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Mama Kim

Cette image a arrêté le temps. On n’avait jamais vu scène aussi étrange sur le court central d’un tournoi de tennis du Grand-Chelem, et on ne la verra sans doute plus jamais, en tout cas sous cette forme sans apprêts : Kim Clijsters accroupie aux côtés de sa fille de 18 mois, son trophée de l’US Open posé parterre comme un jouet. Les titres de la presse mondiale ont immédiatement souligné le caractère unique et impensable de l’événement : ce n’est pas la victoire d’une championne sur le circuit professionnel que la presse a saluée, c’est le triomphe d’une mère ou plutôt d’une maman. «Super-mum», titre le journal australien The Age. «Mama Clijsters» (Het Laatste Nieuws). «Working Mom» (Sports Illustrated). «Mama Kim» (Die Welt). «Comeback Mama» (Algemeen Dagblad). «Incroyable maman» (La Dernière Heure). «Une maman écrit l’histoire» (Paris-Match). Et partout le portrait de la mère à l’enfant, mitraillé sous tous les angles. «A curly-haired mother and her curly-haired daughter», écrit le Los Angeles Times qui raconte moins le match que la scène d’apothéose. Du tournoi, des matches disputés, du combat tennistique sept fois recommencé, il n’est question nulle part, dans aucun journal. Seules comptent les deux têtes bouclées au sourire mimétique. Cette photo a tout écrasé, tout emporté en un instant de grâce oublieuse. Elle a balayé d’un coup tous les codes du tennis professionnel féminin, tels qu’ils se sont peu à peu établis à la fin des années 1990. Les filles-championnes, chaperonnées par leur mère (Hingis), leur père (Pierce, Williams) ou son double (l’entraîneur-gourou), des corps de femmes en devenir, sortes de chrysalides mi-enfant mi-mannequin, dans des tenues de moins en moins «sport» et de plus en plus «mode», des jeunes sportives rattrapées et dépassées par le show business. Même Henin n’y a pas échappé, qui a posé pour des magazines, joué dans un feuilleton, présenté des émissions télévisées. Les brèves apparitions de boyfriends et les mariages éphémères n’y changeaient rien, ces femmes-enfants étaient vouées à l’inaccomplissement. Kim Clijsters elle-même était connue comme la fille de, et la fiancée de : petite amie du joueur Lleyton Hewitt, fille de Leo Clijsters, ancien Diable rouge, décédé en janvier de cette année, comme s’il ouvrait le champ de la métamorphose. Kim est revenue sur le circuit en août, méconnaissable. Personne ne croyait qu’elle puisse remporter à nouveau un tournoi du Grand-Chelem, tout le monde n’avait d’yeux que pour sa fillette au bord du terrain et cela suffisait : une maman jouait, une maman souriait, une maman maternait sitôt expédiée la balle de match. Les adversaires de Kim s’y sont laissé prendre, on les a vues intimidées face à cette femme accomplie dont le tennis n’était plus toute la vie. L’agressivité les avait fuies, elles étaient perdues, désarmées. C’était comme si elles jouaient pour la première fois au tennis, et pour cause : le temps d’un tournoi, la maman de Jada venait d’en supprimer les règles, qui sont celles d’un combat sans merci. Le tennis est la version moderne du duel : un affrontement à armes égales, d’une violence rare, où chaque coup s’accompagne d’un cri perçant, où chaque match est une question de vie ou de mort : plus radical que la boxe, jamais de match nul, la défaite vous élimine, la victoire vous offre un sursis. Le tennis est un jeu de massacre : 128 joueuses au début d’un tournoi, sept combats pour arriver en finale, un seul trophée au bout de la campagne et tout à refaire au tournoi suivant. La victoire n’est jamais qu’une défaite différée. Le tennis est pire que l’ordalie : il finit toujours mal. Lors de l’US Open 2009, Mama Clijsters a aboli tout cela, elle a remis le réel dans le bon ordre : la «vraie vie» était au bord du terrain, le tennis était renvoyé à ses faux-semblants, ses fausses mises à mort. C’est du moins ce qu’on nous a sommé de croire aussitôt, tant le sport a besoin régulièrement de nier son office. La mère à l’enfant est apparue comme dans un conte de Noël. Une apparition merveilleuse et fugitive, qui ne pouvait servir qu’une fois : si Kim gagne d’autres tournois, plus personne ne l’appellera maman.