Pourquoi la qualification des actes du 7 octobre 2023 entraina-t-elle de si âpres échanges ? Parmi les éléments de réponse (voir notamment la lettre de Sacha Guttmann), une piste d’explication tient à la manière dont le qualificatif de « terroriste » peut être mis au profit du « choc des civilisations ». Dans cette optique, c’est l’Occident tout entier qui se verrait embarqué, contraint de prendre part à une « guerre » débutée en 2001.

Il y a les tués et les morts, les « cadavres découverts » et les « corps retrouvés ». Avez-vous entendu parler des « otages libérés » ou des « prisonniers relâchés » ? Des « familles décimées » ou des « victimes collatérales » ?  Des « déplorés » ou des « disparus » ? La guerre pour l’appropriation du récit est aussi ancienne que celle pour la terre. Toutefois, la violence avec laquelle elle s’est récemment abattue dans la sphère médiatique est d’une ampleur rare, sinon inédite.

Tracer les frontières de la Cité

« Condamnez-vous ces attaques ? Qualifiez-vous le Hamas de mouvement terroriste ? ». On le comprend, l’émotion était immense. Directement, on le comprend aussi, les plateaux de RTL, LN24 et autres, ont été saturé par les réactions empreintes d’affliction et de colère.

La RTBF avait de son côté ouvert une parenthèse distincte, en invitant François Dubuisson à évoquer le contexte colonial, pour saisir la nature de l’événement. Parenthèse aussitôt ouverte et déjà refermée puisque, après le 9 octobre, et suivant la vague de réactions hostiles qu’avaient suscité ses explications, le spécialiste du droit international ne fut plus sollicité par la chaine publique.

La froideur de l’analyse choquait. Seule une condamnation unilatérale, une condamnation « sans le mais » était audible. Il faut dire que les images et les récits d’horreur ne manquaient pas. Des familles déchirées par la mort ou l’enlèvement d’un·e proche, des vidéos insoutenables de l’attaque du Hamas dans les kibboutz ou sur le festival.

Pour que l’on se rende bien compte de l’ampleur du carnage, un ensemble de comparaisons furent dressées : le pire pogrom depuis la Shoah, le 13 novembre ou le 11 septembre israélien, l’équivalent de 200 Salah Abdeslam qui débarquent chez vous, l’équivalent de 6000 morts en France, etc. Dernièrement sur X (anciennement Twitter), l’ambassadrice d’Israël à Bruxelles s’est même aventurée à une assimilation de prisonniers palestiniens libérés à Marc Dutroux. Le député fédéral Michel De Maegd (MR) a, de son côté, sur la chaine bruxelloise BX1, qualifié le Hamas de parti « nazislamiste ». Autant de comparaisons et d’analogies que l’on ne retrouve guère lorsqu’il s’agit de qualifier les auteur·es du nettoyage ethnique à Gaza1.

De pertinence pour le moins variable, ces analogies n’en sont pas moins signifiantes. Elles construisent, d’une part, une identification commune entre le peuple israélien et le public belge ; d’autre part, elles contiennent la violence palestinienne dans les lieux de l’indicible et, par extension, inclinent les esprits à comprendre la violence de la riposte. Le point essentiel étant ici que la violence d’État israélienne est perçue comme transitive, comme une étape vers le rétablissement de la sécurité2, là où la violence palestinienne est perçue comme intransitive, c’est-à-dire comme n’ayant d’autre fin qu’elle-même.

Un événement sans contexte

La violence peut être comprise, voire même approuvée lorsqu’elle est contextualisée, c’est-à-dire insérée dans une stratégie, une rationalité sécuritaire plus large, et ne peut être que condamnée lorsqu’elle est essentialisée, en étant désenchâssée de ses déterminations sociohistoriques. Ainsi est tracée la frontière de la Cité, la frontière entre les barbares et les civilisés, entre « eux » et « nous ». Entre une violence qui terrorise et une violence qui sécurise.

Le débat sur la question israélo-palestinienne s’est ainsi ouvert le 7 octobre par une nouvelle. Par ce qui est venu désordonner l’ordre des choses. Les invité·es de nombreux plateaux télévisés étaient sommé·es de prendre position sur l’irruption d’un trouble, sur ce qui était venu percuter des forces d’équilibres, faisant basculer une situation conçue comme normale en une situation de crise. Si l’horreur était reconnue à juste titre, l’ordre la précédant fut souvent, implicitement, confondu avec l’ordre juste.

Dans de nombreux médias, plus encore en France qu’en Belgique, la nouvelle du 7 octobre n’a donc pas toléré l’épaisseur historique et a donné à voir un événement replié sur lui-même. De ce point de vue, la colonisation, l’occupation et le blocus de Gaza, pris en compte ou non, furent inscrits dans l’ordre des choses, des violences qui n’appellent que rarement des invitations et des prises de parole dans le champ médiatique.

Comprendre la guerre des mots

« Le discours n’est pas l’écume sur l’océan de l’Histoire »3,  c’est la constitution des vérités, l’organisation du champ du dicible, la délimitation des frontières du « nous ». Dans sa centration sur le sujet du terrorisme et son abandon d’une partie du contexte, une certaine analyse a soutenu et reproduit, volontairement ou non, un régime de reconnaissance qui divise radicalement et permet d’octroyer à l’un, le civilisé, le besoin et le devoir de se défendre et à l’Autre, le barbare, la tare du danger. C’est aussi d’un régime affectif : on pleurera les morts de l’un, on constatera la disparition de l’Autre4.

Ainsi, qualifier l’acte du 7 octobre de « terroriste », tout en refusant impérieusement un égard au contexte vécu par la population palestinienne, notamment le blocus, la colonisation et l’apartheid, revient à extraire la situation spécifique pour l’inscrire dans le sillage d’un imaginaire politique essentialiste, dominant depuis, au moins, le mois de septembre 2001 : la « guerre contre le terrorisme ».

Les massacres et leurs traitements différenciés ont leurs explications, pas leurs excuses ; et à défaut de porter un discours qui résonne sur le champ de bataille médiatique, il faut proposer un discours qui puisse s’en extraire pour raisonner librement. Un discours qui ne porte pas trop d’égards aux confusionnistes, à celles et ceux qui souhaiteraient faire passer l’analyse politique pour une absolution morale et qui, refusant d’adopter un point de vue réflexif sur le monde, finissent par sombrer dans un universalisme à la fois hors-sol et terriblement enraciné dans l’eurocentrisme. Les chevaliers blancs de la paix s’avèrent paradoxalement être les porte-voix des va-t-en-guerre de tous bords et, à ce titre, on ne saurait leur rendre plus grande justice qu’en les ignorant.

Contre la théorie du choc des civilisations

À l’heure d’écrire ces lignes, les débris continuent de s’amasser sur les corps à Gaza. Tsahal tient la vengeance que ses émissaires avaient préparée en lui déroulant un tapis rouge-sang sur les plateaux. Afin de « rétablir la sécurité ». Mais de quelle sécurité s’agit-il ? Pour rétablir quel ordre ? Le retour à la « situation normale » n’est autre chose que le retour à la politique d’apartheid du gouvernement israélien. Une politique qui sème les graines de la violence et qui, par conséquent, ne pourra s’étonner de voir pousser la mort et s’étendre encore le champ de bataille.

Jour après jour, l’argument de la riposte contre le terrorisme s’érode cependant, face aux chocs que provoque l’atrocité des images du carnage en cours. C’est le moment d’insister plus que jamais sur cet agenda politique de la « guerre contre le terrorisme ». Car son discours sombre invariablement dans le récit du choc des civilisations ; un discours empreint d’orientalisme, qui vise à renvoyer le Musulman dans le camp du Mal et, par extension, à se positionner dans le camp du Bien.

Loin de révéler un état de fait, cette théorie, au fur et à mesure de son utilisation aveugle, fait advenir le choc qu’elle prétend décrire. Ce faisant, elle ne pourra porter autre chose que les cendres et les pleurs qui dessineront l’horreur de demain. Pour panser les maux, il faudra penser les mots. Car parler, c’est tisser des toiles de significations. Des toiles qui enchainent, des toiles qui libèrent.