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La Plateforme antiraciste et l’antiracisme institutionnel

La campagne antiraciste « Le racisme, vous valez mieux que ça », soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles, la RTBF et la Plateforme antiraciste, s’est achevée le 28 février.
Depuis, cette plateforme s’est interrogée sur son avenir. Après le 2 mai, elle disparaîtra sous sa forme actuelle. Mais la suite ?

En Belgique, le racisme ne se porte pas mal, merci pour lui. Mais l’antiracisme ? Celui-ci est, par nature, multiple. Il y a l’antiracisme obligatoire des pouvoirs publics, qui doivent respecter les lois en vigueur et les conventions internationales qui proscrivent le racisme. Il y a l’antiracisme de la société civile, et en premier lieu « l’antiracisme d’auto-défense » qui est porté par les victimes du racisme elles-mêmes et qui a notamment pour fonction de s’assurer que les pouvoirs publics remplissent leur rôle de façon satisfaisante. Enfin, occupant une position intermédiaire, il y a l’antiracisme d’une institution publique indépendante, hier le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (CECLR), aujourd’hui Unia.

Ces trois niveaux peuvent utilement collaborer. Mais à une condition : que l’indépendance de chacun soit pleinement respectée. Et, notamment, que les autorités politiques n’essaient pas de mettre les autres niveaux au pas, comme ce fut récemment le cas avec les attaques portées par Zuhal Demir (N-VA), la nouvelle secrétaire d’État à l’Égalité des chances du gouvernement fédéral, contre Unia.

La société civile est-elle mieux respectée ? On verra ce qu’il en est avec la « Plateforme de lutte contre le racisme et les discriminations ». En abrégé : la Plateforme antiraciste.

Un antiracisme sans les « racisés »?

La Belgique dispose d’un épais tissu associatif, avec des associations largement subventionnées en reconnaissance de leur utilité sociale. Mais leur obligation de respecter les critères de ce subventionnement les met sous la tutelle des autorités publiques à qui il vaut mieux ne pas déplaire. On assiste ainsi à une certaine institutionnalisation des associations les plus anciennes, tandis que d’autres naissent, plus radicales, qui aspirent à leur tour à la reconnaissance.

Cette tension s’est manifestée tout au long des cinq ans d’existence de la Plateforme antiraciste.

En février 2012, pour remplir le vide créé par la déconfiture de l’institution historique du Mrax, Fadila Laanan (PS), alors ministre de l’Égalité des chances de la Communauté française, procède au lancement d’une Plateforme antiraciste. Initiative bienvenue, d’autant plus qu’il est affirmé dès le départ que, une fois l’impulsion donnée, « le politique devra rester en retrait ».

À lire la liste des associations citées au moment du lancement – Ciré, CAL, CBAI, Amnesty international, ReFORM, CCLJ, CNAPD, MOC, Ligue des droits de l’homme, Centres régionaux d’intégration, Territoires de la Mémoire –, une chose saute aux yeux : il n’y en a aucune qui émane des groupes visés par le racisme, qui pourtant sont en train d’émerger à ce moment (ceci sera corrigé par la suite) et toutes sont dirigées par des personnes « blanches ». En outre, le CECLR est immédiatement associé et fera rapidement office d’expert de la Plateforme, alors que, par nature, il ne dispose pas du « droit à l’impertinence » qu’on attend au contraire de la société civile. Enfin – et c’est symboliquement le plus significatif – la ministre confie la coprésidence de la Plateforme à Thierry Jacques, alors président du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), et à Eliane Deproost, secrétaire générale du Centre d’action laïque et ancienne directrice adjointe du CECLR (rapidement remplacée par Sylvie Pinchart, des Mutualités socialistes). Soit la reproduction mécanique de la vieille « pilarisation » du mouvement associatif, dans laquelle les jeunes générations, notamment celles issues de l’immigration, ne se reconnaissent plus. L’incongruité de cette nomination échappa alors à tout le monde : c’est comme si on avait nommé deux hommes, un laïque et un catho, à la coprésidence d’une plateforme féministe. Cette incongruité de départ s’est d’ailleurs perpétuée puisque, jusqu’au 2 mai où leur mandat allait prendre fin, la coprésidence avait été reprise par Éric Buyssens, de le FGTB de Bruxelles, et Véronique Oruba, du MOC. Toutes ces personnes sont des antiracistes indiscutables et de longue date. Et pourtant, cela en dit long sur l’impensé paternaliste qui continue à traverser un certain antiracisme institutionnel.

Cela en dit long sur l’impensé paternaliste qui continue à traverser un certain antiracisme institutionnel.

Enfin, d’autres désaccords portaient sur la définition même du racisme. Faut-il, pour le combattre, viser principalement le « racisme moral », en s’attaquant prioritairement aux préjugés que chacun nourrit, ou plutôt s’attaquer au « racisme systémique » qui produit des discriminations structurelles et rélègue ses « minorités ethno-culturelles » dans des positions subalternes ? Cette deuxième option conduirait logiquement à reconnaître que de telles minorités existent, un pas qui avait été franchi par la Commission du dialogue interculturel (2005) et par les Assises de l’interculturalité (2010) dans leurs rapports finaux commandités par le gouvernement fédéral et dont il ne fut jamais tenu compte. Ces minorités sont par ailleurs reconnues en Flandre par un décret de 1998 qui organise leur représentation auprès des autorités à travers un Forum des minorités. Celles-ci peuvent dès lors être les principales actrices des problématiques qui les concernent.

Le refus de l’assignation identitaire, qui est une violence, devrait toujours se combiner avec le droit à l’affirmation minoritaire, qui est une liberté.

Islamophobie

Enfin, une autre pomme de discorde surgit rapidement. Elle concerne l’usage du terme « islamophobie ». Sous l’influence d’une certaine laïcité française (de Caroline Fourest à Manuel Valls, en passant par… Jean-Luc Mélenchon), un véritable barrage contre l’usage de ce terme sera dressé au sein de la Plateforme, alors que, par exemple, le CECLR l’utilisait depuis plus de dix ans ainsi que, dans son rapport 2014, la Commission nationale consultative des droits humains (France). Pour le groupe Tayush[1. Tayush est un think tank né en octobre 2010. Adepte d’une conception « ouverte » de la laïcité, sa principale caractéristique est de réunir des personnes de toutes origines et de toutes convictions philosophiques, avec une attention particulière à l’équilibre H/F. L’auteur de ces lignes en fait partie.], dans une lettre ouverte adressée à la Plateforme en novembre 2012, « l’islamophobie est le phénomène contemporain de type raciste le plus inquiétant, au point de virer à la paranoïa collective s’appuyant sur une parole raciste libérée. Elle doit pouvoir être nommée et combattue comme telle. » Si, finalement, la Plateforme a avalisé l’usage de ce terme du bout des lèvres, c’est uniquement parce que le gouvernement bruxellois l’a lui-même validé dans sa déclaration de politique générale (2014). Un comble : une plateforme antiraciste se retrouvait à la remorque d’un gouvernement sur une thématique antiraciste majeure !

Dans son rapport de 2012 Choix et préjugés consacré aux discriminations à l’égard des musulmans en Europe, Amnesty International n’exonérait pas les autorités publiques belges de toute responsabilité. En acceptant d’intégrer la lutte contre l’islamophobie dans son champ d’intervention, la Plateforme se serait naturellement donné le droit de cibler ces autorités sur ce terrain. Y compris la ministre Isabelle Simonis (PS), qui avait pris la succession de Fadila Laanan et continuait à soutenir financièrement la Plateforme, quand elle se lavait les mains des expulsions d’étudiantes adultes de certaines Hautes écoles dépendant de la Communauté française pour cause de port du foulard, expulsions qui constituaient des discriminations manifestes, notamment condamnées par Unia. Mais il n’est jamais évident de mordre la main qui vous nourrit…

La campagne « Le racisme, vous valez mieux que ça » sera, après 5 ans, la première grande manifestation publique de la Plateforme. Et sans doute la dernière puisque, à son assemblée générale du 2 mai, elle semble avoir mis fin à son existence, en tout cas sous cette forme. Cette campagne illustra de façon presque caricaturale un « antiracisme moral » passant complètement à côté des discriminations structurelles auxquelles se heurtent les personnes « racisées ». Même si des initiatives plus audacieuses furent organisées sous le label de cette campagne sur le plan local, elles ne purent empêcher une véritable crise interne qui s’acheva par la démission de nombreuses associations du comité de pilotage, dont la totalité des associations noires et musulmanes.

Depuis le lancement de la Plateforme qui avait pour objet d’occuper l’espace ouvert par la déconfiture du Mrax, cette dernière association a regagné la crédibilité qu’elle avait perdue. Elle est désormais en bonne position pour reprendre les missions que la Plateforme s’était attribuée. En gage de cette succession, certains animateurs de la Plateforme se sont fait élire au conseil d’administration du Mrax. Cette association pourra-t-elle préserver son indépendance et échapper à la lourde tutelle du politique et au chantage aux subventions qui en est la forme la plus perverse ?