Il y a dix ans (2012), disparaissait Xavier Mabille…
« Nous avions coutume de déjeuner ensemble à midi à intervalles réguliers. Peu avant son hospitalisation, déjà retraité depuis plus de 10 ans, il m’avait demandé de venir le chercher chez lui avant de rejoindre le petit resto à couscous où nous avions nos habitudes… »

Ce texte a paru en mars 2013 dans le n°79 de Politique.

Arrivé à son domicile, je ne trouve personne. Inquiet, je l’appelle sur son portable. Il me dit m’attendre déjà depuis quelques minutes sur le trottoir, place Quételet, devant le Crisp. Ce quiproquo sera l’objet de plaisanteries répétées : depuis le temps, n’aurais-je pas dû savoir que, pour Xavier, chez lui c’était le Crisp ?

Le Crisp

Xavier Mabille est mort le 24 décembre 2012 à l’âge de 79 ans. Il avait été identifié, autant qu’il s’identifiait lui-même au Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques) qu’il avait incarné tout au long de sa vie d’adulte en tant que collaborateur d’abord, rédacteur en chef du Courrier hebdomadaire et directeur des publications. Il succédera ensuite à Jules Gérard-Libois comme président et directeur général. Sa retraite en 1999 n’avait pas mis fin à sa présence au Crisp. Juste avant que la maladie n’entraîne sa longue hospitalisation, il avait mené à bien la rédaction de sa Nouvelle histoire politique de la Belgique.
Depuis plus d’un demi-siècle, le Crisp a été la référence principale en matière de science politique en Belgique. La qualité et le sérieux de ses travaux lui aura valu une reconnaissance institutionnelle, malgré la fragilité et les difficultés financières inhérentes à un centre de recherche hors université et hors clivages. Xavier Mabille, présent sur les plateaux de télévision, à la radio tout comme dans la presse écrite, était reconnu comme un commentateur avisé de l’actualité et incarnait en quelque sorte le Crisp.
Depuis sa création en 1958, le Crisp s’est inscrit dans le paysage politique par ses analyses factuelles qui ont accompagné la vie politique au rythme de parution du Courrier hebdomadaire, des Dossiers et de plusieurs ouvrages marquants.
Dès ses origines, il s’est distingué et a renouvelé la science politique, à l’époque auxiliaire du droit public et marquée par l’académisme d’un monde universitaire philosophiquement cloisonné (UCL-ULB). Le refus de se cantonner à l’étude formelle des institutions en fonction de schémas théoriques supposait des recherches empiriques sur leur fonctionnement effectif, leurs acteurs, leur capacité de peser sur les décisions pour décrire ainsi leur fonctionnement concret.
« Erudit autodidacte, vrai historien dans l’âme », Xavier Mabille a été salué à son décès par des commentaires élogieux, mettant en évidence sa grande culture, l’impartialité, la pertinence et la finesse de ses analyses politiques. Si les éloges sont incontestablement justifiés, ils ne révèlent cependant qu’une image lisse qui ne suffit pas à en rendre compte et encore moins à comprendre l’aventure humaine à laquelle Xavier Mabille a pris part et dont le Crisp a été un des produits.

Des convergences à gauche

C’est dans les années 1960 que j’ai rencontré Xavier Mabille lors des réunions de rédaction de l’hebdomadaire La Gauche qui se tenait, chaque semaine le vendredi, dans un café, le Cybélès, rue au beurre, près de la Grand-place. La Gauche regroupait autour d’Ernest Mandel, théoricien marxiste et dirigeant de la 4e Internationale trotskyste[1.Les trotskystes pratiquaient à l’époque l’« entrisme » au sein du mouvement socialiste qui consiste à militer sans dévoiler son appartenance à la 4e Internationale de manière à gagner, sur la longue période, les meilleurs éléments et cadres socialistes vers un programme et un parti révolutionnaire. Au sein de la rédaction de La Gauche, l’appartenance trotskyste de Mandel et d’un certain nombre d’autres collaborateurs était connue par beaucoup mais pas par tous.], une tendance au sein du mouvement socialiste que l’on qualifierait sans doute aujourd’hui de « gauche de la gauche ». Parmi les participants, on pouvait y rencontrer entre autres Ernest Glinne, Jacques Yerna, Marcel Liebman et Jean Van Lierde, autant de personnes que Xavier Mabille avait déjà côtoyées auparavant. Pour comprendre la présence de Xavier dans un lieu aussi improbable, du moins en regard de l’image quelque peu aseptisée que l’on a aujourd’hui, il convient, en toute rigueur selon la méthode Mabille, de remonter dans le temps pour en saisir la genèse.
Cette histoire, Xavier l’a racontée dans l’entretien qu’il a accordé à Jean Sloover (voir dans le n°79 de Politique). Il décrit la fondation en 1952 par Jules Gérard-Libois du groupe Esprit de Bruxelles et, en particulier, le cycle des réunions sur « l’étude des pouvoirs réels en Belgique ». La revue française Esprit, à l’origine des groupes du même nom, ainsi que l’hebdomadaire Témoignage chrétien dont Jules Gérard-Libois avait créé une édition belge, étaient nés de la Résistance et avaient épousé la cause de l’indépendance de l’Algérie. Des militants anticolonialistes se retrouvaient à l’époque dans les groupes Esprit, alors que d’autres découvraient la lutte pour l’indépendance algérienne par leur participation à ces groupes[2.J. Doneux, H. Le Paige, Le Front du Nord. Des Belges dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, 1992.].
Jeune employé de banque à peine âgé de 18 ans, Xavier Mabille avait rejoint le groupe Esprit, qu’il définissait comme un « lieu de débat progressiste qui échappait à toute orthodoxie ». Sa présence fut, selon ses propres termes, « discrète, attentive et relativement fidèle ». Sa première intervention portait sur les résultats électoraux en Belgique[3.X. Mabille, Le Crisp, 50 ans d’histoire, Crisp, Bruxelles, 2009, p. 16.]. Le Crisp, fondé en 1958 sous l’impulsion de Jules Gérard-Libois, est issu de ce groupe et constitue la structure permanente pour l’étude des « pouvoirs réels » et notamment des groupes financiers. Après Jean Van Lierde qui en fut le premier permanent, Xavier Mabille sera engagé au Crisp à plein temps en 1960. À cette époque, particulièrement à travers Jean Van Lierde, très proche de Patrice Lumumba, le Crisp était engagé sur la question congolaise. Xavier Mabille avait centré son activité au Crisp sur la politique belge.
En dehors du Crisp, ces circonstances feront de Xavier Mabille un « porteur de valises » : nombre de responsables du FLN algérien, traqués par la police française, traverseront ainsi les frontières avec des papiers d’identité au nom de Xavier Mabille. Il sera par ailleurs, à la même époque, un collaborateur régulier du journal La Gauche.
L’étude des « pouvoirs réels en Belgique », qui avait structuré les réunions du groupe Esprit et les travaux du Crisp, supposait de ne pas se limiter aux seuls organes de l’État et des groupes institués, mais il fallait aussi considérer les groupes de pression à même de peser par leur mode d’intervention plus discret sur la décision politique. L’importance accordée aux groupes financiers dans cette perspective était en résonance avec le groupe d’intellectuels réunis par André Renard à la FGTB en vue d’élaborer le programme des « réformes de structure » adopté par les congrès de 1954 et 1956 du syndicat. Plusieurs membres de la commission Renard, notamment Jacques Yerna, René De Schutter, Ernest Mandel, fréquentaient également le groupe Esprit. Le rapport adopté au Congrès de 1956 de la FGTB s’intitulait Holdings et démocratie économique. Au Crisp, Ernest Mandel publiait en 1959 un Courrier hebdomadaire intitulé « Qui contrôle la Société Générale ? » et Jean Colin rédigeait en 1962 La morphologie des groupes financiers qui restera un des ouvrages marquants du Crisp.

La gauche

L’hebdomadaire La Gauche, dont le premier numéro parut le 16 décembre 1956, peut être considéré comme un produit de la commission Renard[4. N. Latteur, La gauche en mal de la gauche, De Boeck, Pol-His, Bruxelles, 2000.]. Jacques Yerna, qui en avait assuré le secrétariat, avait introduit Ernest Mandel au sein de la commission. André Renard sera l’éditeur responsable de l’hebdomadaire avant d’être remplacé par Jacques Yerna. Ernest Mandel, dont l’autorité intellectuelle était reconnue, en sera le rédacteur en chef. L’hebdomadaire regroupait des syndicalistes, des militants trotskystes, des socialistes – le député Ernest Glinne y occupera une place importante – et des intellectuels indépendants comme Marcel Liebman, Jean Van Lierde et Andrée Gérard, épouse de Jules Gérard-Libois, rédactrice de la rubrique cinématographique de Témoignage chrétien. Marcel Liebman et Jacques Yerna figuraient parmi les fondateurs de la société coopérative Crisp. Ernest Glinne était membre du premier conseil d’administration. Jean Van Lierde en était le premier permanent. Ernest Mandel avait été membre actif du groupe Esprit, de la « commission Renard » de la FGTB et collaborateur aux travaux du Crisp sur les groupes financiers. René De Schutter, conseiller au service d’études de la FGTB, avait participé activement aux cycles sur les « pouvoirs réels » du groupe Esprit et avait été, tout en restant anonyme, un collaborateur de La Gauche et du Crisp dont il a rédigé de nombreux numéros du Courrier hebdomadaire. François Perin qui figurait déjà dans la toute première équipe de direction du Crisp, était collaborateur de La Gauche et participait activement au groupe Esprit.
À l’époque, l’affrontement des deux blocs, la lutte anticoloniale, la montée des pays non alignés, la politique française et la guerre d’Algérie et, en ce qui concerne la Belgique, les luttes syndicales et les conflits sociaux mobilisaient toute l’attention des milieux de gauche. La politique belge apparaissait en contraste, aux yeux des jeunes intellectuels, bien morose. Xavier Mabille, qui avait rejoint La Gauche, avait choisi sans surprise de contribuer à la rubrique de politique intérieure belge. Il était apprécié et considéré en raison de la pertinence de ses commentaires, de ses analyses et de sa culture. De santé fragile et souffrant d’insomnies, on attribuait l’étendue de sa culture aux lectures qui meublaient ses nuits. Il signait ses articles par un pseudonyme : F. Marlier. En effet, beaucoup de collaborateurs exerçaient un emploi dans la presse, au Parti socialiste, au syndicat, à la mutualité, à la radio-télévision ou, en ce qui concerne Xavier, au Crisp et ne pouvaient pas apparaître « à découvert » dans les colonnes de La Gauche.
En 1964, les tensions avec le Parti socialiste aboutirent à la rupture. Le noyau de La Gauche fut à l’origine de la formation de partis éphémères, l’Union de la gauche socialiste (UGS) à Bruxelles et le Parti wallon des travailleurs (PWT) en Wallonie. D’abord, des syndicalistes, ensuite le groupe des « non-trotskystes » comme Liebman et Van Lierde, parmi eux Xavier Mabille, quittèrent La Gauche en 1967. Ils avaient le sentiment d’être le jouet de décisions prises en dehors d’eux, au sein de la 4e Internationale.
Une anecdote est inscrite dans la mémoire de ceux qui assistèrent à cette époque à une réunion de la rédaction au cours de laquelle Ernest Mandel fustigeait le départ de syndicalistes qu’il assimilait à la trahison. C’est alors que Xavier Mabille, qui s’imposait d’ordinaire par son calme et sa pondération, s’emporta, rouge de colère, reprocha le sectarisme de Mandel et défendit l’intégrité des « déserteurs », la pertinence de leurs raisons et quitta la réunion. Coup de gueule rare mais déterminant.

Une génération engagée

Si une génération se reconnaît par les événements qui la définissent, comme la génération de la guerre ou celle de mai 68 par exemple, on peut dire que les groupes Esprit ont délimité une génération d’intellectuels engagés dans laquelle se reconnaissait Xavier Mabille.
Son goût pour la politique, sa ténacité pour décrypter la société proviennent d’une ambition inscrite dans un engagement politique. En lui rendant hommage, beaucoup ont mis en évidence le caractère modeste et pudique de Xavier Mabille, auteur de nombreuses livraisons du Courrier hebdomadaire et d’articles non signés, toujours soucieux de préserver une présentation équilibrée et une description rigoureuse des faits. Dans sa chronique[5.Le Soir, 26/12/2012.], Vincent de Coorebyter a cependant bien montré combien le regard porté par Xavier Mabille sur notre système politique était un regard « critique par définition, au sens originel du terme ». Il privilégiait, écrit-il, « la recherche des véritables processus de décision ».
Il insistait sur la nécessité de prendre en considération la pluralité des acteurs qui interviennent dans la décision politique. Son pluralisme allait cependant de pair, note justement Vincent de Coorebyter, avec la considération suivant laquelle certains acteurs sont plus égaux que d’autres et que patronat et syndicats par exemple ne négocient pas à armes égales. Si bien que l’étude des institutions politiques ne peut faire abstraction des groupes de pression qui pèsent sur la décision et qui conduisent à confondre l’intérêt général avec celui des groupes dominants. Mais il avait aussi la conviction, héritée des luttes de tendance de la gauche, que la crédibilité de la critique sociale repose sur la capacité des groupes qui s’en prévalent de ne pas perpétuer en leur sein les pratiques qu’ils combattent chez les autres.
L’engagement de la génération des groupes Esprit éclaire, je crois, la trajectoire singulière de Xavier. La question des « pouvoirs réels » pour la compréhension des mécanismes de décision par le jeu des acteurs et des groupes de pression restera la matrice qui donne sens à son travail au Crisp.
Sa Nouvelle histoire politique de la Belgique qu’il a pu boucler peu avant son décès, reste une œuvre à part, dans un paysage académique souvent terne. Xavier Mabille mobilise le modèle des clivages et des groupes de pression pour porter un regard différent sur l’histoire de Belgique.
Els Witte a bien montré que les objets de recherche du Crisp, tout comme ses méthodes, sont inséparables de l’engagement social de ses fondateurs, à savoir en grande majorité des intellectuels engagés entre personnalisme et marxisme[6.Els Witte, « Le Crisp et l’histoire contemporaine. Une rétrospective », dans Le Crisp, 50 ans d’histoire, op. cit., 2009, p. 89.]. Après l’engagement de nombreuses personnes associées au Crisp lors de la crise congolaise et des grèves de l’hiver 1960-61, Jules Gérard-Libois « prend conscience, selon Xavier Mabille, de la vulnérabilité qui est celle du Crisp dans de tels contextes » et adopte une ligne de conduite « empreinte de prudence et de non-engagement » que lui-même partage. L’institutionnalisation et la reconnaissance dont bénéficiera par la suite le Crisp assureront sa pérennité. Xavier Mabille, au moment du bilan après 50 ans de Crisp, ajoute cependant que la permanence de l’institution aura pour prix l’altération de « l’image première d’une équipe novatrice, se lançant dans une entreprise à haut risque[7.X. Mabille, op. cit., pp. 130 et 134.]».
En effet, sur le plan politique, la tonalité des fondateurs du Crisp était nettement à gauche. Ils appartenaient soit à la gauche du Parti socialiste, soit étaient issus des milieux catholiques proches du Mouvement ouvrier chrétien. Il est à noter que la première personne venue du monde libéral associée au Crisp fut Jean-Pierre Poupko qui devenait conseiller scientifique en 1965. Après 20 ans d’existence, le conseil d’administration comme le conseil scientifique étaient toujours pluralistes, mais leur tonalité avait changé. Des anciens avaient quitté, l’évolution de certains d’entre eux, à l’instar de François Perin comme l’arrivée de nouveaux membres avaient recentré le Crisp sur l’échiquier politique.
Même rentré dans le rang, le Crisp restera cependant fidèle à l’héritage de la génération de départ qui aura imprimé durablement sa marque.
Les études du Crisp continueront en conséquence à faire entendre un son de cloche différent et apporter un regard particulier sur le monde qui se distingue toujours. Si bien qu’après 50 ans d’existence, malgré son incontestable réussite, Xavier Mabille juge en conclusion « qu’une ambiguïté subsiste » : par rapport au projet de ses promoteurs, ce bilan « peut se prêter, écrit-il, à une double lecture, positive ou négative selon le point de vue que l’on adopte[8.Idem, p. 135.] ».

Des affinités électives

Notre amitié s’appuyait sans doute au départ sur une sorte de connivence politique liée à l’appartenance, non pas à un parti, mais à une mouvance certes de gauche mais reposant sur des « affinités électives » et se définissant en toute autonomie. Comme toujours avec Xavier, à la dimension politique s’ajoutait une sorte de complicité littéraire.
La nôtre a débuté avec l’admiration inconditionnelle que nous avions pour Michel Leiris. Nos conversations, avant d’aborder un sujet politique, débutaient souvent par la question : « Quel roman lis-tu pour le moment ? ». La lecture de La Quinzaine Littéraire fondée par Maurice Nadeau en 1966, au moment où nous prenions nos distances avec La Gauche, était aussi devenue un objet de commentaires. La Quinzaine a été le dernier journal que Xavier a continué à lire lors de son hospitalisation.
Toute histoire individuelle est aussi une histoire collective. Dans cette évocation peut-être trop personnelle, j’ai voulu insister sur l’épisode de La Gauche qui n’aura été sans doute qu’un moment de la trajectoire de Xavier Mabille. Cette période aura été, je pense, déterminante dans ses engagements. Xavier Mabille était un homme curieux, sceptique, lucide et avant tout libre.

(Image de vignette et dans l’article sous CC BY-SA 4.0 – photo de Xavier Mabille, prise par le Crisp, 1980.)