Commençons par ce truisme : le sport, au-delà des guerres, est l’expression la plus courante des nationalismes. Il leur permet de survivre envers et contre tout. Même au Tour de France, où les équipes nationales ont disparu en 1969, les commentateurs font comme si rien n’avait changé, ils sont toujours là pour commenter la course de « leurs » coureurs. Les Français parlent des Français, les Italiens des Italiens, les Espagnols des Espagnols, et les Belges eux-mêmes, en français comme en néerlandais, parlent d’abord des Belges. C’est dire. Sans le sport, à quoi serviraient encore les hymnes et les drapeaux ? À presque rien, alors qu’au stade ils retentissent avant les matches, on les hisse après la victoire, ils drapent les athlètes pendant leur tour d’honneur… Ils sont devenus indispensables au spectacle sportif. Même en Formule 1, cette compétition si déshumanisée, on a droit à deux hymnes au moment du podium : celui du pilote et celui du constructeur de la machine gagnante. Même aux Jeux olympiques, où flotte le drapeau blanc aux cinq anneaux censé abolir tous les drapeaux du monde, chaque pays n’a d’yeux que pour ses champions. Les bataillons de reporters y sont en service patriotique. Aux Jeux, on additionne les médailles par nations. L’essentiel, depuis un siècle, n’y est pas de participer mais de comptabiliser l’or et l’argent, pays par pays. Les années 80 ont scellé la capitulation de l’olympisme face au nationalisme. Premier acte : les J.O. de 1980 à Moscou, les plus boycottés de l’histoire sous la pression américaine pour protester contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan. À Moscou, certains pays européens présents Dont la Belgique, la France, l’Italie et la Grande-Bretagne ont renoncé à leur drapeau et leur hymne pour concourir sous les couleurs olympiques : c’était leur petit boycott à eux. Pour une fois, la seule en un siècle, le drapeau olympique a semblé faire son office d’emblème pacifiste et universaliste. En réalité, il n’était qu’un leurre partisan. Chiffon blanc contre chiffon rouge. Deuxième acte : les J.O. de 1984 à Los Angeles, boycottés en représailles par les pays inféodés à l’URSS. À Los Angeles, chaque pays a évidemment ressorti son attirail patriotique, mais surtout, lors de la cérémonie d’ouverture, on a assisté à une sorte d’apothéose cocardière, la foule des tribunes s’est transformée en une affiche géante reproduisant les 140 drapeaux des pays participants. Et c’est de 1984 que date ce rite étrange du triomphe, devenu partout si commun : les vainqueurs faisant le tour du stade parés des couleurs nationales. Bref, les champions et championnes ne s’appartiennent jamais. Leurs exploits sont annexés, nationalisés. Le plus souvent bien sûr avec leur consentement. La rançon de la gloire en quelque sorte. Mais il y a un autre prix à payer pour la notoriété sportive. Et de ce prix, nul n’a vraiment conscience, ni les stars du sport, ni ceux qui les chantent. C’est une affaire de mots, de figure de style, c’est un apanage du journalisme sportif. Pour ne pas répéter trop souvent le nom des stars, les commentateurs y substituent immanquablement une appellation d’origine locale – pays, région, ville ou village – et strictement rien d’autre. Aucun sport individuel n’échappe à cette règle de la réduction racinaire. Prenez les quatre tennismen français classés dans les vingt premiers mondiaux : Tsonga est appelé parfois Tsonga, parfois le Français, plus souvent le Manceau, idem pour Simon dit le Niçois, Monfils l’Antillais, Gasquet le Biterrois… On appelait Henin la Rochefortoise et Clijsters la Limbourgeoise. On peut remplir des pages d’exemples identiques qui nous prouvent une seule et même chose. Tout universelle que soit leur gloire, il faut remettre les sportifs à leur place, littéralement : ils ne sont jamais que des produits de terroir. Il n’y a pas d’autre mot pour les qualifier, il n’y a rien d’autre à voir en eux que cette appartenance, fut-elle imaginaire… Dans la réalité, Tsonga, Simon, Gasquet et Monfils vivent en Suisse !