Pour en finir avec la pensée antipolitique. Un entretien de Solange Manche avec Frédéric Lordon.

Solange Manche : Dans Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent… (2019), vous qualifiez la pensée d’Agamben, Deleuze, Badiou et Rancière comme antipolitique. Cela ressemble presque à une contradiction dans les termes, une provocation pour le plaisir de la provocation. Pourriez-vous nous en dire plus sur votre définition de la pensée antipolitique ?

Frédéric Lordon : Je ne pense pas qu’il soit très provocateur de qualifier la pensée de Deleuze d’antipolitique. En dehors de Capitalisme et schizophrénie, les deux volumes, sa notion de « lignes de fuite » et de « devenir-minoritaire », il n’y a pas de politique chez Deleuze. C’est presque drôle de voir à quel point il y a peu de politique chez lui. Il faut vraiment sortir une loupe pour en découvrir ! C’est pourquoi, de tous les philosophes contemporains, la tendance actuelle à s’approprier Deleuze à gauche est si curieuse.

Cependant, qualifier les travaux de Badiou et de Rancière comme étant antipolitiques est en effet assez provocateur. La politique est presque la seule chose dont ils parlent. Mais, la pensée antipolitique, ils l’incarnent tous les deux d’une autre manière. Rancière incarne l’antipolitique de l’intransitivité. C’est à dire, ce qui compte, c’est de cheminer mais pas le but du chemin. Chaque fois que quelqu’un essaie de déterminer un point d’arrivée, il paralyse le pouvoir, ce que je ne désapprouve pas en soi. En réalité, dès que quelqu’un essaye de donner un but au chemin, il est un captateur en puissance. Ce qui n’est pas complètement faux du reste.

« Une proposition politique ne peut pas être simplement : “allons nous promener” ! »

Mais la politique réduite à un « camino caminando » n’a jamais mené nulle part. Une proposition politique ne peut pas être simplement : « allons nous promener » ! Cela ne fonctionne pas comme ça. La politique, c’est quand quelqu’un dit : « nous allons par là, pour réaliser X, Y, Z ».

C’est par rapport à cette absence de direction que Deleuze est plus proche de Rancière que de Badiou. Le devenir est peut-être le concept politique le plus fondamental de Deleuze, mais c’est un devenir sans telos. Il se joue au niveau de l’expérimentation personnelle. C’est un mouvement de fuite. Le devenir deleuzien est l’exemple même de l’intransitivité antipolitique.

Mais Badiou est encore pire que Rancière. Il est extrêmement exigeant quant à sa définition du politique. Le militant de Badiou c’est quasiment un sage spinoziste, c’est-à-dire c’est quelqu’un qui ne fait pas les choses sous l’empire de déterminations passionnelles. Le militant de Badiou se lève à 5 heures du matin pour distribuer des tracts. Il veut plaire au secrétaire de section, il veut monter dans le parti, ou peut-être même a-t-il développé un surmoi politique qui le fait culpabiliser lorsqu’il ne se lève pas assez tôt pour distribuer ces tracts. Alors, il le fait. Mais il s’agit là de déterminations passionnelles ordinaires. Celles qui nous font faire toutes les choses de notre existence.

« Dans son parti révolutionnaire, le seul membre serait Badiou lui-même »

D’un point de vue spinoziste, nous sommes tous passifs. Cela ne veut pas dire que nous sommes inertes ou que nous n’agissons pas ; cela veut simplement dire que nos actions sont déterminées par des forces extérieures. Mais Badiou s’opposerait à cela. Il dirait que le véritable activiste agit, parce qu’il considère son engagement politique comme rationnellement nécessaire. Il agit par désintéressement purement rationnel. C’est pourtant la définition que Spinoza donne du sage. Contrairement au citoyen sage, le citoyen ignorant n’agit que parce qu’il est sous l’emprise d’affects passifs. Il obéit à l’organisation qui s’appelle l’État parce qu’il a peur du gendarme ou il a le désir d’être bien vu de ses voisins, ou il veut en Chine maintenant avoir un bon rating social et progresser et avoir du crédit pour progresser dans son entreprise etc. Donc qui fait ça ? En tout état de cause, sous le coup d’incitations qui ne font que mobiliser des affects passifs en lui. Le citoyen sage, contrairement au citoyen ignorant, obéit à la loi, et même aux lois avec lesquelles il n’est pas d’accord, parce qu’il sait rationnellement que tout vaut mieux que pas de loi du tout ; qu’un État, même tyrannique, vaut mieux que pas d’État du tout. C’est mieux que le chaos total de l’état de nature.

La sécurité et la stabilité nous permettent de développer un horizon à long terme que le chaos de l’état de nature sape. Le sage sait que s’il veut réfléchir aux questions de long terme, il doit éviter d’être continuellement accaparé par des questions d’urgence vitale. Ainsi, le sage analyse la conjoncture politique, l’État, et ce que signifie la capacité d’avoir une vie. Si telle est bien la vision de Badiou sur le militant, il faut vraiment être un virtuose de la politique. Si c’est la condition pour être admis dans son parti révolutionnaire, le seul membre serait Badiou lui-même. La politique est le contraire de l’intransitivité. Elle se produit lorsque vous avez suffisamment de gens et que faire de la politique avec eux exige de les accepter tels qu’ils sont et non tels qu’on voudrait qu’ils fussent.

Solange Manche : En termes d’activisme de la gauche radicale, comment cette tendance antipolitique que vous décrivez se manifeste-t-elle ?

Frédéric Lordon : Je ne suis pas très heureux de dire qu’elle est encore dominante aujourd’hui, mais je pense que ce va changer. Le Comité Invisible, ou ce qu’il représentait, a été le principal courant de gauche radicale jusqu’à aujourd’hui, et il proposait une synthèse parfaite entre la virtuosité éthique à la Badiou et l’intransitivité « camino caminando ». Leur idéal révolutionnaire est totalement idéaliste. Personne ne peut l’atteindre.

L’intransitivité politique et l’éthique virtuose sont toutes deux constitutives du mouvement des destituants, théoriquement proche d’Agamben. Agamben, avec Badiou et Rancière, fait également partie de la tendance d’antipolitique actuelle. Selon moi, le destitutionnalisme est profondément défaitiste. Il a renoncé à la possibilité de renverser le capitalisme, et l’alternative qu’il propose est d’abandonner le navire. Bien sûr, il y a aussi l’espoir que si nous sommes suffisamment nombreux pour le faire, le capitalisme se videra de sa substance et s’effondrera. Concrètement, la destitution, c’est la désertion. C’est exactement ce que sont les ZAD, et les déserteurs laissent derrière eux ce qu’ils désertent et ils le laissent intact.

« Nous devons reconnaître que le problème est macrosocial. Ce n’est pas une petite guerre que nous menons, c’est une gigantomachie »

Déserter le capitalisme avait du sens. Le capitalisme paraissait si puissant qu’il annihilait toute ambition de le détruire. Mais je suis convaincu que c’est en train de changer. En particulier avec la catastrophe climatique actuelle, il devient clair que si nous ne détruisons pas le capitalisme, c’est lui qui nous détruira. Et détruire le capitalisme conduit automatiquement à la question de savoir ce que nous allons mettre à sa place.

Solange Manche : À propos du désastre climatique, un autre penseur très apprécié et que vous critiquez vivement est Bruno Latour. Vous êtes manifestement plus intéressé par les propositions politiques d’Andreas Malm. Que faut-il retenir du travail de Malm ?

Frédéric Lordon : J’ai lu un recueil d’essais de Malm sur l’Anthropocène, L’anthropocène contre l’histoire (2017) et Comment saboter un pipeline (2020), et j’ai tout de suite été convaincu par son approche. Il insiste beaucoup sur le fait que l’écocide actuel est causé par le capitalisme et que si nous voulons mettre fin à l’écocide, nous devons mettre fin au capitalisme. Et pour ce faire, nous devons reconnaître que le problème est un problème macrosocial. Ce n’est pas une petite guerre que nous menons, c’est une gigantomachie.

« Comme par magie, il n’y a qu’une classe dans la vision de Latour : la classe écologique. Mais pour qu’il y ait une classe, il en faut au moins deux »

Dans The Progress of This Storm, Malm attaque férocement Latour, et je ne pourrais pas être plus en accord avec l’antipathie de Malm. Latour affirme littéralement que le capitalisme n’existe pas. Dans Où atterrir ? (2017), il répond à ses critiques en mentionnant la notion de classe, mais comme par magie, il n’y a qu’une seule classe dans la vision de Latour : la classe écologique. Ça ne marche pas comme ça. Pour qu’il y ait une classe, il faut qu’il y en ait au moins deux. Mais le problème est qu’il faut commencer à identifier lesquelles, et il faudra bien admettre que l’une d’entre elles, c’est Total, et que ce sont donc finalement les capitalistes….

Solange Manche : Avant les élections législatives de 2022, vous avez exprimé vos doutes sur la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES). En parlant de « traumatisme historique », non seulement vous étiez sceptique quant à la viabilité de la NUPES, mais vous avez également mis en garde contre une potentielle désillusion, même si la gauche obtenait une majorité. A quel traumatisme historique faites-vous référence ? Au sentiment de désillusion qui a suivi Mai 68 ?

Frédéric Lordon : 68 n’est pas ce à quoi je faisais référence, mais aux déceptions plus récentes de la gauche : Mitterrand, Tsipras, Podemos… et il y a le traumatisme de la forclusion du signifiant communiste, et le traumatisme de l’État. Mai 68 est une révolution inaboutie. Ce n’est pas seulement une expérience gouvernementale qui a dérapé. On pourrait dire que 1936 est aussi une révolution manquée, principalement à cause de la gestion du Parti communiste (PCF).

Je suis désolé de simplifier les choses de cette manière, mais Maurice Thorez a reçu l’ordre de Moscou d’arrêter les grèves de mai-juin et il l’a fait. Thorez voulait assurer la stabilité du Front populaire et éviter une révolution à l’intérieur du pays, car la France venait de signer un traité bilatéral avec l’Union soviétique qui visait à garantir une alliance contre la puissance montante de l’Allemagne nazie. C’est du moins ce que raconte Daniel Guérin dans Front populaire, révolution manquée (1963). C’est en raison de ce pacte que Thorez affirme qu’il faut reprendre le travail, le 11 juin. C’est pour cela qu’il prononce la phrase désormais très citée : « il faut savoir terminer une grève ». En réalité, c’est un coup de téléphone avec Moscou qui a anéanti le moment potentiellement révolutionnaire qu’était 36.

« Le traumatisme historique concerne la forclusion du signifiant “communisme”. Avec Bernard Friot, j’essaye de le réintroduire »

Mai 68 peut également être classé dans la catégorie des révolutions inabouties et, là encore, le PCF a fait partie du problème, tout comme la CGT. Après les accords de Grenelle, le leader de la CGT, Georges Séguy, pensait que c’était une bonne idée d’aller dire aux travailleurs de Renault-Billancourt d’arrêter la grève, en leur disant « on a obtenu énormément ». Mais ils ne l’ont pas fait. Ils ont refusé d’arrêter la grève. C’est alors que la panique s’installe au sommet de la pyramide. Si même les syndicats n’arrivent plus à contrôler leurs troupes, on pourrait penser qu’ils changeraient de stratégie. Mais non, une fois de plus, la CGT et le PCF ont raté un moment révolutionnaire.

Ce qui se passe en 36 est cependant très différent de ce qui se passe en 68. En 36, c’est pour des raisons géopolitiques que le PCF fait cesser la grève, alors qu’en 68, le PCF s’est véritablement institutionnalisé. Une fois que vous êtes institutionnalisé, le problème est qu’une révolution risque de se retourner contre vous. Quand il y a une vraie révolution, il y a une militarisation de la lutte et même le PCF risque alors sa propre survie, en soutenant une insurrection. La même chose s’est produite avec le parti communiste italien. Il était même en avance et il s’est très vite compromis, ce qui explique aussi qu’il se soit retourné contre l’autonomisme italien. La répression du mouvement autonomiste n’a en rien affecté le PCI.

« Il est absolument nécessaire de penser l’État et les institutions de manière plus large. Ce tabou ne concerne pas seulement la gauche française, c’est vraiment un non grata international »

D’une certaine manière, 68 est encore un peu notre avenir, n’est-ce pas ? Mais le traumatisme historique que j’avais à l’esprit concerne plutôt la forclusion du signifiant « communisme ». Le communisme ne peut plus rien signifier. Ce que j’essaie de faire avec Bernard Friot, c’est de réintroduire le signifiant « communiste » ou « communisme », et à cause de son histoire, c’est extrêmement difficile. Même les gens qui sont d’accord avec nos propositions sur le fond sont souvent en désaccord avec le retour au signifiant communiste. Dans ce cas, j’aime toujours leur rappeler que le communisme n’a jamais existé ou qu’il n’a existé que dans des cas très particuliers et souvent éphémères : La Catalogne en 36, le Rojava, les Zapatistes.

Mais en période de crise organique, le changement peut être étonnamment rapide. Il y a quinze ans, il était encore inimaginable d’entendre le mot « capitalisme », un peu comme il serait stigmatisant de dire « bourgeois », mais maintenant il est littéralement partout. Je ne pense pas qu’il faille beaucoup de temps pour que Le Monde se mette à dire « bourgeois ». Tout comme le mot « capitalisme » était auparavant inimaginable dans les pages du Monde, le mot « bourgeois » viendra s’ajouter à son nouveau vocabulaire.

« En période de crise organique, le changement peut être étonnamment rapide. Il y a quinze ans, il était encore inimaginable d’entendre le mot capitalisme »

La vie des signifiants n’est pas linéaire, elle peut prendre des tournants rapides. Je parie qu’il se passera la même chose que pour le communisme et c’est un lien facile à établir ici qui conduira à la réapparition du signifiant communiste : 1. L’écocide est causé par le capitalisme – 2. il faut détruire le capitalisme avant qu’il ne nous détruise et, à sa place, nous mettrons le communisme.

L’autre traumatisme historique de la gauche, que je n’ai pas encore mentionné, est celui de l’État. Et c’est un lourd fardeau à porter pour la gauche. Peut-être que le signifiant communiste reviendra, mais il sera encore plus difficile de parler de l’État, à cause de l’idée omniprésente qu’un État communiste conduira inévitablement aux horreurs du stalinisme et à tout ce qui en découle : le goulag, le KGB et la Tchéka. C’est de cette idée qu’il faut se débarrasser.

La forclusion de l’État signifiait son absence totale en tant qu’objet de pensée. Mais il est absolument nécessaire de penser l’État et les institutions de manière plus large. Et ce tabou ne concerne pas seulement la gauche française, c’est vraiment un non grata international.

Solange Manche : En 1998 déjà, vous avez publié une recension des Puissances du salariat de Bernard Friot, en vous exclamant que le livre était empreint d’ « une radicalité à réveiller un mort ». Pourtant, ce n’est que récemment que vous vous êtes engagé de manière plus substantielle dans son travail, et en 2021 vous avez publié En travail. Conversation sur le communisme. Bien que vous partagiez autant d’accords que de désaccords, vous êtes d’avis que Friot permet de dépasser les limites de la politique de la ZAD. En quoi le travail de Friot peut-il nous aider à construire une économie non-capitaliste ?

Frédéric Lordon : J’ai déjà évoqué la ZAD dans le contexte de la destitution. Cependant, je ne pense pas que la ZAD soit une démarche antipolitique. Je pense simplement qu’elle est limitée parce qu’elle n’affronte pas directement le capitalisme. La ZAD, mais aussi les coopératives de travail et les projets de vie collective, sont une politique propédeutique. Ce sont des espaces d’expérimentation communiste, où un habitus communiste peut commencer à se cristalliser. Un habitus n’est rien d’autre qu’une pratique convertie en plis corporels, ce qui est la première condition de possibilité pour l’actualisation macrosociale du communisme. En ce sens, la politique de la ZAD est nécessaire. Elle est nécessaire mais limitée.

« La politique de la ZAD est nécessaire mais limitée. On ne peut pas faire l’impasse sur les institutions »

Pour dépasser les limites de la ZAD, je pense qu’on ne peut pas faire l’impasse sur les institutions, ce que ne fait pas Bernard Friot, et ce pour deux raisons. D’abord, il repense un nouveau mode de production, une ambition qui nécessite d’interroger les institutions à un niveau macrosocial. Deuxièmement, c’est Friot comme catholique, mais un catholique qui croit que le paradis n’existe pas. Nous sommes donc d’accord sur les points suivants : 1. Nous voulons du macrosocial. 2. Nous voulons indiquer une direction pour y parvenir, ce qui signifie qu’il faudra des institutions. 3. Nous ne croyons pas aux harmonies spontanées. Même sous le communisme, la violence ne sera pas éradiquée comme par magie.

Ceci est en opposition directe avec ce qui est pensé dans les ZAD : ils croient vraiment à l’horizontalité et c’est tragique. Les problèmes graves de santé mentale, qui peuvent mettre les autres personnes en danger, ne sont pas pris en compte. Le sexisme ne s’évapore pas en croyant à l’horizontalité. Être une femme à la ZAD, ce n’est pas commode… Mais c’est justement parce que ces dynamiques de pouvoir internes sont niées qu’il devient impossible de les aborder. C’est le non-dit. Je ne crois donc pas aux harmonies spontanées et c’est justement pour cela qu’il faut penser à un niveau macrosocial. Friot, pendant une longue période de sa carrière, parlait du dépérissement de l’État, mais il était en pilotage automatique. Il a changé d’avis depuis. Comme moi, il est maintenant convaincu qu’il doit y avoir un État et que s’il doit y avoir un État, il doit être communiste.

C’est exactement l’argument principal que je développe dans Imperium, et il n’a rien à voir avec l’État bourgeois. Le concept d’État que j’utilise est extrêmement général et ne doit pas être confondu avec l’État bourgeois capitaliste que nous devons effectivement démanteler. C’est exactement là que le traumatisme historique de la gauche intervient. Il est devenu impossible de penser l’État. Mais je suis convaincu que ce moment passera aussi, et qu’il passera avec la fin du « mouvement destituant ». À ce moment-là s’impose la question des institutions et de leur composition, ce qui revient tout simplement à ce qu’on appelle un État : un agrégat de fonctions collectives qui fonctionnent dans un système institutionnel.

Solange Manche : Quand vous parlez de plis, faites-vous référence à Leibniz et à Deleuze ?

Frédéric Lordon : Je n’ai jamais pensé le pli comme étant deleuzien ou leibnizien. Je suis plutôt prosaïque. Je pense que l’image du pli peut vraiment nous aider à nous représenter le concept de trace de Spinoza. Pour Spinoza, le corps est une matière traçable. Il est inscrit avec des traces qui peuvent être défaites et refaites. Chez Spinoza, on a ce qu’on pourrait appeler une causalité vestigiale, parce que les vestiges ce sont des traces. Les affects, c’est-à-dire les choses que l’on rencontre, laissent des traces plus ou moins profondes, plus ou moins durables. L’éducation est un art de la trace, par exemple.

Politiquement, j’ai reçu mes traces de mon milieu familial, qui était un milieu de droite, et j’ai donc gardé ces traces. Bien sûr, ces traces ont été défaites depuis et je ne l’ai pas fait par la force de ma volonté, mais elles ont été défaites par certaines rencontres. À un moment donné, j’ai eu cette image de figures d’origami dans la tête, en pensant au pliage. Ce n’est pas plus élaboré que cela. C’est l’art vestigial de la trace.

Solange Manche : En 2016, Alberto Toscano a publié un article de synthèse dans New Left Review, et en 2022, il a publié un article actualisé pour Radical Philosophy. Il n’a pas changé d’avis sur votre anthropologie philosophique. En 2016, il décèle dans votre travail « un spinozisme quelque peu hobbesien ». En 2022, il persiste et signe dès le titre de son article à votre sujet : « Tout peut être amélioré, sauf les hommes », tiré d’une citation de Brecht. Il me semble qu’il s’agit d’une grave erreur de lecture, étant donné que vous êtes très clair sur le caractère changeant de l’humain et sur le fait que l’intériorisation n’existe pas.

Frédéric Lordon : Tout d’abord, je suis très reconnaissant à Toscano pour son travail. Mais je dois dire que lorsque j’ai lu le titre de l’article, je n’ai pas compris. Je n’ai pas du tout une lecture hobbesienne de Spinoza. Je reconnais que dans L’intérêt souverain (2006), j’ai peut-être présenté un Spinoza plus hobbesien que dans mes travaux ultérieurs. Au contraire, dans Imperium, écrit en 2015, je ne cesse d’insister sur l’idée que l’individu humain est une modification modifiable, ce qui est selon moi crucial dans la pensée de Spinoza. Et, par subversion derridienne, j’appelle cela la différance avec un « a ». C’est la possibilité de différer, au sens de se différencier de soi-même, de se rendre différent et de le faire temporellement.

« Dans Imperium, écrit en 2015, je ne cesse d’insister sur l’idée que l’individu humain est une modification modifiable, ce qui est selon moi crucial dans la pensée de Spinoza »

Ainsi, pour moi, la question de la différence dans nos vies est absolument centrale dans le spinozisme. C’est là que commence la vraie discussion autour de la ZAD, parce que la ZAD, c’est le début de la différance avec un « a » communiste. Ce qui motive ma réflexion sur l’État, c’est l’idée même que les êtres humains sont des modes modifiables, mais qu’il y a des conditions dans lesquelles on peut différer plus facilement que dans d’autres. On pourrait certes affirmer que la modifiabilité est de droit mais elle n’est pas toujours de fait. Elle répond à des conditions, à des conditions particulières. Il y a des conditions dans lesquelles tu peux différer plus aisément que dans d’autres.

Pourquoi le sage de Spinoza obéit-il à la loi, même s’il est convaincu de sa stupidité ? Parce qu’il sait que la possibilité de cultiver la différance est plus grande lorsqu’il y a un État que dans l’état de nature. S’il y a une éthique chez Spinoza, elle ne concerne que la différance du mode humain et ce que je suggère est un moyen d’y parvenir.

Solange Manche : Vous écrivez actuellement un livre sur la psychanalyse et Spinoza avec Sandra Lucbert. Pourquoi ce tournant vers la psychanalyse ?

Frédéric Lordon : Ce tournant vers la psychanalyse aurait dû être très évident, mais la vérité est que je n’avais jamais lu un seul mot de Lacan. C’était un angle mort jusqu’à ce que je rencontre Sandra, qui travaille sur la psychanalyse et le numérique. Ce que fait l’économie numérique, c’est reconfigurer les pulsions des utilisateurs à son propre avantage. Au départ, nous avons eu des désaccords. Alors que je parlais de régimes affectifs, Sandra insistait pour parler de régimes pulsionnels. Finalement, j’ai reconnu que parler d’affects n’était pas tout à fait la même chose que parler de pulsions. Ce dernier met davantage l’accent sur les déterminations inconscientes.

« La psychanalyse a absolument besoin d’être débarrassée de ses tendances réactionnaires : le phallus, le nom du père… »

Or, il est extrêmement difficile de trouver l’inconscient chez Spinoza ou même de l’introduire dans sa pensée. Bien sûr, il y a des points de conjonction évidents mais aussi des dissonances radicales. Par exemple, la centralité du manque dans la psychanalyse est une impossibilité dans la pensée de Spinoza, étant donné la positivité du désir. Néanmoins, nous avons réussi à la rendre compatible. En fin de compte, notre but était de sauver la psychanalyse des psychanalystes. La psychanalyse a absolument besoin d’être débarrassée de ses tendances réactionnaires : le phallus, le nom du père…

Et vice-versa, la psychanalyse peut aider à surmonter certains des points aveugles de Spinoza. Ce que Spinoza n’a pas vu, c’est que le fait de naître a des conséquences importantes. Spinoza ne pensait pas la naissance. Mais il y a une raison à cela. Veuillez m’excuser pour le jeu de mots, mais c’est exactement parce que le mode fini n’est pas fini et n’a pas fini, c’est-à-dire pas complet. Il y a un manque constitutif de l’humain à la naissance. Les animaux naissent avec un instinct, mais pas les humains. Et ce manque instinctif est entièrement compensé par l’ordre social, par les traces, par les comportements, qui sont donc historiquement et socialement modifiables. Spinoza n’a pas pu mettre le doigt dessus et n’a donc pas une compréhension complète du comportement humain, ce que la psychanalyse aiderait à réaliser.

Cet entretien a paru précédemment en anglais dans Modern & Contemporary France (juin 2023 – Vol. 31, n° 3).