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« Oser penser à gauche », de S. Heine : présentation

L’ouvrage que Sophie Heine, Oser penser à gauche (Aden 2010), nous livre est une bouffée d’air frais dans une atmosphère tous les jours plus suffocante, au sein de laquelle la gauche institutionnelle dispense bien souvent elle-même les effluves d’une représentation du monde qui, sous couvert de pragmatisme, fait les beaux jours du Nouvel esprit du capitalisme L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Les années 1980 sont passées par là. Les économistes se sont mis au chevet de cette gauche pour lui susurrer que « les orientations socio-économiques ces.ai.ent d’être des choix politiques démocratiques pour relever du domaine de l’expertise (…), prônant la libération du marché de toutes les contraintes qui lui avaient été imposées » (p. 154). L’on a coutume d’entendre un peu partout depuis, dans la même foulée, que le redressement économique (ici de la Wallonie, là-bas des villes industrielles britanniques, ailleurs des anciennes régions soviétiques) passe par la croissance, l’amélioration de la compétitivité, le recul ou la diminution des retraites, la flexicurité des salariés et des chômeurs, l’attraction des sacro-saints « investisseurs » (qui exigeront des cotisations sociales minimales) lesquels doivent impérativement venir chez nous et donc délaisser de potentiels salariés ailleurs. Pour notre plus grand bonheur, Sophie Heine renoue avec un lexique que la gauche, soi-disant « contrainte » par les forces du marché ou par une mondialisation qui « ne laisse pas le choix », n’a que trop longtemps mis de côté. Les « classes sociales » existent toujours, comprend-on en lisant Oser penser à gauche, et les disparités qui permettent encore d’opposer bourgeois et prolétaires valent de s’engager aujourd’hui comme hier dans les luttes sociales. Or, depuis quelques décennies, l’attention publique semble s’être focalisée sur divers faux problèmes qui, au bout du compte, ont pour conséquence de masquer cette vérité fondamentale. L’« identité » en est un. Et l’une des plus belles réussites de l’ouvrage est de tordre le cou à ce concept vide de sens. Sans aborder le cas sensible de l’opposition entre Flamands et francophones, S. Heine indique bien à quel point le coup de projecteur sans cesse amplifié sur les « communautés », musulmanes, tziganes ou autres, a pour effet de faire passer la question de la précarité pour une question culturelle là où elle est en réalité une question strictement politique. Tout comme au XIXe siècle les ouvriers britanniques haïssaient les Irlandais (ces concurrents « moins chers » à cause desquels leurs propres niveaux de vie baissaient), l’on voit souvent aujourd’hui les communautés issues de pays de l’Est ou du Sud désignées comme des dangers potentiels alors qu’elles devraient être des alliés objectifs. Et S. Heine de citer Marx : « Face au travailleur irlandais, le travailleur britannique se sent lui-même membre de la nation dominante et se transforme ainsi en un instrument des aristocrates et des capitalistes contre l’Irlande, renforçant de ce fait leur domination sur eux-mêmes » (p. 77). Dès lors qu’une identité commune est définie par un « nous » contre des « autres », explique très justement l’auteur, on crée une homogénéité fictive des deux côtés. Et il devient ensuite aisé pour le nous de s’inquiéter des rites religieux ou culturels de ces autres. La théorie des oppositions communautaires « occulte ainsi les valeurs et intérêts communs au-delà de ces identités : entre chômeurs, entre prolétaires ou simplement, entre citoyens » (p. 78). Voilà pourquoi « la gauche devrait défendre aujourd’hui un universalisme compris comme une critique de toutes les conceptions valorisant une forme d’identité collective particulière » ou « la construction symbolique d’une communauté » (p. 116). Et « il s’agit de faire comprendre aux victimes du système actuel qu’ils ont .aussi. intérêt à défendre une telle approche en soulignant par exemple que, contre la mise en concurrence des travailleurs du monde entier et la dépossession des citoyens de leur pouvoir d’action sur le réel, la défense de droits communs est plus payante » (p. 131). Faire comprendre… « Désaliénation » et « émancipation » sont à ce titre deux notions politiques que S. Heine réhabilite aux côtés de celle de « classes sociales » là où beaucoup préfèrent penser que le monde peut changer par la simple bonne volonté de citoyens et de dirigeants plus moraux. Ainsi, le commerce équitable connaît une progression fulgurante et le concept de responsabilité sociale des entreprises (et de leurs patrons) semble être devenu l’objet de toutes les attentions progressistes qui estiment que la gentillesse peut sauver le monde. Or « le changement social nécessite avant tout des mobilisations sociales et des luttes politiques pour forcer ceux qui ont intérêt à défendre l’ordre établi » (p. 95) et qui veilleront néanmoins à placer une machine à café Max Havelaar à la cantine de leur entreprise ou ministère. Comme l’indique très justement S. Heine « la mise en place de la sécurité sociale après la seconde guerre mondiale n’est pas à imputer avant tout à un sursaut de solidarité de la part des classes aisées envers les moins favorisés (…). Celle-ci est le fruit des luttes et d’actions sociales entamées dès la fin du XIXe siècle » (p. 97). « Faire appel aux bons sentiments peut être efficace pour mobiliser les citoyens à l’échelle micro ou à court terme mais l’action sociale et politique de longue haleine que nécessite un changement social profond impose de toucher les individus dans leurs intérêts et d’établir un lien entre ceux-ci et les intérêts du reste de la majorité sociale – il s’agit de développer une conscience subjective d’intérêts objectifs » (p. 169). Autrement dit, comme le pensait Marx, il faut évacuer le moralisme ambiant, aliénant, pour aider chacun à repérer ses intérêts dans ceux de sa classe pour appuyer son émancipation réelle. Il n’y a pas de substrat moral commun aux membres d’une même société, qu’il s’agisse de la patrie, de la religion ou de la société elle-même idéalisée, ce que pensaient certains socialistes du début du siècle comme Durkheim (pp. 40-42). Il n’y a que des luttes, lesquelles doivent trouver à s’incarner dans le débat politique plutôt que dans la révolution violente. Comment dès lors éviter que le moralisme l’emporte aujourd’hui comme seule opposition au néolibéralisme ? En suggérant, selon l’auteur, une idéologie politique qui ferait des droits humains le fondement de l’émancipation. L’approche marxiste, écrit S. Heine dans son quatrième et dernier chapitre consacré au réformisme radical qu’elle suggère, s’inscrit dans une conception générale de l’histoire éminemment matérialiste, qui considère que « la structure économique d’une société donnée forme toujours la base réelle que nous devons étudier pour comprendre toute la superstructure des institutions politiques et juridiques, aussi bien que des manières de voir religieuses, philosophiques et autres qui lui sont propres » F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Bruxelles, Aden, 2005, p. 74. « Les idéologies, la politique, le droit, la religion ou les institutions politiques ne sont donc que des sous-produits des conditions économiques. (…) Cette conception, qui a dominé les premiers mouvements socialistes, est donc non seulement révolutionnaire dans ses buts (le communisme) et dans ses moyens (la rupture et la révolution violente), mais elle est aussi très matérialiste : les évolutions économiques confèrent à la révolution sociale une nécessité objective et scientifique et l’acteur révolutionnaire ne peut être que le prolétariat opprimé. Le rôle de l’idéologie ne peut donc être qu’un accompagnement et une clarification du mouvement » (pp. 138-139). Dans un chapitre antérieur, consacré à la liberté, elle distingue ce matérialisme de son projet politique une revalorisation du rôle de l’idéologie et les droits de l’homme. « La figure centrale doit être l’être humain et sa liberté en tant qu’individu ».A. Renaut, Qu’est-ce qu’un peuple libre ? Libéralisme ou républicanisme, Paris, Grasset & Fasquelle, 2005, p. 28 ; J. Lacroix, Communautarisme versus libéralisme. Quel modèle d’intégration politique ?, Bruxelles, PUB, 2003, p. 17. « Dans cette perspective, contrairement à certaines approches marxistes ou socialistes, le combat ne se fait pas au nom du travailleur exclusivement. La référence est l’être humain et celui-ci n’est pas défini exclusivement par son insertion dans la sphère productive. L’objectif ultime est l’épanouissement autonome de l’individu et non son accomplissement à travers le travail. Une telle approche n’implique pas d’éluder les déterminants sociaux qui entravent, dans la société actuelle, la liberté individuelle réelle. Elle pose simplement comme priorité le libre épanouissement de l’individu en général et mesure les rapports sociaux réels à l’aune de ce critère. La critique s’adresse donc à toutes les formes d’oppression de l’individu : à l’exploitation économique, assurément, mais aussi aux autres formes de domination et d’entraves à la liberté individuelle (le racisme, le sexisme, l’homophobie, la destruction de l’espèce humaine et de la planète…). Dès lors, si changer le système socio-économique est une condition nécessaire pour atteindre l’émancipation, ce n’est pas suffisant (…). Pour que la liberté soit réelle, certains droits sociaux sont donc indispensables. Ce qui requiert une action substantielle des pouvoirs publics : un système de sécurité sociale protégeant les individus contre les risques de la vie les empêchant de travailler, des services publics garantissant l’accès à des biens fondamentaux, des politiques économiques assurant le droit au travail ou à un revenu décent, ou encore des réglementations protégeant les salariés contre leurs employeurs Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels comprend notamment : le droit au travail et à la formation, le droit à des conditions de travail justes et favorables, .le droit à la syndicalisation, le droit à un niveau de vie suffisant, le droit de jouir d’un bon état de santé, le droit à l’éducation, le droit à la gratuité de l’enseignement primaire… Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies à New York » (pp. 55-57).