Alors que la Marche nationale contre l’antisémitisme se tient ce dimanche 10 décembre 2023 à Bruxelles, Sacha Guttmann, ancien président et coprésident de l’Union des étudiant·e·s juif·ve·s de Belgique (UEJB), s’adresse à la gauche belge et à ses difficultés d’intégrer dans ses combats la lutte contre l’antisémitisme.

Ma gauche,

Par quoi commencer ? Peut-être par te parler du samedi 4 novembre à Lyon. Ce jour-là, une femme juive se fait poignarder. Son agresseur tague une croix gammée sur le mur de sa maison avant de s’enfuir. Comme dans le reste du monde, cette tentative de meurtre d’une personne juive s’inscrit dans une explosion d’une rare intensité de la haine antisémite sur notre vieux continent. Ta réaction à toi, ma gauche ? Inexistante ou presque.

Ces dernières semaines ont mis en lumière un écueil : ton incapacité à considérer les Juifs comme une minorité.

Les évènements de ces dernières semaines ont mis en lumière un écueil dans lequel tu tombes depuis trop longtemps : ton incapacité à considérer les Juifs comme une minorité. Et par conséquent, une incapacité à considérer l’antisémitisme comme une haine structurelle et structurante. Car si tu n’arrives pas à considérer les Juifs comme une minorité à part entière, de fait, il ne t’est pas possible de considérer l’antisémitisme comme existant réellement.

Les sources de ton malaise

Parce que toi et moi partageons la même culture politique, je me doute bien d’où te vient cette ambiguïté. À la base de ces errements, tu commets, il me semble, trois erreurs majeures.

Premièrement, tu acceptes trop facilement tes difficultés théoriques dans l’intégration des Juifs au sein du cadre conceptuel de l’antiracisme politique. Celui-ci prend appui sur la notion de stigmate, pour différencier les « blancs » (dominants) au sens sociologique et les « racisés » (dominés). Malgré le travail millénaire de l’iconographie antisémite visant à définir un type juif, il n’en existe évidemment pas. Et donc, du fait de l’absence de stigmate visible, certains Juifs sont en mesure de se rendre (partiellement) invisibles dans l’espace public. Au lieu de prendre à bras-le-corps cet enjeu conceptuel qui engendre également une violence, celle de devoir se cacher, tu décides plutôt d’en faire un angle mort, voire de ranger ouvertement les Juifs dans la catégorie des « blancs », comme le décrit si bien notre camarade Illana Weizman dans son récent ouvrage, Des blancs comme les autres ? (Stock, 2022). C’est tellement mal connaître l’histoire de l’antisémitisme.

Tu le sais mieux que quiconque, l’antisémitisme, comme tous les racismes, est un spectre et tu n’es pas exempte d’un positionnement sur celui-ci.

Dans un second temps, vient l’erreur que commet la gauche en se laissant entraîner dans le jeu hypocrite d’une partie de la droite conservatrice et de l’extrême droite, qui veulent faire de l’opposition « juifs/musulmans » le nouvel avatar de la guerre des civilisations. Mimant l’amour des Juifs par détestation des musulmans, ils associent fallacieusement les Juifs et la culture dominante. Manquant de sens historique, tu tombes dans le piège du faux dilemme obligeant à choisir l’un ou l’autre.

Enfin, ce piège menant à associer Juifs et dominants s’inscrit plus généralement dans l’histoire de l’antisémitisme. Dans l’imaginaire antisémite, les Juifs sont de ceux qui tirent les ficelles. Ils seraient de tous les complots et de toutes les conspirations. Les grands banquiers, la finance internationale, Rothschild, Soros, le Protocole des Sages de Sion, et tant d’autres. Avec plus ou moins de virulence en fonction des époques, cet imaginaire fait indéniablement partie de notre culture et imbibe les consciences. Comment s’étonner dès lors que les Juifs ne soient pas perçus comme une minorité à part entière ?

Cela ne signifie pas que tu sois intrinsèquement antisémite, mais tu le sais mieux que quiconque, l’antisémitisme, comme tous les racismes, est un spectre et tu n’es pas exempte d’un positionnement sur celui-ci.

L’existence d’Israël et l’antisémitisme du Hamas

Cela, en plus de te mettre en porte-à-faux de la lutte contre l’antisémitisme depuis des décennies, débouche sur ce qui constitue le cœur de ton malaise depuis le 7 octobre : ton incapacité à développer un véritable discours de lutte contre l’antisémitisme. Car si les Juifs sont dominants, Israël est, de fait, uniquement l’expression d’un impérialisme et d’un colonialisme. Et donc, c’est de la mer au Jourdain qu’il faudrait libérer ce territoire de la présence d’une population considérée comme intrinsèquement dominante. 

C’est omettre le fait que, plutôt que l’expression d’un colonialisme aveugle, la revendication d’un foyer national juif est avant tout l’expression de la nécessité absolue pour une minorité opprimée de se constituer en État pour se protéger après le massacre des 2/3 de sa population et après des siècles de persécutions dans un monde justement structuré par l’État-nation. De Dreyfus à la Shoah, en passant par les vagues de pogroms à l’Est, le sionisme est avant tout une réaction à l’antisémitisme européen et un mouvement d’émancipation porté notamment par nombre de nos camarades.

Plutôt qu’un colonialisme aveugle, la revendication d’un foyer national juif est avant tout l’expression de la nécessité absolue, pour une minorité opprimée, de se constituer en État.

Il est évident que cela ne doit jamais nous empêcher de critiquer la politique des différents gouvernements israéliens et de défendre inlassablement le droit absolu des Palestiniens à s’autodéterminer. Autant que toi, cela fait partie de mes combats. Il est aussi évident que cela ne doit jamais nous empêcher de pleurer les morts et les blessures des civils palestiniens et de tout mettre en œuvre pour qu’elles cessent.

Israël, comme tous les États, avec plus ou moins d’intensité en fonction de leurs périodes historiques, voit son histoire et son présent liés à la colonisation, au militarisme et à la violence. De même qu’il est indispensable de lutter pour affranchir les nations des atrocités qui leur sont consubstantielles, il est juste de lutter pour qu’Israël s’engage sur le chemin de la décolonisation. Cependant, cela n’autorise pas à s’égarer dans la remise en cause de son existence même, pas plus qu’on ne le ferait pour d’autres États.

Lutter pour qu’Israël s’engage sur le chemin de la décolonisation n’autorise pas à s’égarer dans la remise en cause de son existence même, pas plus que pour d’autres États.

Mais dans cette perspective où Israël devient pour toi uniquement synonyme de colonisation, l’assassinat et la rétention de civils israéliens par une organisation terroriste, ouvertement porteuse d’un antisémitisme millénaire, préexistant à l’État d’Israël, ne te paraît ni antisémite, ni une atteinte aux droits humains. Pourtant, la nature des persécutions menées par le Hamas le 7 octobre est fondamentalement antisémite. En dépit de tout objectif stratégique ou militaire, le Hamas a délibérément fait le choix de s’attaquer à des civils et, dans une démarche macabre, de le filmer.

Pourquoi ? Car l’antisémitisme est une dimension majeure de l’idéologie du Hamas comme en témoigne, par exemple, la présence dans leur charte de la thèse antisémite du célèbre faux, « Les Protocoles des Sages de Sion », prêtant aux Juifs une volonté de domination mondiale, et d’autres recyclages réguliers de mythes antisémites.

Dès lors, la déshumanisation des Juifs, a permis de se livrer à une violence aveugle : assassinat d’enfants devant leurs parents et de parents devant leurs enfants, éventrement de femmes enceintes, enlèvement d’enfants en bas âge, massacre indiscriminé de centaines de jeunes festivaliers, tortures et viols. Bien que le Hamas se cache derrière des arguments rationnels pour expliquer son passage à l’action, c’est bien l’antisémitisme qui motive les méthodes employées et le 7 octobre en est indissociable.

C’est parce que tu perçois Israël uniquement comme un fait colonial que tu ne parviens pas à reconnaitre le caractère antisémite des attaques du 7 octobre. Et c’est également pour cette raison que la lutte contre l’antisémitisme, aux côtés de populations juives soutenant dans leur écrasante majorité le droit de l’État d’Israël à exister, devient à tes yeux, au mieux difficile, au pire une complicité.

Présente historiquement, ton incapacité à reconnaître dans tes tripes le caractère minoritaire des Juifs, et donc la dimension structurante de l’antisémitisme, se fait donc ressentir avec une violence renouvelée, depuis les attaques terroristes et antisémites du Hamas du 7 octobre dernier.

La gauche peut-elle se ressaisir ?

Tes demandes de cessez-le-feu ne sont presque jamais assorties de demandes de libération des otages, la violence antisémite se déployant partout en Europe ne réveille pas la révolte qui t’habite habituellement et ta capacité d’empathie vis-à-vis des communautés juives, minorité terrifiée par les évènements d’ici et de là-bas, est quasi nulle.

Les Juifs du monde seront durablement touchés par les évènements de ces deux derniers mois et l’antisémitisme ne redescendra pas comme par magie. Ma gauche, les défis qui se trouvent devant toi aujourd’hui sont immenses. Il ne s’agit pas uniquement de mettre, dans les limites de ses capacités, la Belgique au service d’une paix juste faisant cohabiter, dans les termes qu’ils décideront, Israéliens et Palestiniens. Il s’agit également d’empêcher de toutes nos forces l’explosion de notre tissu social. Il s’agit d’empêcher que cette identité provenant des tripes de l’histoire soit utilisée pour martyriser les porteurs d’une autre identité. Et puis, il s’agit surtout d’empêcher de toutes nos forces que les Juifs soient abandonnés, une fois de plus dans l’histoire, par le monde.

Et puis, il s’agit surtout d’empêcher de toutes nos forces que les Juifs soient abandonnés, une fois de plus dans l’histoire.

J’étais de gauche avant le 7 octobre. Je le suis toujours après. Parce que j’en suis convaincu : la gauche est le cœur battant des luttes qui animent notre société. Que ce soit pour la justice sociale ou l’émancipation des peuples et des minorités, notre histoire est émaillée par un combat inlassable pour la dignité humaine. Cependant, des angles morts subsistent et les Juifs en font partie.

Parmi les nombreuses significations qu’on peut donner à ce que signifie être de gauche, celle‑ci me plaît particulièrement : le refus de la fatalité et la croyance inébranlable dans la capacité des communautés humaines à infléchir une trajectoire dans laquelle elles se sont déjà engagées. C’est parce que je sais que tu es également attachée à cette conception, que je nourris l’espoir d’une gauche qui fait mieux. D’une gauche qui émancipe. D’une gauche qui fait avec tous et toutes.

Sacha Guttmann, militant juif de gauche

« Cher Sacha… »

La réponse d’Henri Goldman