S’attaquer aux angles morts du cinéma traditionnel pour refléter l’histoire des dominés : voilà comment pourrait se résumer la démarche cinématographique de Raoul Peck, infatigable militant dont l’engagement transparaît dans chacune de ses œuvres. Le réalisateur haïtien qui partage sa vie entre la France, Haïti et les États-Unis ne dévie pas de sa ligne avec « Le jeune Karl Marx », ambitieux biopic qui porte pour la première fois à l’écran le penseur majeur du communisme, de son exil à Paris à la rédaction du Manifeste.

Cet entretien a été réalisé par Gregory Mauzé pour la revue Politique et grâce à la collaboration des Grignoux.

 

Ce qui frappe d’emblée est le rapport du « Jeune Karl Marx » à l’actualité…
Raoul Peck
 : Mes films ont toujours un sens immédiat par rapport au monde dans lequel on vit. Je ne fais pas du cinéma pour faire des retours dans le passé. Je cherche à utiliser le passé pour parler du présent et du futur. Tant que l’on ne comprend pas d’où on vient, l’histoire qui précède celle dans laquelle on est, je ne pense pas qu’on puisse réellement agir à partir de notions matérialistes scientifiques réalistes. C’est ça aussi la démarche de Marx : ne pas s’assoir sur des croyances quelconques ou la morale. Les mots ont une importance, il y a des origines aux choses. C’est pourquoi il critique aussi des gens comme Proudhon qu’il considère comme des socialistes utopistes : il veut revenir à une vraie analyse des rapports sociaux.

D’évidence, Marx semble représenter quelque chose de fondamental dans votre analyse du monde.
Raoul Peck : Absolument. Il est le premier à avoir, de manière magistrale, analysé la société historiquement déterminée dans laquelle nous vivons. Tant qu’on sera dans le capitalisme, Marx est indépassable. Il a certes été kidnappé pendant des décennies par le Bloc de l’Est, alors même qu’il pensait que la Russie tout juste sortie du féodalisme était le dernier endroit pour décréter une révolution. Toutes les dérives et tous les crimes auxquels on a assisté dans la foulée ont cependant plus avoir avec des luttes de pouvoirs qu’avec une quelconque tentative réelle de socialisme.

Quand il décrit une société basée sur un mode de production et qui crée des classes, il a tout dit. Et cette base-là n’a pas changé depuis le début de la révolution capitaliste. On est en plein dedans, et ça a même empiré, vu la place que prend le capitalisme financier. On est dans quelque chose de totalement exponentiel, qui retire encore à la logique capitaliste le peu de sens qu’elle avait à ses origines. Quand vous avez déjà un milliard d’euros et que vous êtes prêts à fermer des usines, mettre des gens au chômage, briser des vies pour obtenir deux milliards, on est dans l’aliénation et l’absurdité, voire la psychiatrie…

Ce film se situe aux antipodes de la « peur du rouge » souvent de mise lorsqu’il s’agit d’aborder le communisme au cinéma. Est-il le fruit d’une époque où la diabolisation du marxisme tend à s’estomper, notamment à la faveur de la crise économique et financière de 2007-2008 ?
Raoul Peck : Après la chute de l’empire soviétique, il y avait un sentiment général que le capitalisme avait gagné, du fait de la disparition de l’ennemi. Mais au lieu d’aller vers quelque chose de constructif, on est allé vers un renoncement à la science, à l’histoire, au politique. Il n’y avait plus aucune limite pour le capital. Face à ce niveau d’arrogance, faire un film sur Marx était presque quelque chose de risible…

Quand j’ai commencé ce film il y a dix ans, des termes comme lutte des classes, profit, exploitation étaient tabou, et il était assez compliqué de travailler sur ce projet. Après la crise économique et financière de 2008, Marx est apparu en Une de plusieurs grands journaux économiques, et même des journalistes conservateurs de droite se posaient la question de savoir si Marx n’avait pas finalement raison… Une certaine barrière est alors tombée.

« L’originalité du film, c’est de faire un film impossible, en s’affranchissant des codes hollywoodiens, tout en les exploitant. »

Réaliser un tel film semble néanmoins complexe…
Raoul Peck
 : Je suis un réalisateur engagé politiquement, mais je dois faire en sorte que le spectateur reste dans une expérience de cinéma, et non de documentaire. C’était pareil pour mon précédent film « I’m Not Your Negro », consacré à l’écrivain et militant afro-américain James Baldwin. La forme doit aller avec le contenu et s’autoalimenter. Là aussi il fallait que je trouve une façon de raconter l’histoire de l’évolution d’une pensée, ce qui est, a priori, totalement rébarbatif au cinéma… Surtout, la forme du biopic utilise en général des instruments qui sont de l’ordre émotionnel : jalousie, amour entre les personnages, réflexions psychologisantes… J’ai dû inventer autre chose.

La correspondance privée de Marx a eu une grande importance. Comme pour Baldwin, j’ai éliminé les experts en garantissant que personne ne parle à la place des principaux intéressés. On est allé chercher ce que les personnages disaient sur eux, sur leur époque, sur leurs émotions, leurs préoccupations privées et collectives… C’est à partir de cette matière qu’on a écrit ce scénario.

L’originalité du film, c’est de faire un film impossible, en s’affranchissant des codes hollywoodiens, tout en les exploitant. Lorsque je fais une scène de poursuite de Marx et Engels par la police, c’est un clin d’œil. On montre qu’on a affaire à des jeunes, avec des réflexes et des provocations, et on souligne la réelle répression qui sévissait à Paris vis-a-vis des étrangers… qui se trouvaient être allemands à l’époque !

La référence à la traque des étrangers envers les principaux animateurs du courant socialiste à travers l’Europe visait, elle aussi, à établir un parallèle avec l’actualité ?

Raoul Peck : Évidemment, tout comme le choix de tourner ce film en trois langues insiste sur le fait que l’Europe était déjà une réalité, que quelque chose se créait au-delà des frontières alors que celles-ci étaient particulièrement présentes. Bakounine, Marx, Engels… Tous ces gens-là étaient dans tous les pays en même temps. C’était aussi important de montrer qu’il y avait une censure, que Marx a quitté l’Allemagne parce qu’il était censuré, alors qu’il travaillait dans un journal libéral, somme toute modéré, de jeunes hégéliens. A tel point qu’il a vécu plus longtemps à l’étranger que chez lui… La répression poussait déjà à l’exil. C’est déjà cette Europe-là qu’on connaît, qui permet d’expulser les gens, y compris ses propres citoyens…

En plus d’aborder la complexité des débats politiques de l’époque, le film fait la part belle aux dessous de l’engagement, y compris avec sa part de cynisme.
Raoul Peck
 : Cela fait partie du combat politique. Les dérives, les manipulations, les combats de pouvoir, les combats d’égo… On est en plein dans ce qui se passe aujourd’hui. J’ai eu la chance d’aller montrer le film aux universités d’été du PCF, du NPA et de la France Insoumise… J’ai constaté des différences de culture politique énormes, mais dans ces trois endroits, j’ai vu des luttes internes que je constate depuis 40 ans et que je montre dans le film. C’est important que les jeunes qui militent et souhaitent s’engager comprennent que ce n’est pas simple, qu’il y a des erreurs, mais qu’on peut les surmonter. Il y a aussi le prix qu’on paye pour l’engagement. Engels et les époux Marx sont des bourgeois qui décident de quitter leur classe, non pas de manière verbale, comme la gauche caviar, mais avec des conséquences personnelles sur leur mode de vie, leur sécurité matérielle, etc.

« Le capitalisme a gagné la guerre rhétorique, médiatique et sémantique. »

Le militantisme actuel manque-t-il, comme Marx le dénonçait à l’époque, d’outils théoriques à même de comprendre le monde pour le transformer ?
Raoul Peck
 : Non, je crois que les outils théoriques sont là, mais ils ne sont pas utilisés. On est dans une totale dérive… Si j’ai fait ce film, c’est que je me rendais compte qu’il était impossible d’avoir les discussions au niveau où l’on devait les mener. Il y a tellement d’ignorance, à la fois de l’histoire des mouvements et de celle de la société capitaliste. Il ne faut pas oublier que le capitalisme a gagné la guerre rhétorique, médiatique et sémantique. Quand on tient aujourd’hui un discours de gauche, critique par rapport à cette société, on n’est pas bien vu. On n’est pas en terrain conquis. De nos jours, il est beaucoup plus simple pour un journaliste de prétendre qu’on est dans la modernité, que c’est totalement correct que des patrons fassent des superprofits sur le dos des travailleurs, d’avoir des iPhones et iPads fabriqués grâce à l’exploitation du Congo, qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs… On est dans une normalité qui n’est pas normale ! À un point même absurde : prenons un problème tel que les voitures diesel. On est face à une industrie qui n’est pas prête à évoluer pour conserver son profit, quand bien même l’évidence scientifique montre que cela va contre l’intérêt général. Mais on a perdu la capacité de faire une analyse aussi simple.

On pourrait objecter qu’il ne s’agit pas d’une trop faible mobilisation des outils théoriques, mais d’un esprit du temps (zeitgeist), pour citer Hegel, défavorable à la prise de conscience des rapports de domination…
Raoul Peck : Oui, mais j’irais beaucoup plus loin que cela, car nous ne tirons pas les conséquences de ce qu’on sait déjà. Baldwin parle du manque d’empathie, notamment par rapport au racisme. Le racisme laid, meurtrier, etc. est dénoncé par tous, mais le racisme latent, qui ne se manifeste pas ouvertement, n’est pas pris en compte. Le Belge blanc n’a jamais eu à se poser la moindre question, il n’a vécu le racisme que par incidence. Ça n’implique en rien de voir le racisme structurel, car il n’est pas concerné réellement. Être concerné moralement ne veut rien dire pour moi. Baldwin parlait de la vaste majorité cruelle qui refuse de voir la réalité, ce qui est criminel et fait d’elle une complice. Il ne suffit pas de dire « je n’avais pas vu », car vous avez tout pour voir !

Ces deux films sont donc un appel aux gens pour se servir des instruments dont ils ont déjà à disposition. Je les vois comme un retour aux fondamentaux, en espérant que ces instruments permettent à d’autres de gérer leur présent tel qu’il est, et non tel qu’il est pensé. Il faut refaire l’analyse à partir des éléments probants et prouvés, argumentés.

On vous sait attaché au point de vue des dominés. Le fait que Marx soit – à tort – associé au patrimoine culturel occidental a-t-il influencé votre façon d’aborder le sujet ?
Raoul Peck
 : Non. Encore une fois, historiquement le capitalisme a envahi toute la planète. Quelle que soit la couleur, la nationalité, on est tous soumis à ce mode de production. Que ce soit au Nigeria, en Haïti, au Cambodge ou à Bruxelles, on est tous sous la houlette de la course au profit, qui détermine notre existence au quotidien. Il détermine si on a un job aujourd’hui ou si on est révoqué demain. Donc ça concerne tout le monde en dehors de certaines particularités historiques, culturelles, ou autres. L’analyse fondamentale reste la même. Elle est même plus grande puisqu’on n’a plus l’empire soviétique qui, quoi que l’on pense de sa dimension criminelle, était quand même un obstacle face au Capital. Je suis obligé de reconnaitre que quand les jeunes Haïtiens des années 60 luttent contre la dictature de Duvalier, les seuls qui les aidaient étaient Cuba et l’URSS. C’était le camp occidental qui était allié à la dictature et qui tuait mes compatriotes.

« Il faut arriver à capter l’intemporalité, sinon on est dans l’éphémère. »

Le fait qu’un réalisateur « de couleur » s’attaque à ce que beaucoup pourraient considérer à tort comme un « sujet de blanc » permet-il de l’aborder avec un regard particulier ?
Raoul Peck
 : Même si dans une certaine mesure je dois compter avec ça, cela ne détermine pas mes décisions. Comme Baldwin le disait, ma couleur n’est pas mon problème, mais le problème de celui qui me regarde. En même temps je ne suis pas naïf. Je suis obligé d’en tenir compte. Concrètement, même si je ne l’ai pas cherché, la sortie de Baldwin va bénéficier au succès de Marx. Si cela s’était passé à l’envers, ce que vous dites aurait été beaucoup plus violent : qu’est-ce que cet Haïtien va chercher dans Marx ? Mais comme Baldwin me donne une crédibilité pour un certain nombre de gens, ils sont forcés de regarder « Le jeune Karl Marx » avec un regard différent.

C’est le hasard qui a fait paraitre « I’m Not Your Negro » avant Marx. Dans un monde du cinéma conservateur – car soumis au monde de l’argent –, quand je fais des projets, c’est envers et contre tout. Je ne peux donc pas calquer de manière opportuniste quand va sortir quoi. La seule chose que l’on peut faire, c’est faire en sorte qu’il soit toujours pertinent, peu importe le moment de sa sortie. On y arrive parce qu’on touche aux fondamentaux, qui ne changent pas. Le fond profond, l’argumentation, le cadre, la complexité reste et tant qu’on s’attache à ça on ne peut pas avoir faux, que le film soit sorti l’année prochaine ou l’année précédente. Il sera toujours aussi important et va capter l’esprit du temps. Il faut arriver dans son travail à capter l’intemporalité, sinon on est dans l’éphémère. Je mets trop de travail là-dedans pour qu’au bout du compte on arrive à un film qui fait pshitt !

Au début du film, Joseph Proudhon tient un discours devant des ouvriers, parmi lesquels plusieurs Noirs. Un choix volontaire quand on sait la tendance notoire de l’industrie hollywoodienne à « blanchir » l’histoire ?
Raoul Peck
 : Bien sûr. Ce n’est même pas un parti pris : cela correspond à la réalité. On voit bien les limites du cinéma car j’ai dû me battre avec tous les rabatteurs de casting pour trouver des Noirs. Et comme ils ont décidé qu’il n’y en avait pas beaucoup, ils ne savaient pas comment aller les chercher ! C’est donc moi qui devais à chaque fois les inciter et les trouver. Ce qu’ils me ramenaient était aussi improbable qu’absurde : ils mélangeaient des profils éthiopiens, bantous, mélanésiens… Une confusion qui ne faisait pas sens pour moi car j’ai veillé à ce que les visages reflètent l’époque, ce qui représente un grand travail. Je voulais avoir des paysans pauvres allemands, des ouvriers français… Qui n’avaient pas non plus le même visage. Il y a des traits, une histoire… Il fallait être absolument précis là-dessus. Il fallait donc être aussi précis sur les Noirs de l’époque. Qui pouvait être marin, avoir fui, etc. et s’établir en Europe ? Or ces rabatteurs sont absolument loin de cette histoire et de cette connaissance. J’ai résolu le problème en faisant figurer de jeunes Noirs qui font partie d’un programme que j’ai instauré à la Femis [Fondation européenne des métiers de l’image et du son, présidée par Raoul Peck], mais j’aurais voulu en faire figurer beaucoup plus. Je me déguise moi-même un moment, tellement il n’y avait pas assez de Noirs…

Les personnes de couleur faisaient partie du paysage, à tous les niveaux de la société, y compris la noblesse. Il ne faut pas oublier qu’Haïti était française avant 1804, avec de nombreux métis qui partaient se former en métropole. Après l’indépendance, nous avons des ambassadeurs en Occident. Cela a toujours été une tradition pour les fils de la bourgeoisie d’aller étudier en France. Alors que Gobineau développe ses thèses racistes pour justifier la conquête africaine dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, un intellectuel noir comme Anthénor Firmin [Haïtien membre de la société d’Anthropologie de Paris] lui réplique avec son magistral De l’égalité des races humaines. L’histoire n’a pas retenu cette réalité des Noirs en Europe. On l’a occultée parce qu’elle gênait et qu’elle aurait empêché l’épopée civilisationnelle de toute la colonisation. Cette question fera d’ailleurs l’objet d’un de mes prochains films.

La pensée marxiste est régulièrement accusée par la pensée postcoloniale et intersectionnelle de ne pas avoir suffisamment pris en compte les formes d’oppression de nature raciale. Quelle importance cette critique a-t-elle eue dans votre volonté d’aborder cette question ? Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de cette critique postcoloniale ?
Raoul Peck
 : C’est un faux procès ou une voie de garage. Bien sûr, il ne faut pas considérer Marx comme un dieu qui aurait tout vu et tout compris. Il avait aussi ses limites culturelles. En même temps, tout ce qu’il a écrit nous sert pour comprendre le rôle du racisme dans le développement du capitalisme. Pareil pour les femmes : quand Marx explique que la libération de tous passera par la libération individuelle, il a tout dit. C’est à nous de comprendre ce qu’il nous dit. Sans faire de ses écrits une bible, il y a une interprétation de textes qu’il faut savoir faire. C’est aussi le danger des interprétations, puisque vous avez des gourous qui détournent les textes, comme on détourne le Coran. Je me méfie toujours des gens qui ont des étendards et qui ont la vérité écrite sur leur front et qui utilisent des textes pour défaire les autres, alors que tout ça n’est pas dans la démarche de Marx qui disait : « protégez-moi des marxistes », car il se remettait lui-même en question.

La critique que vous évoquez, on la voit partout. Des militants gay me reprochent de ne pas avoir suffisamment évoqué l’homosexualité de Baldwin. Je leur réplique que ce n’était pas le propos de Baldwin à ce moment-là. On n’est pas obligé de parler d’un sujet en le mettant à chaque fois au centre. C’est faire preuve d’un égocentrisme et d’un essentialisme, on est fait de beaucoup de choses. Baldwin disait lui-même « je ne me laisse pas définir par qui que ce soit ». Ne kidnappez pas un personnage aux facettes incroyables dans un seul agenda.

Pour Marx c’est pareil. Bien sur, je pourrais dire que j’aurais voulu que Marx se soit épanché davantage sur Haïti qui s’était déjà libéré de l’esclavage et du colonialisme à son époque. Mais je peux retrouver des bribes de ma réalité d’Haïtien dans ses écrits sur la guerre de Sécession, notamment sa correspondance avec le président américain Abraham Lincoln. C’est à moi de me retrouver dans ce qu’il a fait, mais ma reconnaissance de son travail ne peut pas être contingente du fait qu’il parle ou non de moi.

La question du féminisme est très présente dans ce film. Jenny Marx et Mary Burns, la compagne de Friedrich Engels, sont loin de jouer les seconds rôles, et leur profil atypique (aristocrate ayant fait le choix de la liberté au prix de la précarité pour la première, prolétaire rejetant les conventions sociales pour la seconde) invite en soi à questionner la place à laquelle les femmes sont traditionnellement assignées. Y avait-il là aussi une volonté de mettre en avant la question de l’oppression patriarcale, qu’un certain marxisme arc-bouté sur la lutte des classes fut parfois frileux à prendre en compte ?

Raoul Peck : Le film pour moi est le résultat de ce que je suis devenu. J’ai toujours vécu la contradiction entre le discours politique et la vie réelle et ce depuis mes premières années d’université à 17 ans. Baldwin faisait ce constat à l’égard des libéraux blancs qui étaient dans son combat, mais dont la proximité s’arrêtait devant la porte de sa cuisine… J’ai vécu ça toute ma vie par rapport a mes alliés politiques qui se foutaient de savoir comment je vivais, ce que représentait ma condition d’étranger. Alors que je me suis investi dans leur combat local et national, j’ai rarement vu la réciproque de leur part pour les luttes qui me concernaient directement. Ce fut aussi une erreur de dire aux femmes de rejoindre la lutte des classes en posant le constat d’un combat principal dont dépendraient les combats subsidiaires qui se résoudraient automatiquement à la révolution… Il ne faut négliger aucune oppression. La fin fait partie intégrante des moyens.

« Quand on connait son histoire et les liens entre les histoires d’oppression, on devient beaucoup plus serein sur nos capacités à faire évoluer le monde. »

Nous évoquions l’aspect internationaliste des premiers penseurs du socialisme, « Européens avant l’heure ». Plus d’un siècle et demi après la publication du Manifeste du parti communiste, quel est aujourd’hui le spectre qui hante l’Europe ?
Raoul Peck
 : Le spectre a évolué. Les défis sont différents. Nous sommes dans un monde de capitalisme planétaire. Une énorme accumulation de richesse face à une énorme inégalité. Il n’y a pas plus absurde que cette accumulation illimitée. Les gens sont prêts à tout pour ne pas crever. On est arrivé au bout de nos capacités politiques de gestion. Il y a un danger écologique que l’on ne peut plus négliger : le système lui-même est en péril, au sens où il ne peut plus se régénérer tout seul, et on est là face à un processus largement irréversible. On peut aussi détruire la planète de par notre arsenal nucléaire. Bref, on fait face à plein de défis qui n’existaient pas à l’époque.

À tous ces défis, les réponses que les différents pouvoirs apportent sont d’un niveau si minable qu’on risque d’aller vers la catastrophe. Quand je vois comment l’Europe traite ses propres citoyens, notamment issus de l’immigration, comment penser que ces personnes sont prêtes à se sacrifier pour l’avenir de cette société ? Je vis en France sans être français en disposant de nombreux privilèges et je suis en colère tous les jours. C’est dire la colère qu’éprouvent les gens qui sont français et qui ont moins de privilèges que moi.

Quand 2000 ou 3000 jeunes vont en Syrie, ma réaction n’est pas de dire qu’il y en a beaucoup, mais de me demander pourquoi il n’y en a pas plus, vu les circonstances. Quand j’avais 20 ans, j’étais révolté par rapport aux injustices. J’aurais pu aller me battre n’importe où. Pourquoi serait-ce différent pour eux ? Il y a aussi des jeunes qui vont s’engager ailleurs, en politique, ou en combat individuel. Il y a toutes sortes de portes de sortie. Mais la nécessité d’engagement reste la même.

Cet engagement est-il aussi subversif que l’était le communisme à l’époque ?
Raoul Peck
 : Non, justement, car il nous manque les instruments qu’avait un jeune comme moi à l’époque ou j’ai grandi… Quand on a affaibli toutes les institutions formatrices, comme les syndicats qui ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes dans certains pays, on a cassé la machine qui formait des jeunes. Même l’école ne forme plus autant de citoyens qu’elle le faisait avant. Parfois c’est un professeur qui vous aide à changer complètement de direction. Mais comme de plus en plus on abandonne ce terrain, ce sont les structures qu’on affaiblit.

C’est ce qui manquerait pour menacer le pouvoir en place ?
Raoul Peck : Je formulerais ça autrement. Tout ce qui va arriver dépend de tout ce que nous décidons individuellement et collectivement. Il n’y a pas de miracle, pas de déterminisme : la plus grande catastrophe peut être évitée, mais il faut faire un tas de choses. Certains pensent qu’en priant ça va changer. D’autres croient à l’homme ou à la femme providentiel. D’autres pensent à des solutions d’exclusions d’une partie de la communauté. Je ne crois à aucune de ces options.

Ce que je sais profondément c’est qu’on peut agir, mais ça demande du travail, des discussions, de l’éducation, de l’enseignement. Comme Marx le disait, l’ignorance n’a jamais aidé personne. Si on ne se cultive pas on n’arrivera pas à se mettre ensemble et on ne trouvera pas de solutions, hormis les solutions de facilité et de cruauté.

Quand on connait son histoire et les liens entre les histoires d’oppression, on devient beaucoup plus serein sur nos capacités à faire évoluer le monde. Mon travail, c’est juste d’essayer de mettre tout cela sur la table et ce sera à nous de décider ce qu’on peut faire. Mais il n’y a pas de miracles.