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« Notre tête nous appartient ! »

En Flandre, des féministes belges et allochtones ont repris un slogan des années 1970 pour clamer haut et fort : «Baas over eigen hoofd !» («Notre tête nous appartient !»)

L’indignation était grande quand, début 2007, le Conseil communal nouvellement élu de la ville d’Anvers a annoncé vouloir introduire un dress-code pour les fonctionnaires «en contact direct» avec le public. Ce code interdisait le port de signes religieux et idéologiques et visait en fait le foulard islamique. Indignation auprès des féministes du Vrouwen Overleg Komitee (VOK), qui, depuis la loi sur l’interdiction du foulard en France, avait pris position contre une éventuelle introduction d’une pareille mesure chez nous. Indignation aussi dans la communauté musulmane qui avait en grand nombre voté pour le bourgmestre socialiste Patrick Janssens. Celui-ci avait fait le tour des mosquées pour demander leurs votes, se présentant comme celui qui allait faire barrage à la montée du Vlaams Belang. Les femmes musulmanes se sentaient trahies et la colère était grande. On était d’autant plus fâchées que ni la communauté musulmane, ni les femmes n’avaient été consultées au préalable. Féministes non musulmanes et femmes allochtones se sont alors contactées et ont organisé ensemble une manifestation de protestation à Anvers.

Elles ont essayé de convaincre les conseillers d’origine étrangère de ne pas voter en faveur d’une mesure d’interdiction, mais ils ont cédé aux règles de discipline dans leur parti, et le dress-code a été voté par la majorité (SPA, CD&V-NVA, Open VLD), avec l’appui, bien entendu, du Vlaams Belang. Seul Groen! a voté contre. Puis l’exemple d’Anvers a fait boule de neige, et une même mesure a été approuvée dans d’autres villes et communes flamandes (Gand, Lier, Schoten…)

Maladie contagieuse

Des femmes ayant pendant des années fait leur travail de fonctionnaires de façon tout à fait satisfaisante (aucune plainte n’a jamais été formulée contre elles, ni par leurs chefs, ni par les clients) ont du jour au lendemain été confrontées au dilemme : enlever leur foulard, qu’elles portaient depuis des années et à propos duquel leur contrat de travail n’avait jamais rien stipulé, ou être mutées dans un autre service, en back-office, loin des regards du public. Comme si elles avaient une maladie contagieuse ! Il n’y a pas eu de licenciements, mais les mutations signifiaient pour les femmes en question (une dizaine à Anvers) une humiliation et une méconnaissance de leurs capacités et de leur personne. Pour certaines d’entre elles, l’affectation à un autre service signifiait un changement du lieu de travail important, avec comme conséquence de sérieux problèmes de mobilité et de proximité de lieux d’accueil ou des écoles de leurs enfants.

Dans quelques cas, l’accueil de ces femmes parachutées dans un autre service n’a pas été très chaleureux, ce qui a causé des congés maladies et un ou deux départs volontaires de femmes pour qui l’abandon du foulard était incompatible avec leur pratique religieuse.

Libre choix des femmes

Féministes non musulmanes (chrétiennes, athées) et musulmanes se sont rassemblées et ont créé un comité de protestation qu’elles ont appelé BOEH!, Baas Over Eigen Hoofd, par analogie avec le slogan de la période de la lutte pour la dépénalisation de l’avortement des féministes des années 1970 et 1980, Baas In Eigen Buik (Notre ventre nous appartient). Le comité est un groupe de féministes qui se veut pluraliste et défend le droit des femmes à décider elle-mêmes si elles portent ou non le foulard islamique, et de le porter partout où elles veulent. Le comité ne se prononce pas en faveur du port du foulard mais revendique le droit au libre choix des femmes musulmanes. Il s’oppose à toute pression dans un sens ou dans l’autre : pas d’obligation de la part de membres de la famille ou autres, pas d’interdiction de la part des autorités et des employeurs. Le comité estime que cette liberté de choix est un droit démocratique fondamental et que la liberté de religion (et d’extérioriser sa foi) est un droit humain garanti par nombre de traités internationaux et par la constitution de notre pays. Refuser aux femmes ce droit équivaut à une discrimination sur base d’ethnicité et de genre et va à l’encontre des décrets sur la diversité et l’égalité des chances, approuvés par nos gouvernements régionaux et fédéraux.

Contrairement à certaines voix féministes, Boeh! estime que, au nom justement du féminisme, les femmes musulmanes doivent avoir la liberté de s’émanciper comme elles le veulent. Ce n’est pas aux non-musulmans de décider pour elles comment elles doivent interpréter le Coran (ou qu’elles feraient mieux de le rejeter). On n’émancipe pas les gens malgré eux, c’est une lutte que les femmes musulmanes doivent mener elles-mêmes. Et si bon nombre d’entre elles veulent mener cette lutte sans pour cela renoncer à leur croyance, elles font ce que nombre de féministes chrétiennes, partout dans le monde, ont choisi comme voie. Alors, pourquoi leur interdire ce choix? C’est avec cette argumentation que Boeh! a lancé plusieurs actions, en collaboration avec d’autres associations : campagnes de sensibilisation, débats, pulbications, interventions dans les médias…

Interdiction versus émancipation

En juin 2009, ce fut alors l’escalade. Ce que Boeh! avait redouté devint réalité : les deux derniers athénées d’Anvers où le foulard était encore autorisé proclamaient, sans concertation ni avec les parents, ni avec les élèves, ni avec la plateforme locale, une interdiction du port du foulard par les élèves à partir de septembre 2009. Sous prétexte que ces établissements risquaient de devenir des écoles de concentration où toutes les musulmanes portant le foulard se retrouvaient et que la pression sur les filles qui ne voulaient pas porter le foulard devenait intenable. Dans la bouleversement qui a suivi, le Conseil général de l’enseignement officiel a pris immédiatement une mesure d’interdiction générale dans toutes ses écoles à partir de septembre 2010. Boeh! a mené une action contre cette mesure. Il ne s’agit pas de nier qu’il y ait des problèmes de pression exercée entre les jeunes. Mais la mesure d’interdiction n’est pas la bonne réaction. Boeh ! estime que les directions doivent chercher d’autres solutions aux problèmes qui peuvent naître dans ces écoles. Des pressions entre jeunes, il y en a toujours (vêtements, musique, marque de portable, cigarette, alcool…) et l’école a une tâche pédagogique à remplir dans ce domaine : apprendre aux jeunes comment se comporter dans le groupe, développer leur esprit critique, les guider dans leur recherche d’identité, le développement de leur personnalité, leur rôle social futur. Une interdiction à vivre leur attitude à l’égard de la religion ne contribue pas à ce projet. Fermer les écoles aux filles musulmanes ne peut être une voie vers l’émancipation et l’intégration. Il ne s’agit pas de ce qu’elles ont sur la tête, mais de ce qu’il y a dedans. Les capacités, les talents, la recherche des choix à faire dans leur vie et des possibilités que l’enseignement leur offre.

La neutralité, pour qui ?

Et la neutralité dans tout ça ? Boeh! estime que le principe du pluralisme actif, qui est la base du projet pédagogique de l’enseignement officiel en Flandre, ne signifie pas que chaque référence à la religion doit disparaître. Bien sûr il est inadmissible que les institutions (écoles, tribunaux, locaux de services publics) affichent des signes religieux ou idéologiques. Pas de croix chrétienne dans les lieux publics. Mais cette neutralité ne peut être imposée aux usagers de ces services, ni aux employé-e-s, ni aux élèves. La liberté de religion est un droit fondamental et il faut juger les gens sur leur comportement, pas sur d’éventuels signes de croyance religieuse. Et s’il devait y avoir des abus (prosélytisme, pression, partialité…), les instances de contrôle sont là pour intervenir et prendre des mesures contre les contrevenants. Une mesure générale d’interdiction n’est pas la bonne réponse à d’éventuels problèmes. Elle ne peut qu’encourager l’extrémisme et le fanatisme, le repli sur la culture propre, et ainsi retarder tout le processus d ‘émancipation, d’ intégration et le projet de véritable multiculturalité.

Enfin, bien que son action se limite à la question du foulard, Boeh! regrette que le débat sur l’intégration et la multiculturalité se focalise presque uniquement sur cette matière. Boeh! ne cesse de souligner que les vrais problèmes sont d’ordre socio-économique et qu’on ferait mieux de s’occuper des véritables problèmes de discriminations tant sur le marché du travail que dans les écoles. Le droit à la formation et le droit au tavail sont des droits fondamentaux, avec ou sans foulard, et c’est par là que se fera l’émancipation des femmes musulmanes, comme celle de toutes les femmes, quelles que soit leur croyance et leur pratique religieuse.