Le 13 février 2013, la Commission européenne et le gouvernement américain ont officialisé l’existence de négociations visant à créer une zone de « libre-échange » entre l’Union européenne et les États-Unis. Une déclaration reprise avec beaucoup d’enthousiasme par la presse belge, les journalistes évoquant une initiative politique novatrice et bienvenue, capable de nous sortir de la crise en offrant de nouveaux débouchés aux entreprises, générant de l’emploi et des richesses nouvelles. Pourtant, il y a loin de la coupe aux lèvres. Et l’enthousiasme médiatique pour un futur marché transatlantique tient davantage de l’exercice de propagande que d’un réel travail journalistique, tant manque l’examen critique des sources officielles.

Pourtant, il y a loin de la coupe aux lèvres. Et l’enthousiasme médiatique pour un futur marché transatlantique tient davantage de l’exercice de propagande que d’un réel travail journalistique, tant manque l’examen critique des sources officielles. Commençons par remonter la bobine à souvenirs jusqu’en septembre 2011, date à laquelle Politique publiait un .dossier consacré au marché transatlantique->http://revuepolitique.be/spip.php?rubrique131..

« Cet objectif de démantèlement des « barrières non tarifaires au commerce » est intangible. Aucun débat sur son bien-fondé ou les dangers possibles d’une telle proposition n’est recevable. »

Intitulé .Balade au pays des lobbies->http://revuepolitique.be/spip.php?article2020., le premier article s’aventurait dans les coulisses des négociations pour en dévoiler les principaux protagonistes, à savoir de puissantes multinationales réclamant depuis les années 1990 (au bas mot) un marché unifié Europe/États-Unis. Pour y parvenir, ces multinationales unissent leurs forces au sein de lobbies marchands nommés American Chambers of Commerce, European-American Business Council ou encore TransAtlantic Business Dialogue (ces deux derniers lobbies venant de fusionner pour former le Transatlantic Business Council)… Au sein des lobbies à finalité marchande, on compte également le très efficace Transatlantic Policy Network (TPN). Non content de regrouper une trentaine de puissantes multinationales (parmi lesquelles la Deutsche Bank, Bayer, Boeing, Caterpillar, Coca-Cola, IBM, Michelin, Microsoft, Nestlé, Time Warner, Walt-Disney…), le TPN inclut comme membres des élus politiques, parmi lesquels cinq sénateurs et 22 parlementaires américains (dont l’actuel président de la Chambre des représentants, le républicain John Boehner), ainsi que 60 parlementaires européens (parmi lesquels le socialiste portugais Vital Moreira, qui préside la Commission du commerce international du Parlement européen). En Europe, ces élus politiques membres du TPN appartiennent essentiellement aux grandes familles politiques traditionnelles (libéraux, chrétiens et conservateurs, socialistes). Ils viennent massivement d’Allemagne et du Royaume-Uni, un seul d’entre eux étant originaire de Belgique : le socialiste flamand Saïd El Khadraoui. En octobre 2011, le TPN publiait un rapport passé inaperçu (dans les médias) et pourtant décisif (sur le plan politique) : pour accélérer la concrétisation d’accords transatlantiques, le TPN y recommandait de mettre en œuvre une « Initiative de croissance et d’emploi transatlantique, incluant une feuille de route pour le retrait d’ici 2020 des barrières non tarifaires au commerce et à l’investissement toujours existantes »[1.« Toward a Strategic Vision for the Transatlantic Market », TPN, octobre 2011, p.3, www.tpnonline.org.]. Un message reçu cinq sur cinq par la Commission européenne et le président des États-Unis qui, un mois plus tard, décidèrent de créer un « Groupe de travail de haut niveau sur l’emploi et la croissance » se fixant exactement les mêmes objectifs !

Un cap politique inamovible

Cet objectif de démantèlement des « barrières non tarifaires au commerce » est intangible. Aucun débat sur son bien-fondé ou les dangers possibles d’une telle proposition n’est recevable car, comme l’indiquait Ricardo Cherenti dans le dossier de Politique, pour celles et ceux qui tirent les ficelles de ce processus, There is no alternative ! C’est dans ce contexte – aux dés pipés d’avance – qu’il faut comprendre l’attitude des autorités européenne et américaine. Tout au long de l’année 2012, celles-ci ont mené différentes consultations « publiques » cherchant à préciser la manière dont devrait travailler le « Groupe de travail de haut niveau sur l’emploi et la croissance » pour parvenir à l’objectif fixé : démanteler les obstacles au commerce transatlantique. En fait de consultation publique, il s’agissait essentiellement de sonder les entreprises afin d’établir un agenda de négociations politiques conformes à leurs attentes et priorités. Une évidence qui ressort par le choix des responsables politiques supervisant ce processus (à savoir le Commissaire européen au commerce Karel De Gucht et son homologue américain Ron Kirk), par les moyens employés pour diffuser les consultations publiques (une simple publication sur la page web « Entreprises et Industries » de la Commission européenne) ainsi que par la manière dont les questionnaires ont été rédigés : surabondance de questions « commerciales » et ouvertes appelant les entreprises à détailler les lois qu’elles voudraient voir disparaître, alors que les rares questions citoyennes se résument essentiellement à des réponses à choix multiples[2.Lire à ce propos R. Cherenti et Br. Poncelet, « Europe-États- Unis, chronique d’un mariage arrangé », publié le 8 mars 2013 sur le site web d’Econosphères.]. Quant au programme des négociations, un coin du voile a été levé dans une communication récente de la Commission européenne[3.« La Commission européenne donne le coup d’envoi aux négociations commerciales avec les États-Unis », communiqué de presse du 12 mars 2013 (référence IP/13/224), www.europa.eu.] : « L’Union européenne et les États- Unis ne veulent pas seulement supprimer les droits de douane. En effet, les taux que chaque partie applique à l’autre sont déjà peu élevés (4% seulement en moyenne), de sorte que les principaux obstacles aux échanges se situent après la frontière : réglementations, obstacles non tarifaires et contraintes administratives inutiles. On estime que 80% du total des gains potentiels de richesse tirés de l’accord commercial proviendront de la réduction des coûts liés aux démarches administratives et aux réglementations, ainsi que de la libéralisation du commerce de services et des marchés publics. »

Démocratie : un obstacle au commerce ?

On ne peut que s’inquiéter d’une philosophie politique ravalant les lois et décisions parlementaires à une simple affaire d’obstacle au commerce. Il faut en effet un prisme idéologique particulièrement déformant pour ignorer, de nos jours, les liens existant entre les libertés de circulation accordées aux firmes et capitaux privés (d’une part) et (d’autre part) la déglingue industrielle des pays à hauts standards sociaux où les délocalisations, restructurations et licenciements massifs de groupes multinationaux trustent régulièrement l’actualité. De même, alors que l’affaire de la « viande de bœuf chevaline » a mis à jour l’étendue des malversations marchandes quant au contenu des produits alimentaires, on ne peut que s’étonner d’un discours politique affirmant qu’une globalisation plus intensive du commerce – via des normes sanitaires et phytosanitaires transatlantiques – serait compatible avec un renforcement de la protection des consommateurs. C’est pourtant le credo officiel des autorités européennes et américaines qui aimeraient, dans les domaines où c’est possible, empêcher l’émergence de futures distorsions législatives entre l’Europe et les États-Unis[4.“Final Report – High Level working Group on Jobs and growth”, 13 février 2013, p. 3.]. Traduisons cela en langage quotidien : sur des questions qualifiées de commerciales (mais pouvant concerner aussi bien l’emploi, les protections sociales, l’environnement, les normes sanitaires…), les négociateurs du marché transatlantique ambitionnent de neutraliser le pouvoir des parlements nationaux pour transférer les mécanismes de décisions au sein d’instances transatlantiques. On ne peut être plus clair sur la volonté de tuer la démocratie locale au profit d’une technocratie globale, où les décisions politiques sont prises par des « experts » non élus, aussi inconnus du grand public qu’appréciés des multinationales qu’ils servent en fidèles laquais… en attendant une éventuelle récompense, sous forme d’un poste de consultant hautement rémunéré dans le secteur privé, sitôt leur carrière politique terminée. www.no-transat.be