix n’a demandé aucun sacrifice aux actionnaires. En effet, le système dit « cost plus » – dans lequel le prix fixé pour l’énergie au niveau de l’utilisateur final était égal au prix de revient accepté auquel était ajoutée une marge estimée « acceptable » –, système d’application dans le processus de régulation antérieur à la libéralisation, était tel que ces amortissements rapides ont été supportés par les consommateurs au travers des tarifs qui leur ont été appliqués. Certes, une fois l’amortissement terminé, les consommateurs devaient, dans ce système cost plus, bénéficier d’un avantage résultant des diminutions de coûts, lesquelles devaient entraîner une baisse des tarifs à la clientèle finale en retour des efforts consentis dans le passé. Toutefois la libéralisation du marché de l’électricité a modifié les conditions de régulation, empêchant la réalisation de ces engagements… Pour financer les mesures d’économie d’énergie que requiert la réalisation du potentiel existant, la voie des « bénéfices échoués » reste néanmoins possible.

De quoi s’agit-il ? D’une logique inverse de celle des « coûts échoués » : des montants significatifs qualifiés de «bénéfices échoués» peuvent être identifiés comme des marges supplémentaires liées, par exemple, aux amortissements rapides du passé résultant de la régulation antérieure du système dont il a été question. Ces montants, ces « bénéfices échoués » – que le comité de direction de la Creg a chiffré à plusieurs milliards d’euros dans la période 2005-2025 – pourraient parfaitement être libérés par le producteur/transporteur d’électricité – notamment nucléaire – pour financer, non seulement des baisses tarifaires là où cela s’avère nécessaire, mais également la sécurité nucléaire, le traitement des déchets nucléaires, des mesures d’utilisation rationnelle de l’énergie, des mesures sociales… En d’autres termes, ces « bénéfices échoués » peuvent permettre – en étant prélevés, par exemple, via une taxe – de financer certaines charges d’intérêt général génératrices d’emplois tout en évitant de faire, une fois encore, supporter les coûts de ces mesures par la collectivité. Autrement dit, il est possible, par ce biais, de dégager des moyens suffisants pour permettre la mise en place de mesures ambitieuses d’économies d’énergie sans que, pour autant, les consommateurs belges soient amenés à payer deux fois les centrales nucléaires et à assumer les risques liés à une absence de politique régulatrice.

Alliance pour l’emploi et l’environnement

En ce qui concerne les ménages, une des pistes importantes concerne les logements : environ la moitié des logements en Belgique sont mal isolés, ce qui place le pays en troisième position des pays européens les moins performants dans ce domaine. Le chauffage domestique étant responsable pour 16% des émissions de gaz à effet de serre et sachant qu’un logement bien isolé peut réduire sa consommation d’énergie de 60%, il y a donc là un champ d’action important pour contribuer à l’objectif de Kyoto. Ici aussi, des efforts en matière d’isolation sont porteurs, non seulement d’économies d’énergie et partant d’économies pour le budget des ménages, mais ils peuvent aussi, vu le potentiel existant, contribuer à rendre notre pays un peu moins dépendant pour son approvisionnement en énergie et dégager ainsi des moyens bien utiles ailleurs tout en améliorant la situation de l’emploi à tous les niveaux de qualification. Concrètement il faudrait, pour ce faire, instaurer en Belgique une « Alliance pour l’emploi et l’environnement » à l’instar de ce qui a été fait en Allemagne sur proposition de la fédération syndicale DGB ou, à tout le moins, s’en inspirer en mettant en place un plan ambitieux – concerté avec tous les acteurs concernés, dont les interlocuteurs sociaux – de rénovation énergétique du parc de logements en Belgique. C’est notamment dans ce sens que patronat et syndicats se sont prononcés dans l’avis que le Conseil central de l’économie a émis le 25 décembre 2005 sur l’efficacité énergétique dans le secteur du logement.

On ne peut attendre des opérateurs de terrain qu’ils prennent en compte l’intérêt général.

Dans cette optique, des initiatives existent certes déjà au niveau régional et aussi au niveau fédéral. Le gouvernement fédéral a notamment créé le Fonds de réduction du coût global de l’énergie (FRCE) qui octroie, à l’instar de l’exemple allemand, des prêts bon marché pour des économies d’énergie, mais qui prévoit aussi, via le système du tiers payant, un préfinancement de ce type d’investissements pour la catégorie des plus démunis, ce que demandait en particulier la FGTB. Il demeure cependant crucial de développer une alliance entre travailleurs, employeurs, pouvoirs publics (fédéral et régionaux) et tous les intéressés en vue de dégager des moyens supplémentaires pour ce projet et de créer l’encadrement nécessaire pour disposer d’un personnel suffisamment qualifié dans un secteur présentant des conditions de travail plus attrayantes. Cette alliance s’impose de même toujours afin de créer des effets d’échelle et une dynamique réelle, de réduire significativement les factures de chauffage du plus grand nombre possible de ménages et, en particulier pour les plus démunis, de donner, en diminuant leurs besoins d’énergie, à davantage d’entre eux, l’accès à l’énergie à un prix abordable pour se chauffer.

Pour l’intérêt général

De manière plus générale, nous voudrions enfin nous référer à la lettre ouverte adressée récemment par 27 personnalités à l’ensemble des parlementaires des partis démocratiques. La requête principale que cette lettre ouverte consigne est d’obtenir que les pouvoirs publics contribuent enfin à une politique énergétique d’intérêt général et confèrent à l’énergie le statut de besoin essentiel. Selon eux, « pour permettre un monde en développement durable, il faut changer en profondeur notre façon de consommer et de produire de l’énergie… Chaque pour-cent d’économie d’énergie créerait de belles perspectives économiques aux prix actuels des produits pétroliers. Les technologies qui permettraient de tels changements sont souvent déjà connues. Il s’agit dès lors d’un choix de société. Alors que l’énergie va inévitablement devenir plus chère, il faut désormais garantir à tous le droit à la mobilité, le droit de se chauffer en utilisant le moins possible d’énergie ».

Cette lettre ouverte n’aborde pas seulement la demande d’énergie mais aussi l’offre d’énergie – un volet qui ne constitue pas l’objet de cette contribution – et conclut dès lors qu’il est urgent d’organiser un débat de société large, transparent et bien informé et ce tant sur les politiques de maîtrise de la demande que sur les politiques d’offre d’énergie. Un tel débat est en effet crucial. Il devrait être organisé avec tous les acteurs concernés – dont les interlocuteurs sociaux – et être alimenté par les résultats d’études scientifiques fiables.

Il doit avoir pour finalité de recommander aux pouvoirs publics les meilleurs équilibres possibles pour, dans le même temps, assurer la sécurité d’approvisionnement, faciliter les investissements, créer de l’emploi, diminuer les émissions de gaz à effet de serre et contribuer à la lutte contre la pauvreté. Il est clair, en effet, que c’est aux pouvoirs publics qu’il revient de définir une politique énergétique d’intérêt général et de réguler les secteurs énergétiques à cette fin : dans le cadre d’un marché libéralisé où ils n’agissent plus qu’en fonction des intérêts de leurs actionnaires, on ne peut attendre des opérateurs de terrain qu’ils prennent en compte l’intérêt général. C’est normal mais trop souvent oublié !