De manière inattendue peut-être, c’est l’État indépendant du Congo, ainsi qu’on appelait cette colonie avant 1908, qui sert de toile de fond au plus lucide brûlot anti-impérialiste de la littérature anglophone, un court roman de Joseph Conrad intitulé Au Cœur des ténèbres (1899)[1.Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres, Paris, Flammarion, 1989. Traduction et préface de Jean-Jacques Mayoux.] Ce texte, qu’on étudie aujourd’hui pour des raisons esthétiques comme l’un des premiers grands classiques de la littérature européenne du XXe siècle, continue par ailleurs de stimuler l’imagination post-coloniale contemporaine, et ce pour des raisons tout autant politiques, ainsi qu’en atteste la longue liste d’hommages, de liens intertextuels, et de ré-écritures en tous genres émaillant la bibliographie d’auteurs tels que le Trinidadien V.S. Naipaul (Un Méandre dans la rivière, 1979), l’Australien Patrick White (Une Frange de feuilles, 1979), ou encore Derek Walcott, le poète de Sainte-Lucie – pour n’évoquer que des Prix Nobel relativement récents. Dans un autre registre, celui de la transposition à la Guerre du Vietnam et au mode cinématographique, ce même texte de Conrad devait inspirer Apocalypse Now, le célèbre film de Francis Ford Coppola.

Pourquoi cet intérêt pour la colonisation «à la belge» de la part d’un auteur portant un passeport britannique, qui aurait pu sans difficulté se rapporter à des réalités plus familières pour un sujet de Sa Majesté la Reine Victoria ? C’est que Conrad, de son vrai nom Teodor Josef Konrad Korzeniowki, n’était pas un citoyen britannique comme les autres. Né en 1857 de souche polonaise dans ce qui était devenu, depuis la division de la Pologne en 1772, une province occidentale de la Russie, Conrad allait perdre tôt ses parents, militants pour une patrie indépendante, des suites de la répression exercée par l’oppresseur moscovite. On comprendra que l’écrivain à venir ait conservé de sa jeunesse tourmentée une farouche opposition à toute forme d’expansion impérialiste, laquelle serait bientôt alimentée par ses observations de voyageur invétéré.

Recueilli par un oncle bienveillant qui veillera à lui assurer une éducation, d’abord à Cracovie puis à Genève, Conrad n’aura de cesse que son tuteur l’autorise à parcourir les vastes mers. Il parviendra à ses fins avec un contrat d’embauche dans la marine marchande française, grâce à laquelle il allait connaître pendant quatre ans une vie tumultueuse et riche en aventures. Il va voyager aux Caraïbes et au Venezuela, dilapider une petite fortune auprès de diverses maîtresses, et se retrouver impliqué dans une sombre affaire de contrebande d’armes pour le compte des Carlistes (les partisans de don Carlos de Bourbon, prétendant au trône d’Espagne après la mort de son frère Ferdinand VII). Il ne réchapperait que de justesse à une tentative de suicide en 1878, avant que les autorités françaises ne lui interdisent de poursuivre ses activités dans la marine marchande. C’est à ces circonstances romanesques que la langue anglaise doit l’éclosion quelques années plus tard d’un de ses plus grands talents d’écrivain. Conrad en effet allait naviguer, pendant les seize années suivantes, sur des navires battant pavillon britannique, pour ensuite adopter cette nationalité, en 1887. C’est ainsi qu’à la suite d’une étonnante série de métamorphoses, qui le verrait se transformer de marin français en marin anglais puis en écrivain, il allait entamer à plus de quarante ans une époustouflante carrière littéraire dans ce qui devait n’être, au mieux, que sa troisième langue parlée.

Conrad au Congo

C’est en 1890 que Conrad allait recevoir à Bruxelles des mains d’Albert Thys, directeur de la Société anonyme belge pour le Commerce du Haut-Congo, un contrat lui confiant le grade de capitaine sur un bateau à vapeur appelé The Florida, utilisé pour le commerce de l’ivoire sur le fleuve Congo, en particulier sur les voies navigables entre Stanley Pool et les Chutes Boyoma. Après un long voyage par mer entre Bordeaux et Boma, puis par voie de terre entre Matadi et Stanley Pool, Conrad allait apprendre avec consternation que son vapeur gisait au fond du fleuve, de sorte que c’est finalement en tant que simple matelot, sur le Roi des Belges, qu’il lui faudrait prendre son service. La mission de ce nouveau vapeur était de remonter jusqu’aux chutes pour recueillir un agent nommé Klein, tombé gravement malade. Pour Conrad, ceci serait malgré tout l’occasion de réaliser un vieux rêve d’enfance, celui de pénétrer au cœur des régions inexplorées de l’Afrique centrale, représentées en blanc sur les cartes de son enfance. Comme il l’indique dans ses mémoires, il n’avait pas plus de neuf ans, en 1868, quand il avait fait le serment de parcourir ce qu’il appellera plus tard «le plus blanc des espaces blancs de la surface représentée de la terre»[2.J. Conrad, Some Reminiscences, Londres, Eveleigh Nash, 1912. Notre traduction.] Or les Chutes Boyoma se situent précisément au cœur de cet espace blanc. Dans le roman, ce rêve d’enfant est assimilé à l’envie d’explorer les contrées virginales du Pôle Nord. Et le narrateur de se remémorer : «Quand j’étais petit garçon j’avais une passion pour les cartes. (…) En ce temps là il restait beaucoup d’espaces blancs sur la terre, et quand j’en voyais un d’assez prometteur sur la carte (mais ils le sont tous), je mettais le doigt dessus et je disais : ‘Quand je serai grand j’irai là’».

L’espace blanc

Il ne fait guère de doute que Conrad était devenu sensible à l’ironie implicite dans le contraste entre ce fantasme de blancheur et de découvertes glorieuses, et la sordide réalité découverte sur le terrain. C’est bien ce qui donne son piquant au titre du roman, et au symbolisme des couleurs et des qualités de lumière dont il est imprégné. Le protagoniste, aussi, prend la mesure de cette désillusion : «Il est vrai qu’entre-temps ce n’était plus un espace blanc. Il s’était rempli depuis mon enfance de rivières, de lacs et de noms. Ce n’était plus un espace blanc de délicieux mystère – une zone vide propre à donner à un enfant des rêves de gloire. C’était devenu un lieu de ténèbres». Un peu plus tard, devant le spectacle offert par une carte de l’Afrique contemporaine du moment de son départ, le personnage de Conrad y va de sa propre légende : «Il y avait une grande quantité de rouge – qui fait toujours plaisir à voir, parce qu’on sait qu’il se fait là un travail sérieux ; un sacré tas de bleu, un peu de vert, des taches d’orange, et sur la côte Est un morceau de violet pour montrer où les joyeux pionniers du progrès boivent la joyeuse bière blonde. Mais je n’allais ni ici ni là. J’allais dans le jaune. En plein centre. Et le fleuve était là – fascinant, mortel – comme un serpent». Le ton est donné, et la désinvolture perceptible dans ce passage semble peu conciliable avec la «Cause du Progrès» habituellement avancée en guise de rationalisation pour l’entreprise coloniale. Bien entendu, la zone marquée en rouge sur la carte représente les vastes territoires conquis au nom de la Couronne britannique, et l’indulgence manifestée à leur propos nous rappelle que le narrateur, Charlie Marlow, se différencie de Conrad à maints égards – à commencer par son patriotisme de bon aloi, qui l’autorise à vanter le sérieux des Puritains d’une manière que l’auteur n’aurait pas nécessairement cautionnée.

La force iconoclaste du texte provient en grande partie de la façon dont Conrad déconstruit la rhétorique traditionnellement utilisée pour justifier la colonisation, et que le Roi Léopold II avait reprise à son compte au moment de présenter son projet congolais, censé «ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où le Christianisme n’ait pas encore pénétré, et dissiper les ténèbres enveloppant une population tout entière»[3.Cité dans M. Hennessy, Congo, A Brief History and Appraisal, New York, Praeger, 1961.] C’est précisément ce type d’imposture philanthropique que le roman s’emploie à dénoncer, et ce dès l’entame du récit où Marlow déclare ceci : «La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d’une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n’est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près. Ce qui la rachète n’est que l’idée». D’ailleurs, le mode ironique du texte finit par discréditer aussi cette «idée» – ce bel idéal de civilisation – puisque les agents de Léopold, que Marlow désigne avec sarcasme comme des «pèlerins» dénués de foi, ne connaissent qu’un seul «sentiment réel», à savoir «le désir d’être nommé à un comptoir où on trouvait de l’ivoire, de façon à se faire des pourcentages». Ainsi, les chantres du progrès apparaissent en définitive comme des «boucaniers sordides» : «Il n’y avait pas un atome de prévision ni d’intention sérieuse dans tout le tas, et ils ne semblaient pas conscients qu’il en faut pour œuvrer dans le monde. Arracher leur trésor aux entrailles de la terre, tel était leur désir, sans plus d’intention morale pour les soutenir que n’en auraient des cambrioleurs de coffre-fort». En vertu de la logique d’inversion à laquelle le roman souscrit, les prétendus idéalistes sont présentés comme de vils idolâtres adorant ces divinités morbides que sont l’ivoire, le caoutchouc, l’argent, le pouvoir, la réputation. Dans ce contexte, il est significatif que le personnage de Kurtz – l’équivalent fictif de Klein, qui constitue l’objet de la quête de Marlow – émerge comme la représentation allégorique de l’Europe dans toute son ambivalence. En effet, «toute l’Europe avait contribué à la création de Kurtz», assez pour qu’il semble investi d’un «pouvoir bénéfique pratiquement sans limite», lui permettant d’appréhender l’Afrique comme une «immensité exotique gouvernée par une auguste Bienveillance». Il n’est pas exclu que ce soit justement la sincérité (la naïveté ?) initiale des convictions morales de Kurtz, telles qu’elles s’expriment dans un petit mémoire éducatif et éloquent, qui le rende vulnérable à la grande démoralisation de l’entreprise coloniale, de sorte qu’il en vienne, après s’être livré à «certaines danses nocturnes couronnées par des rites inavouables», à formuler ce post-scriptum sans appel, «lumineux et terrifiant, comme un éclair dans un ciel serein : ‘Exterminez toutes ces brutes !’».

Rumeurs et abomination

Tel est, en définitive, le verdict de Conrad qui met en évidence le racisme, la cupidité, et dès lors la banqueroute morale inhérente à toute entreprise colonisatrice. Bien qu’il ne désigne jamais nommément la métropole bruxelloise, ce «sépulcre blanchi», ni d’ailleurs le Congo lui-même, et ce afin d’universaliser le propos, il est clair qu’Au Cœur des ténèbres puise sa verve dénonciatrice dans les observations personnelles de l’auteur, puis dans ce qu’il a pu apprendre par ses propres lectures sur le jardin colonial de Léopold. Dans la période comprise entre son voyage congolais et la date de publication du roman, la presse anglaise avait été prolixe en révélations sur les atrocités du régime. C’est d’ailleurs la persistance de ces rumeurs scandaleuses qui pousserait le gouvernement belge à accepter en héritage le domaine privé de son Roi. À ce moment, la population congolaise aurait diminué de moitié environ, après que 6 000 000 de personnes aient été enlevées, torturées, assassinées. Le système de travail forcé imaginé par Léopold et ses agents, que le roman évoque de manière graphique, s’apparente à de l’esclavage pur et simple, et Conrad s’étonnera dans une lettre de 1903 que «la conscience de l’Europe», qui avait voulu l’abolition de la traite quelque 70 ans auparavant, ait pu tolérer cette abomination qu’était le Congo[4.Voir E.D. Morel, King Leopold’s Rule in Africa, Westport, Negro Universities Press, 1970.]

Les aléas de l’histoire et de la décolonisation expliquent peut-être pourquoi le romancier nigérian Chinua Achebe s’en est pris à Conrad à l’occasion d’une conférence prononcée en 1975 à l’Université de Massachusetts, accusant l’auteur de souscrire finalement à une idéologie contre-productive pour lui en projetant de l’Afrique l’image d’un «non-monde», «l’antithèse de l’Europe et donc de la civilisation, un endroit où l’intelligence et le raffinement sont réduits par le triomphe de la bestialité»[5.Ch. Achebe, «An Image of Africa», Massachusetts Review, n°18, 1977, pp. 782-94. Notre traduction.] Plus tard Edward W. Said, le commentateur palestinien, confirmerait la vision selon laquelle Conrad restait en tout cas un homme de son temps, pour qui «la culture de l’impérialisme» continuait de représenter «une réalité constitutive»[6.E. W. Said, Culture and Imperialism, Londres, Chatto & Windus, 1993. Notre traduction.] Ceci revenait sans doute à ignorer le mécanisme dichotomique voulu par le schéma ironique du roman, en vertu duquel les connotations habituelles de la blancheur et de la lumière étaient inversées, mais où la sauvagerie et la corruption restaient nécessairement évoquées en termes qui rappellent les ténèbres. On a pu dire que Conrad restait ainsi tributaire d’un mode de pensée manichéen, qui serait l’apanage de toute imagination raciste. Mais cela n’est-il pas injuste pour un auteur capable de saper les fondements d’un discours jusque là respecté, à défaut de pouvoir extirper les connotations du langage en entier ?

L’intervention d’Achebe visait surtout à mettre en évidence ce qu’il percevait comme une vison déshumanisée de l’indigène dans Au Cœur des ténèbres, où l’homme noir apparaît comme un mystère celé au plus profond d’une jungle épaisse, de laquelle jaillit parfois «une explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d’yeux qui roulaient sous les retombées d’un feuillage lourd et immobile». On peut évidemment comprendre qu’un intellectuel africain contemporain refuse de se reconnaître dans ce portrait d’une «noire et incompréhensible frénésie». Mais il ne faudrait pas sous-estimer la part jouée, dans le projet de Conrad, par son souhait de dénoncer précisément la déshumanisation imposée aux Congolais par la colonisation. Sans même qu’il ne doive évoquer la pratique très belge qui consistait à couper les mains aux sujets jugés insuffisamment coopérants, l’auteur accorde en tout cas toute son attention à ces formes noires «à demi surgissantes, à demi estompées dans l’obscure lumière», que sont les esclaves laissés pour morts au bord d’un chantier où ils ont été amenés de force, «de tous les recoins de la côte .et. dans toutes les formes légales de contrats temporaires».

Pourfendre ses mythes

En définitive, il est sans doute vrai que Conrad s’intéressait moins à représenter la figure de l’Autre qu’à pourfendre les mythes fondateurs de sa propre culture. Dans ce contexte, il est tout de même significatif que seuls les cannibales accompagnant Marlow dans sa quête font preuve de la retenue face à la barbarie que le narrateur identifie comme le signe ultime de la civilisation. Celle-ci constitue une espèce de miracle au sein d’une œuvre foncièrement pessimiste qui considère la culture comme un simple vernis, une affaire de convention ou de pression sociale exercée par des concitoyens conformistes, et ce tant pour les Européens que pour les Africains. En attendant, le texte souscrit tout de même aux vertus positives de la déconstruction et de la dénonciation de toute forme de manipulation discursive. On a beaucoup glosé sur le sens à donner à l’épilogue du roman, où Marlow, de retour en Europe, rapporte un mensonge à la «Promise» de Kurtz, la maintenant ainsi délibérément dans l’illusion de la noblesse de son fiancé et, par extension, de toute l’entreprise coloniale. Quelles qu’aient pu être à ce moment les motivations du protagoniste, la trame symboliste du texte ne laisse aucune ambiguïté quant au fait que l’obscurité s’est brusquement épaissie dans la demeure bruxelloise de la jeune femme, qui est alors comparée, au sein du sépulcre blanchi, à un «sarcophage sombre et poli».