Fin novembre 2011, je me suis rendue sur la côte Est des États-Unis pour couvrir Occupy wall street. J’y ai suivi trois jeunes américains impliqués dans le mouvement.

Ca avait débuté en septembre et c’était en train de s’essouffler. Certains considéraient d’ailleurs que la vague avait déjà reflué. C’était certainement le cas pour le campement de Wall Street. Mais ce dernier avait engendré d’autres «Occupy», un peu partout aux USA, ainsi qu’en Europe, et plusieurs étaient toujours debout. Rétrospectivement, on peut dire que cela marquait le début d’une nouvelle séquence politique, la séquence populiste, avec ses mouvements sociaux gazeux, ses légendes urbaines, ses 99 %, ses fake news et ses théories du complot.

Sur Wall Street, le campement en soi avait été détruit, mais il restait toute une organisation, occupation de lieux divers et variés. Des librairies et magasins gratuits et autogérés avaient fleuri. Il y avait des assemblées dans les locaux d’associations, des ateliers de réflexion sur ce que serait une véritable démocratie et une économie plus juste. Le mouvement découlait directement de la crise de 2008. Micah White, présenté comme l’un de ses initiateurs, a depuis créé une « école d’activisme » et « ProtestGPT», une IA activiste… Et défend passionnément les cryptomonnaies.

Je pénètre progressivement leur univers empreint de conspirations.

Au fur et à mesure de mes déambulations avec Jake, Melissa et Thomas, je prends conscience de la réalité parallèle dans laquelle ces militants, que j’aurais situés à gauche, évoluent. Ils viennent d’être délogés de Wall Street et me racontent qu’ils sont régulièrement suivis par des voitures noires. Ce sont les « Men in Black », m’expliquent-ils. « Des gens disparaissaient parfois, tout le monde le sait.» Je pénètre progressivement leur univers empreint de conspirations. Ils se pensent traqués, suivis par des monstres inatteignables au service de grands financiers qui manipulent et détruisent le monde, dans l’ombre de nos démocraties en papier mâché.

C’était certainement la fin d’une époque. Celle de la domination américaine et d’un ordre géopolitique unipolaire.

Alors que nous traversons Manhattan, avant de nous séparer, ils évoquent ce qu’ils feront dans les prochains mois, réalisant qu’ils ne changeront peut- être rien à la politique américaine et à la vie des «99 %». Il y avait dans l’air une atmosphère de fin du monde. Les grandes enseignes de Times Square n’annonçaient plus aucun rêve. C’était certainement la fin d’une époque. Celle de la domination américaine et d’un ordre géopolitique unipolaire. Jake, ce héros de la lutte – il y avait de sensationnelles photos de lui sur son profil Facebook, prises lors de manifestations –, nous apprit que ses parents allaient lui offrir un séjour au Mexique, tous frais payés, dans une villa avec piscine. Après ces quelques mois de révolution, il avait besoin de se reposer et de fumer de l’herbe au soleil.

Ces jeunes gens avaient essayé de combattre des créatures imaginaires et avaient échoué. Mais s’ils n’ont pas réussi à renverser l’ordre mondial, leur mobilisation était annonciatrice des tensions extrêmes qui traverseront les États-Unis, jusqu’à l’apogée, l’invasion du Capitol à l’appel messianique de Donald Trump, le 6 janvier 2021, où je n’aurais pas été surprise de les apercevoir. Car qui d’autres qu’un homme élu de Dieu pour combattre des monstres?