Une dernière chronique, entre Sotchi et Sao Paulo, en cette année où le sport et la politique, le jeu et la vie, le corps et l’âme se mêlent comme ils n’ont jamais vraiment cessé de le faire depuis la fin du XIXe siècle. J’ai fort peu utilisé le « je » jusqu’ici, m’essayant à l’objectivité, au recul, à la raison, m’efforçant de brider la subjectivité qui nous submerge dès qu’il s’agit de nos sens, de nos réflexes, de nos passions, de nos désirs de gloire ou de fusion selon l’heure et le jour. En vain, bien sûr. J’arrête là, je me dis qu’il est temps d’arrêter, comme on siffle la fin d’un match. C’est le ressort dramatique le plus puissant du sport : les dernières minutes, les dernières secondes, le compteur qui s’égrène avant l’inéluctable. Défaite ou victoire, désespoir ou délivrance. La vie à pile ou face. Je me relis, je cherche le fil de ces chroniques qui ont flotté à la surface de l’actualité. En fait s’il y en a un, il tient sans doute à cette notion fugace et incertaine, cette « actualité » qui croit annoncer l’histoire alors qu’elle lui court après. Le sport est un révélateur, perpétuellement à double sens, écartelé entre le monde ancien, nostalgique de lui-même, et les forces neuves qui ne cessent d’en changer les repères et les valeurs. Le sport est le réceptacle de toutes les idées reçues et de toutes les révolutions, notamment sociales et géopolitiques. Ici (« chez nous » !), il raconte l’ancienne Belgique tout en mettant en scène une société presque méconnaissable ; ailleurs, il entretient des vestiges du colonialisme, comme si le Nord continuait à dominer le Sud, alors que le centre de gravité du sport mondial s’est fortement déplacé. Il n’y a pas une question de société qui n’ait trouvé dans le sport un effet, un écho et parfois même une réponse. Je n’ai pas tout dit mais j’ai peur de me répéter. J’aurais aimé parler du match de tennis Isner-Mahut, ces deux joueurs qui ont étalé leurs tripes pendant 11 heures et 5 minutes sur le court n°18 de Wimbledon en juin 2010 : 70-68 au cinquième set, victoire d’Isner. Belle occasion de se rappeler qu’en tennis, comme dans quelques autres sports de balle, il n’y a aucune limite de temps, un match peut durer une vie, il peut théoriquement s’achever par la mort des joueurs, aucun des deux ne parvenant jamais à confirmer un avantage… Vertige du sport, calculs d’improbabilité, insondables destins. J’aurais pu encore parler de Pistorius. Ce héros olympique absolu, qui le premier a aboli la frontière entre les dieux du stade et les handicapés, et puis qui a tué sa compagne. Au moment où vous lisez ces lignes, la justice sud-africaine a sans doute rendu son verdict. Quel qu’il soit, cette histoire aura témoigné d’une autre « modernité » du sport, qui a basculé dans la démesure, où l’argent orchestre le spectacle et finirait par occuper tout le champ de l’analyse, pour peu qu’on n’y prenne garde. J’arrête aussi pour ne pas m’y résoudre. Je relis le texte écrit par Roland Barthes pour le film Le sport et les hommes en 1959[1.Film de Hubert Aquin produit par l’ONF.] : « Il y a dans l’homme des forces, des conflits, des joies et des angoisses, le sport les exprime, les libère, les brûle, sans jamais les laisser rien détruire. Dans le sport, l’homme vit le combat fatal de la vie. Mais ce combat est éloigné par le spectacle, réduit à ses formes, débarrassé de ses effets, de ses dangers et de ses hontes. Il perd sa nocivité, non son éclat ou son sens. » Ce que Barthes n’avait pas prévu, c’est que le spectacle cesserait d’être bientôt ce qu’il était alors : une représentation en un lieu donné où les acteurs et les spectateurs participaient, et eux seuls, à une même mise en scène. La télévision a tout changé. Elle, et ce qu’elle a drainé comme public et comme capitaux, à l’échelle planétaire. À mon avis, malgré le sport, le combat dont parlait Barthes n’a rien perdu de sa captivante nocivité… Cette chronique est présente dans Politique depuis son numéro 56 (octobre 2008). Celle-ci est donc la trentième et dernière. Merci Jean-François.