Que de chemin parcouru ces dernières années ! En 2010, au lendemain des élections fédérales anticipées, les partis plaidaient eux-mêmes pour des majorités qu’ils qualifiaient de « calques », c’est-à-dire pour composer au fédéral un gouvernement qui dupliquerait les majorités communautaires (néerlandophone et francophone) installées un an plus tôt, et évidemment négociées indépendamment l’une de l’autre.  Ce souhait s’est rapidement avéré impossible à réaliser — en termes de programme politique et non pour des considérations arithmétiques — et la formation du gouvernement fédéral prendra finalement 540 jours, ainsi que la rédaction d’une réforme de l’État.  Dans la foulée, on a rallongé la législature fédérale d’un an, pour mieux coller aux échéances régionales (en réalité aux élections européennes qui imposent leur rythme), alors même que chacun se félicitait durant les longs mois de crise de pouvoir au moins compter sur des gouvernements fédérés de plein exercice, comme si le spectre d’un blocage généralisé n’avait pas effleuré les négociateurs.

En 2014, alors que PS et CDH prenaient la main pour former les majorités du sud du pays, laissant en plan l’informateur royal et les négociateurs fédéraux, d’aucuns dénonçaient un coup de force confédéraliste. Pourtant, si lancer des négociations dissociées et former des majorités asymétriques (non congruentes entre les différents niveaux de pouvoir) n’est pas dans la tradition belge du compromis, il s’agit d’un mécanisme tout à fait fédéral, voire relevant d’une certaine maturité politico-institutionnelle dans le contexte belge. Jusqu’alors, en toute logique fédérale à la sauce belge, les majorités francophones (wallonne, bruxelloise et Communauté française) étaient négociées simultanément par les partis francophones et les majorités néerlandophones (flamande et bruxelloise) étaient négociées par les partis néerlandophones. Le moment de rencontre et dialogue entre francophones et néerlandophones était la finalisation de l’accord bruxellois, qui requiert une majorité dans chaque groupe linguistique.

La configuration de l’été 2017 sort de l’ordinaire, mais peut éventuellement poser les jalons d’une plus grande indépendance entre les exécutifs, à défaut d’une plus grande indépendance des exécutifs vis-à-vis des partis. En effet, la constante dans le processus de formation des gouvernements est bien l’implication des partis. Le rôle des électeurs se limitant à poser les rapports de force entre les partis, ceux-ci conservent plus que jamais la main dans la confection des accords de majorité. C’est d’autant plus évident que le changement de majorité wallonne de l’été 2017 s’est fait sans consultation du peuple (cfr. Non démocratique, la motion de méfiance ? Un étonnement… surprenant)

Pour le moment, le dispositif est inédit, tout comme l’était le déclencheur de la crise (le plus petit parti de la coalition souhaite en éjecter le plus grand, sans avoir préparé de plan B, à savoir une nouvelle majorité alternative). Il a fallu un mois pour former le nouveau gouvernement wallon, mais les négociateurs n’ont pas travaillé en parallèle sur de nouvelles majorités bruxelloise et au niveau de la Communauté française. Il faut souligner que les rapports de force entre les partis sont évidemment différents à Bruxelles et en Wallonie, et dans une moindre mesure entre la  Wallonie et la Communauté française (rappelons que le parlement communautaire est composé de l’ensemble des 75 députés wallons qui partagent leur temps entre Namur et Bruxelles, ainsi que de 19 parlementaires régionaux bruxellois).

Vu l’importance historique que les partis semblaient ou déclaraient accorder à la Communauté française malgré les tendances régionalistes de certains mandataires, cette situation d’entre-deux formations gouvernementale est interpelante. À première vue, on ne sait pas très bien s’il faut la regarder de manière très pragmatique et se dire que de nouvelles majorités bruxelloise et communautaire sont plus difficile à former, ce qui explique le décalage. Ou s’il faut y voir un signe avant-coureur d’un désinvestissement progressif de la Communauté, ce qui aurait au moins le mérite de clarifier une fois pour toutes la préférence du Sud pour l’option régionale.

Dans ces circonstances, l’attitude du président de DéFI, parti originellement bruxellois mais souhaitant conquérir la Wallonie tout en défendant tous les francophones (y compris ceux de Flandre), paraît surprenante. On le sait pugnace et défenseur de la Communauté française, mais il choisit tout de même de profiter de quelques semaines de vacances et donne rendez-vous après le 20 août (soit deux mois après le début de la crise) pour reprendre (entamer ?) des négociations. Bien sûr, ce sont les vacances et l’activité gouvernementale est réduite, tandis que les parlementaires sont en congé. Mais il s’agit surtout pour Olivier Maingain de prendre la main ou plutôt de bien marquer que d’autres ne l’ont pas. Son parti est évidemment le pivot d’une éventuelle nouvelle majorité bruxelloise, alors qu’il est inexistant au parlement wallon. Cette crise lui offre l’occasion de monter au gouvernement de la Communauté française, ce qui peut relever d’un calcul politique (se rendre incontournable) mais aussi démontrer qu’en réalité la Communauté a toujours été une préoccupation de son parti, quitte à jouer la montre pour arriver à ses fins.

Depuis 2012, les mandataires politiques francophones ont substitué l’appellation « Fédération Wallonie-Bruxelles » à l’historique Communauté française de Belgique. La crise de cet été et la formation (à venir) des gouvernements francophones (en réalité, le gouvernement bruxellois est bilingue et implique des partis néerlandophones) donne tout son sens à ce nouvel intitulé, voire pose les jalons d’une nouvelle conception de l’institution. Chacun des trois mots est essentiel. La Communauté française regroupait les francophones de Belgique, du moins ceux du sud de la frontière linguistique, tandis que la Fédération Wallonie-Bruxelles se voit comme une coupole institutionnelle entre la Wallonie et Bruxelles, à défaut d’un lien géographique. On le sait, il s’agit d’un embryon de plan B aussi appelé Belgique résiduelle, sous-entendant qu’en prenant son indépendance, la Flandre quitterait la Belgique qui continuerait à exister par la volonté des francophones. Le terme fédération est crucial et indique que la Communauté française chapeaute d’une certaine manière les Régions, même si on le sait de l’expérience fédérale belge qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les niveaux de pouvoir. Notons encore, pour l’anecdote, qu’il s’agirait ici d’un fédéralisme d’association ayant pour but une des raisons d’être primaires des fédérations de par le monde : la défense de l’intégrité des frontières et du territoire.

En formant les deux gouvernements régionaux indépendamment l’un de l’autre, on opte – même si c’est par pur pragmatisme – pour une perspective fédérale (en opposition à unitaire). Les niveaux de pouvoirs sont indépendants les uns des autres ; il n’y a donc pas de raison de négocier des majorités en parallèle, d’autant que le résultat des élections en Wallonie et à Bruxelles peut être sensiblement différent. Cette lecture fédérale pourrait être renforcée par la négociation indépendante également du gouvernement « fédéwalbru « (raisonnement amorcé dans Politique n°83 – Vous avez dit confédéralisme ?). Cependant, d’autres scénarios sont envisageables, comme de réunir les responsables des majorités wallonne et bruxelloise pour négocier, dans un troisième temps, un programme de gouvernement « fédéwalbru ». Dans ce cas, si le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles devait être une émanation des gouvernements régionaux, nous nous trouverions plutôt face à une lecture… confédérale. Et on peut craindre que, à la manière des poupées russes, l’opposition entre tenants des Régions et partisans des Communautés ne se reproduise à nouveau, mais à un échelon inférieur (lire fédéré en prenant la Belgique pour la fédération centrale).

En conclusion, la seule certitude est que la Communauté française – peu importe son nom – n’a pas encore disparu quoi qu’on puisse croire et que les éternelles questions que l’on qualifie de communautaires pourraient se répéter au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il n’est finalement pas dit que cette crise consacre l’option régionale, d’autant que ce n’est d’ailleurs clairement pas le choix de la Flandre.