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Négationnisme et libertés

Le négationnisme est un concept plus percutant que le révisionnisme lorsqu’il s’agit d’indiquer sans ambiguïté les véritables projets de ceux qui prétendent que les chambres à gaz n’ont pas existé et que celles-ci étaient au mieux de banals centres de rassemblement et d’enferment, au pire des camps de concentration aux conditions de vie parfois extrêmes. D’après l’historien Vidal-Naquet, les négationnistes partagent depuis plus de vingt ans les mêmes principes P.Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, pp. 33-34 : la chambre à gaz et le génocide n’ont jamais existé; la «solution finale» n’est rien d’autre qu’une expulsion massive et violente des Juifs à l’Est de l’Europe; et le chiffre des victimes juives doit être revu fortement «à la baisse», on passe de 4, 5 ou 6 millions de morts à 200~000 tout au plus. Ces trois «vérités» que tentent de faire passer les négationnistes s’accompagnent de trois inférences qui en sont en quelque sorte les déductions naturelles: l’Allemagne nazie n’a pas, loin s’en faut, les responsabilités qu’on lui attribue dans le déclenchement et le déroulement de la Deuxième Guerre mondiale; les véritables ennemis étaient le communisme et Staline; et enfin, très important: le génocide des Juifs est une invention de «la propagande alliée», c’est-à-dire «juive et sioniste…»

Négationnisme et libertés d’expression

Lorsqu’en 1979, l’universitaire et enseignant français Robert Faurisson commence à diffuser ses théories négationnistes en affirmant, entre autres, que «Hitler n’a .jamais. ordonné ni admis que quiconque fût tué en raison de sa race ou de sa religion» Ibidem, p. 33 , ce n’est pas l’interdiction de son discours ni l’éventualité d’une répression pénale qui animent les débats de l’époque mais la contestation, la critique, la réprobation et même d’une certaine manière la persécution (Faurisson a fait l’objet d’agressions physiques et de menaces). Si d’aucuns évoquent la possibilité voire la nécessité de légiférer dans ce domaine, d’autres mobilisent le cadre des libertés pour dénoncer l’imposture et afficher au grand jour les vraies motivations de Faurisson: la manipulation du vocabulaire scientifique pour réhabiliter l’idéologie nazie. Si certains veulent arrêter la liberté d’expression là où commence… la perfidie, la mauvaise foie, l’injure ou même la folie, d’autres utilisent la force de l’argumentation et la critique radicale pour dénoncer l’imposture. Le résultat ne s’est pas fait attendre, Faurisson est rapidement discrédité et quitte le poste qu’il occupe à l’Université de Lyon. Il aurait pu disparaître dans le néant à jamais si un journaliste ambitieux n’avait senti le potentiel médiatique que de telles théories pouvaient fournir à son émission. Le 13 septembre 1987, Olivier Mazerolle invite Jean-Marie Le Pen au «Grand Jury» RTL/Le Monde et lui demande ce qu’il pense des thèses de Monsieur Faurisson. La question n’est pas du tout anodine et c’est presque sans surprise que ceux qui connaissent le pedigree du déjà vieux leader d’extrême droite l’entendent dire qu’il «ne connaît pas ces thèses» mais «quelles qu’elles soient, et quelles que soient celles développées intellectuellement», il est partisan de la liberté de l’esprit. «Je pense que la vérité a une force extraordinaire qui ne craint pas les mensonges ou les insinuations», ajoute-t-il, «et je suis hostile à toutes les formes d’interdiction et de réglementation de la pensée». La suite est plus connue, «je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale» Cité par O. Guland, Le Pen, Mégret et les Juifs. L’obsession du ‘complot mondialiste’, Paris, La Découverte, 2000, p. 80. Avec un leader d’extrême droite qui monte et un journaliste qui veut monter Sur l’affaire «du point de détail» et le négationnisme, voir H. Deleersnijder, Les prédateurs de la mémoire. La Shoah au péril des négationnistes, Bruxelles, Labor/Espace de libertés, 2001 et H. Deleersnijder, L’Affaire du « Point de détail » : effet médiatique et enjeux de mémoire, Liège, Université de Liège, 2001 , Faurisson l’imposteur pénètre l’imaginaire médiatique et politique et rentre dans le monde très fermé des «négationnistes». Avec Mazerolle qui parle d’historiens et de thèses et non de charlatans et d’absurdité, avec Le Pen qui affirme avoir entendu parler de ces dernières, Faurisson entre dans le débat et répand ses théories les plus farfelues sur Hitler et la non-existence des chambres à gaz. Avec ses homologues issus d’Europe et des États-Unis, il contribue aujourd’hui à une revue dont la consonance académique du nom rivalise avec la fascination pour Hitler, Himmler, Goebbels et leurs principaux lieutenants: The Journal of Historical Review publié par l’Institute for Historical Review, le «think tank» négationniste le plus connu sur Internet, basé au pays de la liberté d’expression à Newport Beach en Californie.

Liberté d’expression et législation

En 1990, le législateur français ouvre une porte qu’il ne parviendra pas à fermer, emportant au passage son homologue belge Le législateur belge vote le 23 mars 1995 la loi «tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la Seconde Guerre mondiale». Présentée au Parlement par le député communiste Jean-Claude Gayssot, la loi du même nom est votée le 13 juillet, elle a pour but de réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe. En substance, «toute discrimination fondée sur l’appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion est interdite» Texte disponible sur Légifrance, le service public français de la diffusion du droit à l’adresse suivante : http://www.legifrance.gouv.fr/texteconsolide/PJEBB.htm. Mais nombreux sont ceux en France qui ont en tête les élucubrations de Faurisson et surtout l’extraordinaire médiatisation dont ses théories ont fait l’objet grâce aux «alliés objectifs» Mazerolle et Le Pen. Les parlementaires et les sénateurs français ne s’arrêtent pas là et proclament dans un article 9 la pénalisation de la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle soit par une personne reconnue coupable de tels crimes Ces crimes sont établis sur base du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg et de ses principaux textes en la matière. La loi est appliquée scrupuleusement et très vite Faurisson est condamné à plusieurs reprises par la justice française pour contestation de crime contre l’humanité. Interrogé sur ce texte et ses implications, Faurisson ne cherche plus à dissimuler ses intentions: «nous l’appelons parfois ‘loi Gayssot’, ce qui est le nom d’un communiste, mais parfois nous l’appelons aussi ‘Loi Fabius-Gayssot’. Fabius est un Juif très riche, il est socialiste mais extrêmement riche. Donc, la loi antirévisionniste de 1990 est une loi judéo-sociolo-communiste» Extrait d’un entretien avec Phil Sanchez cité dans l’entrée «Loi Gayssot» de l’Encyclopédie libre Wikipedia disponible à l’adresse http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_Gayssot. Faurisson aurait pu retourner très vite dans l’ombre s’il n’avait également reçu le soutien de l’universitaire et enseignant Noam Chomsky, linguiste mondialement reconnu qu’il n’est pas utile de présenter ici. Signataire avec d’autres intellectuels d’une pétition en faveur de la liberté d’expression lancée en 1979 aux États-Unis et qui rassembla plus de 500 signatures, un document qui demandait simplement que la sécurité et le libre exercice des droits fondamentaux soient respectés dans le chef de Robert Faurisson, Chomsky devint l’emblème de cette exigence fondamentale en termes de liberté d’expression. Confronté à de multiples protestations soutenues par un cortège d’accusations graves, le célèbre linguiste rédige alors Quelques commentaires élémentaires sur le droit à la liberté d’expression. Un document qui a le grand mérite de rappeler les règles du jeu lorsque l’on veut jouer aux «chevaliers de la liberté d’expression», un texte que Faurisson a publié en préface de son ouvrage «Mémoire en défense» à l’insu visiblement du célèbre linguiste américain Jean Bricmont explique à ce sujet que Chomsky aurait donné «son texte à un ami d’alors, Serge Thion, en lui permettant de l’utiliser à sa guise. Or Thion le fit paraître, comme ‘avis’, au début du mémoire publié pour défendre Faurisson. Chomsky n’a cessé de rappeler qu’il n’avait jamais eu l’intention de voir publier son texte à cet endroit et qu’il chercha, mais trop tard, à l’empêcher». Lire J. Bricmont, «La mauvaise réputation de Noam Chomsky» in Le Monde diplomatique, avril 2001. Que l’on soit d’accord ou non avec Faurisson, qu’il soit un monstre ou un universitaire brillant, Chomsky affirme d’abord «qu’il va de soi, sans même qu’on songe à le discuter, que la défense du droit à la libre expression ne se limite pas aux idées que l’on approuve, et que c’est précisément dans le cas des idées que l’on trouve les plus choquantes que ce droit doit être le plus vigoureusement défendu. Soutenir le droit d’exprimer des idées qui sont généralement acceptées est évidemment à peu près dépourvu de signification. Tout cela est parfaitement compris aux États-Unis et c’est pourquoi il n’y a rien ici qui ressemble à l’affaire Faurisson (…). Quand les historiens révisionnistes (…) ont tenu une large réunion internationale, ajoute Chomsky, il y a quelques mois, aux États-Unis, il ne s’est rien passé qui aurait ressemblé à l’hystérie qui a entouré en France l’affaire Faurisson. Lorsque le Parti nazi américain appelle à un défilé dans la ville largement juive de Skokie (Illinois), ce qui est manifestement une pure provocation, l’American Civil Liberties Union (…) défend le droit de défiler (ce qui rend évidemment furieux le Parti communiste américain). Pour autant que je le sache, il en va de même en Angleterre ou en Australie, pays qui comme les États-Unis ont une tradition vivante de défense des libertés». Enfin conclut Chomsky: «même si Faurisson se trouvait être un antisémite acharné ou un pronazi fanatique — et ce sont des accusations que contenait une correspondance privée qu’il ne serait pas convenable de citer en détail ici — cela n’aurait rigoureusement aucune conséquence sur la légitimité de la défense de ses droits civils. Au contraire, cela rendrait leur défense d’autant plus impérative puisque, encore une fois, et c’est l’évidence depuis des années, depuis des siècles même, c’est précisément le droit d’exprimer librement les idées les plus effroyables qui doit être le plus vigoureusement défendu; il est trop facile de défendre la liberté d’expression de ceux qui n’ont pas besoin d’être défendus» Extraits du texte de Noam Chomsky rédigé à Cambridge (USA) le 11 octobre 1980 en réponse aux accusations dont il fait l’objet et publié comme préface, répétons-le, à l’insu de Chomsky (le titre annonce cette manipulation), dans une des premières éditions de l’ouvrage de Robert Faurisson Mémoire en défense. Contre ceux qui m’accusent de falsifier l’histoire. La question des chambres à gaz. Précédé d’un avis de Noam Chomsky (Paris, La Vieille Taupe, 1980, pp. XII, XIII et XIV).

Faurisson, Irving et les autres

Le 20 février 2006, l’historien britannique David Irving a été condamné par un tribunal de Vienne à trois ans de prison pour avoir nié la réalité des chambres à gaz et de l’Holocauste. Trois ans de prison pour des propos et des écrits! Avec l’affaire Faurisson, cette condamnation nous rappelle à quel point en Europe nous jugeons nécessaire et légitime de limiter la liberté d’expression lorsqu’elle renvoie aux vieux démons, qu’elle incite à la haine raciale ou qu’elle cherche à réhabiliter le nazisme. Indépendamment de l’opportunité de ce choix, et de ses implications, il serait totalement hypocrite de ne pas assumer ces restrictions effectives et incontestables à la liberté d’expression. Il faut les nommer comme telles sans jouer à Voltaire!