Si la circulation de l’information s’effectuait, jusqu’à ces dernières décennies, du « haut » (ceux qui ont accès aux sources) vers le « bas » (lecteurs, auditeurs, spectateurs), depuis la généralisation des terminaux numériques, elle devient « horizontale ». Une position qui incite au laisser-aller.

Plusieurs facteurs s’additionnent pour expliquer la perte d’attractivité des grands médias. Résumonsles en une formule, simplificatrice mais illustrative : dans une société numérique de marché où les grandes structures de socialisation (religions, partis, syndicats, mutuelles, services publics) s’écroulent ou se muent en opérateurs marchands, l’individu se replie, comme un iule apeuré, sur une consommation hédoniste et égocentrique et/ou sur des mini-communautés tribales[1.P. Flichy, « L’individualisme connecté, entre la technique numérique et la société », Réseaux, 2004/10, pp. 17-51.]. En matière d’information, ce repli se manifeste surtout par une méfiance envers les discours institutionnels et par un refuge dans la parole des pairs, au détriment de celle des experts : le service d’études de Facebook a constaté qu’un message posté sur le réseau par un annonceur rencontrait la confiance de 14% des utilisateurs, tandis qu’un message posté par un « ami » suscitait l’approbation de 90% des destinataires.
À l’image des sites de tourisme en ligne qui notent la qualité d’un hôtel sur la base des avis des voyageurs, les réseaux de socialisation jouent, pour l’information d’un public de plus en plus vaste[2.Environ 80% des Belges connectés ont aujourd’hui un compte sur un réseau de socialisation.], un rôle prescripteur. À présent, la majorité des 15-35 ans accèdent à l’information via des posts envoyés ou « partagés » par des pairs. L’angle d’approche de l’actualité devient celui de la connivence : je ne découvre la nouvelle et je ne la tiens pour vraie que si ce sont des pairs qui me l’ont transmise. On pourrait voir là une expression rassurante du sens critique : « je ne me laisse pas bourrer le crâne, je cherche des référents ». Hélas, ce flux d’apports connivents charrie pêle-mêle, au même niveau de perception, rumeurs, ragots, fantasmes, satire, parodies, publicité, propagande et un flot d’images signifiantes ou anecdotiques (des cabrioles de chatons aux décapitations). Et parfois, aussi, des sources ou des supports qui, sans cela, seraient restés confidentiels : c’est la face positive de l’échange. Toutefois, dans la majorité des cas, les réseaux encouragent plutôt un comportement autistique. Ils proposent à l’usager ce qui le réjouit ou le rassure (ce que ses « amis » partagent avec lui ou ce que des algorithmes, exploitant les données de son profil, lui envoient comme suggestions) et ils le protègent de ce qui lui déplaît ou l’indiffère. Ainsi se tisse autour de l’internaute une censure douce de la réalité, que l’essayiste Eli Pariser[3.E. Pariser, Filter Bubble: What the Internet is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.] a appelée une « bulle filtrante », au prix de l’estompement d’une des dimensions de la culture, la sérendipité[4.Doublet de l’anglais serendipity « découverte inattendue faite grâce au hasard ou à l’intelligence », un néologisme forgé en 1754 par Horace Walpole en s’inspirant d’un conte persan intitulé Voyages et aventures des trois princes de Serendip (nom persan de l’île de Ceylan). Les puristes préfèrent fortuitude.], c’est-à-dire la possibilité d’acquérir des savoirs nouveaux de manière fortuite.

Des remèdes périlleux

Face à cette nouvelle manière de s’informer, les grands médias surnagent, dans un marché mortellement concurrentiel, grâce au référencement et au partage de leurs contenus en ligne. Ainsi, Google, Facebook, Twitter, etc., se font les nouveaux gatekeepers (ou « sélectionneurs-clés ») de l’information. Or la consommation en ligne ne permet pas de financer la production d’une information de qualité dans de bonnes conditions. En effet, sur le web, la manne de la publicité est confisquée par les agrégateurs de contenus, les moteurs de recherche et les réseaux de socialisation, ne laissant que des miettes aux sites d’information. Ceux-ci se voient contraints de susciter un maximum de clics sur leurs pages afin d’attirer et de satisfaire des annonceurs réticents. Pour cela, les éditeurs recourent à des moyens dont certains menacent la qualité de l’information : la search engine optimization ou l’usage de mots clés sensationnalistes pour optimiser le référencement sur les moteurs de recherche, une préférence pour les sujets sur lesquels le public « clique » ou qu’il partage le plus volontiers (infos people, amusantes, imagées, pratico- pratiques) ou encore l’ouverture de forums d’échange sur lesquels l’internaute se défoule. Or ces pratiques peuvent décrédibiliser le média qui s’y adonne. Comme le confirme une étude américaine[5.A. Felder, « How Comments Shape Perceptions and Site’s Quality – and Affect Traffic », The Atlantic, juin 2014.], plus un site d’information accepte de commentaires en-dessous de ses contenus et moins il fait figure de phare dans la tempête médiatique.
Des éditeurs ont imaginé d’autres remèdes, qui suscitent, eux aussi, des craintes pour la qualité ou la disponibilité démocratique de l’information. Une des idées qui font école, c’est le contenu payant formaté pour le smartphone ou la tablette (Le Monde, Le Soir et La Libre, par exemple). Autre idée : un abonnement qui donne accès à la totalité du contenu, alors que seule une partie de celui-ci est en consultation gratuite. Après un début hoquetant, dû à l’habitude de la gratuité sur le Web, ces produits gagnent de nouvelles parts de marché. Mais leur succès fait craindre une nouvelle forme de dualisation. À terme, le public défavorisé – majoritaire – serait contraint de se contenter de brèves nouvelles de flux, d’infos people ou de cancans en accès libre, tandis qu’une minorité de privilégiés paierait pour une information approfondie et significative et accroîtrait ainsi son différentiel de capital culturel.

Le rêve des annonceurs

Une troisième piste est tout aussi préoccupante : augmenter les recettes grâce à la native advertising (dite aussi brand content ou « contenu commandité »), c’est-à-dire inclure des produits rédactionnels fabriqués et payés par des annonceurs dans le flux et sous la forme des contenus d’information en ligne. Au vu du rendement potentiel du « contenu commandité », des titres renommés (comme Le Monde ou L’Express) y adhèrent et des éditeurs tentent même de convaincre leurs journalistes d’y prendre part, voire de les y contraindre, ce qui contrevient doublement à la déontologie du journalisme telle qu’elle a été approuvée, pourtant, par ces mêmes éditeurs[6.CDJ (Conseil de déontologie journalistique), Directive : La distinction entre publicité et journalisme (mise à jour), Bruxelles, CDJ, « Carnets de la déontologie » n°8, septembre 2015.]. Selon celle-ci, la publicité ne doit jamais pouvoir être confondue avec l’information et un journaliste ne doit prendre part à aucune activité publicitaire. Or, pour le plus grand plaisir des communicants, moins d’un internaute sur trois remarque la différence entre native advertising et information[7.J.-F. Dumont, « Vos informations, avec ou sans publicité ? », Journalistes, n°162, septembre 2014, p. 4.]. Intégrant toutes ces tendances, des groupes de presse ont lancé des sites où se mélangent les genres : infos people, vidéos faisant le buzz, ragots et native advertising s’y entrelacent avec des nouvelles intéressantes et des reportages. Le Huffington Post ou L’Obs-Temps réel pratiquent ce type de patchwork éditorial. Comme elle favorise le référencement et le partage, c’est apparemment l’une des voies les plus prometteuses pour l’industrie médiatique. Et pour l’avenir d’une information démocratique et indépendante au service de tous ?