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Pour Kautsky et contre Bernstein

Qu’est-il donc arrivé à la gauche pour que l’on se pose aujourd’hui la question de savoir si elle peut encore changer la société ? Depuis l’industrialisation, contre le cours «normal» des choses, la société avait été profondément transformée sous l’impulsion de ce que l’on a coutume d’appeler la gauche dans ses versions révolutionnaires marquées par le communisme, réformistes marquées par le socialisme et réformatrices marquées par la démocratie chrétienne et le libéralisme progressiste. À présent, le communisme a disparu, la démocratie chrétienne a perdu son contenu social, le socialisme s’est adapté au gouvernement tandis que les écologistes, nouveaux venus dans ce paysage politique, paraissent déjà perdre leurs épines. En d’autres termes, la gauche, marquée par la social-démocratie s’est «désocialdémocratisée» en adoptant les idées de ses adversaires. Si bien que les groupes sociaux (ouvriers, employés, fonctionnaires, enseignants[1.Alors que les enseignants étaient largement acquis à la gauche, selon un sondage réalisé par l’IFOP, 39% d’entre eux se seraient prononcés au deuxième tour de l’élection présidentielle française pour Nicolas Sarkozy. Notons qu’en Belgique francophone, alors que les enseignants se reconnaissaient dans leur grande majorité dans le PS, ils ont massivement déserté ce parti depuis ce qui a été considéré par les syndicats d’enseignants comme une attaque massive contre l’école et l’échec en 1995 de la très longue grève des enseignants menée contre la Ministre Lorette Onkelinx et dont les traces ne sont toujours pas effacées.], cadres moyens, chômeurs, retraités…) qui traditionnellement se référaient à la gauche, ne s’y reconnaissent plus de manière privilégiée.

Le déclin de la gauche

Paradoxalement, la gauche universaliste et internationaliste dans ses ambitions a élaboré ses valeurs d’égalité et obtenu ses acquis politiques et sociaux dans des cadres nationaux. Les deux grandes guerres ont conduit ses différentes composantes, dans leur grande majorité, à s’identifier aux intérêts de leur propre pays et, par la suite, l’unification européenne, au lieu de lui donner un souffle nouveau, a conduit à l’érosion de son potentiel subversif. Enfin, la chute du communisme n’a pas mené, comme beaucoup l’espéraient, à l’alliance entre le socialisme et la liberté, mais à un affaiblissement inédit de la gauche dans le monde. Alors que les conditions de vie et de travail ont été considérablement améliorées en longue période sous l’effet des réformes qui ont transformé la société, il n’en a plus été de même en courte période. Au cours des trente dernières années, la mise en compétition des salariés, des territoires et des États a entraîné une dégradation des conditions de travail, un accroissement des inégalités et la précarisation de larges fractions de la population. Alors que précédemment la part des revenus du travail avait augmenté par rapport à ceux du capital, la tendance s’est inversée à partir des années 1980. Désormais, sous l’effet des mesures d’exonération des cotisations sociales et des réformes fiscales, ce sont les revenus du capital qui augmentent au détriment de ceux du travail. Dans cette nouvelle configuration du monde issu de la chute du communisme, la gauche n’a pu que s’adapter aux transformations sociales sans pouvoir, comme par le passé, réformer la société. Si la société change, elle n’est plus réformée. Ou, plus précisément, les réformes ont changé de sens : elles désignent la manière dont les individus et les groupes peuvent aménager les conditions de leur adaptation aux changements et non le mouvement qu’ils impulsent pour changer la société.

Condition ouvrière sans classe ouvrière

Plus de 30 ans de chômage de masse n’ont pas seulement dégradé structurellement les conditions d’emploi mais ont aussi considérablement affaibli les capacités de négociation des syndicats et disloqué cet ensemble d’organisations (politiques, syndicales, mutuellistes) appelé mouvement ouvrier, porteur d’une idéologie et d’une référence de classe. Aujourd’hui, les salariés sont plus nombreux que jamais dans la population active et même si la structure du salariat s’est transformée, la part des ouvriers et des employés d’exécution reste considérable. Au fond, si la condition ouvrière reste toujours massivement présente, la classe ouvrière, comme construction politique, est désormais introuvable. Les capacités de contestation et de révolte n’ont cependant pas disparu. Que l’on songe au mouvement de protestation contre la marchandisation du monde qui s’est déclenché en 1999 à Seattle et s’est prolongé ensuite par la tenue des forums sociaux mondiaux, au mouvement de protestation engendré par l’invasion de l’Irak ou, plus près de nous en Belgique, aux grèves générales contre le «pacte des générations», aux actions contre les délocalisations ou restructurations d’entreprises, ou encore aux mouvements des «sans» papier, domicile, ticket… ou des «anti» nucléaires, OGM… sans parler des manifestations de minorités sexuelles et culturelles. Si les inégalités et les violences se mesurent désormais à l’échelle planétaire, les mouvements de refus et de contestation, comme l’avait révélé la manifestation de Seattle, sont aussi à présent mondiaux. Ils ne paraissent cependant pas en état de faire barrage et encore moins d’impulser une orientation différente à une évolution qui se donne pour inéluctable. En somme, la «modernité» paraît avoir rompu avec la gauche enracinée dans le mouvement ouvrier et reste insensible à celle qui, depuis Seattle, a proclamé «qu’un autre monde est possible». Dans une Europe confrontée durablement au chômage et dans un cadre d’intégration institutionnel qui limite considérablement la capacité d’influence des partis socialistes, ceux-ci sont obligés d’opérer un repli national. Partout en Europe, alors que les mouvements sociaux malgré leur vigueur restent impuissants, le programme socialiste a été réduit à sa plus simple expression. Précédemment les couches populaires, porteuses des valeurs de progrès, définissaient l’espace social et politique de la gauche. Aujourd’hui, ces mêmes couches sont associées au passé et ne sont donc plus au centre de la modernité. La disparition des partis communistes occidentaux d’une part et la recherche d’un électorat, par les partis socialistes, dans les couches moyennes modernistes sans obtenir d’avancées sociale d’autre part, ont affaibli les liens entre la gauche et les couches populaires du salariat.

Le changement sans réforme

Edouard Bernstein (1850-1932, dirigeant de la social-démocratie allemande) préconisait naguère une révision du programme socialiste de manière à lui donner une idéologie modérée conforme à sa pratique et enjoignait au socialisme «d’oser enfin paraître ce qu’il est». Près d’un siècle plus tard, le «révisionniste» Bernstein voit assurément son rêve réalisé. De la mue du SPD allemand lors du congrès de Bad Godesberg en 1959 à la transformation du PCI en démocrates de gauche d’abord et maintenant en démocrates tout court en Italie, partout en Europe, la social-démocratie paraît engagée explicitement dans un processus d’accompagnement des changements sociaux et non plus de transformation de la société. Le vieux programme socialiste est bien tombé en désuétude. Qui oserait proposer aujourd’hui la planification de l’économie comme mode d’organisation des activités et le centralisme démocratique  comme mode de fonctionnement ? Face à la prédominance idéologique du marché, la gauche peut se recycler, comme l’ont préconisé Tony Blair et Gerhard Schröder, dans un socialisme libéral. Celui-ci s’émancipe de son enracinement populaire pour se situer davantage sur un plan éthique et rassembler, afin de former une majorité de gouvernement, des groupes sociaux divers autour de valeurs modernes. Il prend acte en quelque sorte de la loi d’airain qui postule que l’on peut préserver, voire améliorer le sort des plus faibles pour autant que l’on fasse en même temps autant, sinon plus, pour les puissants. Un trait est ainsi tiré sur le passé : l’avenir de la gauche ne serait plus en conséquence à gauche mais au centre. Dans cette voie, la gauche a contribué à légitimer des politiques antisociales en payant les classes populaires en monnaie de singe. D’une part, le chômage et la précarité salariale se sont installés, les revenus du travail ont stagné et la population active s’est appauvrie tout en travaillant davantage alors que les revenus de la rente, qui ne concernent qu’une infime minorité, ont augmenté, accentuant ainsi les inégalités sociales. D’autre part, la machine à profit qu’est le capitalisme exerce une fascination plus grande que jamais en raison de son dynamisme et de sa capacité de transformation des relations sociales. Le «changement sans réforme» paraît bien rendre compte de cette évolution. Nous sommes en effet confrontés à des mutations d’envergure sans qu’elles soient délibérées et maîtrisées dans l’espace public mais auxquelles nous sommes invités à nous adapter. En d’autres termes nous pouvons décider des modalités de l’adaptation au changement sans que l’ordre de ce changement ne soit perturbé. La société se transforme bien à toute vitesse sans qu’elle soit réformable.

L’importance du programme

Les ouvriers, les employés, les salariés précarisés ne se retrouvent plus dans les projets de ce socialisme de gouvernement. Les débats autour de la constitution européenne, des retraites, de la qualité des emplois et de la répartition des richesses en sont des manifestations. Mais «l’antilibéralisme» et la dénonciation d’une «Europe des marchands» ne font pas pour autant figure de programme. Au moment précis où Bernstein triomphe à un siècle de distance, c’est son adversaire Karl Kautsky (1854-1938), que l’on devrait appeler à la rescousse. Accusé à l’époque, tout comme Bernstein, par les révolutionnaires de trahir le programme socialiste en raison de ses concessions, le «renégat Kautsky»[2.Selon l’expression de Lénine.] restait cependant intransigeant quant au programme. «Les compromis dans l’action ne sont pas dangereux, soutenait-il, mais ceux qui portent sur le programme le sont.»[3.A Bernstein qui soutenait que «le but final n’est rien, c’est le mouvement qui est tout !», Rosa Luxembourg rétorquait qu’«au contraire : le mouvement en tant que tel, sans rapport avec le but final, le mouvement comme fin en soi, n’est rien, c’est le but final qui est tout». Elle ajoutait : «Il n’existe pas (…) de question plus pratique que la question du but final». Discours prononcés au congrès de Stuttgart de la social-démocratie allemande, 3-4 octobre 1898.] Tant que les révoltes et les mouvements sociaux sont dispersés en autant de groupes segmentés selon les régions, les statuts, les occupations, les identités… ils ne peuvent se donner des objectifs susceptibles de maîtriser leur destin. Écartelés entre la résignation et la révolte, les divers mouvements s’opposent ou s’ignorent au lieu de se reconnaître, voire de s’organiser. La gauche ne peut alors se concevoir, à l’instar du socialisme libéral, que dans un monde perçu selon les catégories de ses adversaires, ou encore dans une contestation «antilibérale» condamnée à rester impuissante. Fernand Braudel avait naguère opéré la distinction entre le capitalisme et le marché. Non seulement l’économie de marché est antérieure au capitalisme, mais la concurrence constitue une limite à l’accumulation du capital. C’est en ce sens que l’accumulation capitaliste ne se plie à la régulation marchande que par obligation et en tentant constamment de la contourner par la constitution de monopoles. En d’autres termes, le marché tel qu’il est défini par la théorie classique est une autolimitation de l’accumulation du capital aux antipodes du marché effectif[4.Comme on a pu distinguer le marxisme du socialisme réellement existant, il serait temps aussi de distinguer le libéralisme du capitalisme réellement existant.], aujourd’hui globalisé, lieu d’affrontement de puissances (états et coalitions d’états, organismes transnationaux, multinationales, fonds de pension…). En réalité, malgré son crédo libéral, la bourgeoisie n’a été favorable à «la concurrence libre et non faussée» que sur le marché du travail. La gauche, surtout après la défaite de Ségolène Royal en France, est sommée de faire son aggiornamento. Si la gauche avait auparavant changé en profondeur la société, elle a aussi été changée par la société. Aussi, «décomplexer» la gauche résiderait, pour ses promoteurs, à s’ouvrir au centre et se rallier, comme en Angleterre, en Allemagne et en Italie, au social-libéralisme. Mais cette gauche serait-elle encore à gauche ? D’autant plus que l’abandon des réformes sociales et la perspective d’une société différente reviennent aussi à renoncer à gagner durablement les catégories populaires et les jeunes. Certes, tout comme la «droite de la gauche» social-libérale, la «gauche de la gauche», attachée avec obstination à la transformation sociale, est également en panne de programme comme de stratégie. Pour mettre la société en mouvement au lieu de subir le changement, la gauche doit réunir deux conditions conjointes. La première consiste à recomposer et coordonner ses composantes. L’ancien bloc social-démocrate réuni autour d’une division des tâches entre syndicat et parti, le premier étant subordonné au second, appartient désormais à un passé révolu. Aujourd’hui syndicats et partis se définissent en toute autonomie. De plus, ils ne sont plus seuls dans l’espace de la gauche. La nécessité d’une coordination entre différents terrains et niveaux de pouvoir oblige les syndicats, partis et associations à inventer des nouvelles formes d’organisation. D’autant plus que la convergence entre organisations représentatives et de négociation, associations et collectifs dont la vocation est la défiance à l’égard des pouvoirs, ne va pas de soi. La seconde condition pour devenir une force de changement réside dans sa capacité à pouvoir incarner un projet de société. C’est en rendant possible un changement en profondeur des conditions de travail et de vie que la gauche peut gagner durablement les catégories populaires et les jeunes. Elle doit pouvoir en conséquence apporter des réponses non seulement sociales mais aussi sur les terrains de l’éducation, de la culture, de la démocratie comme des enjeux urbains et écologiques.

Retour à 68 ?

Que ce soit sur la question des retraites, du chômage ou des salaires, la gauche n’a rien à gagner en adoptant les idées de ses adversaires. Elle doit au contraire, à l’opposé des injonctions des rénovateurs de tout bord, préserver ses fondamentaux tout en assimilant les apports divers des couches populaires aux multiples identités sociales culturelles et religieuses pour retrouver son enracinement social. Le triomphe de Nicolas Sarkozy en France n’est pas la simple traduction inexorable de la «droitisation de la société». Il a su, par sa campagne, réhabiliter à droite le retour du politique. À son tour, c’est en incarnant une conception alternative de la société que la gauche peut retrouver une nouvelle consistance idéologique. C’est en représentant précisément les aspirations du travail dans les antagonismes politiques que la gauche peut se retrouver. Pour changer la société, elle doit rendre crédible la régulation politique de l’économie et dévoiler l’inanité que recouvre la liberté de renoncer à ses droits sociaux. Pour cela, le programme, c’est-à-dire la perspective qu’elle peut offrir à la contestation, à la révolte et aux mouvements sociaux, sera sans doute déterminant. Mai 68 avait appris à la gauche que l’auto-organisation pouvait la prémunir des principes hiérarchiques et autoritaires qui l’avaient marqué jusque-là. Elle a compris depuis lors que la droite pouvait aussi bien s’en approprier pour accroître les inégalités. La gauche pourra-t-elle à présent associer l’auto-organisation à la critique sociale du capitalisme pour en faire le levier de l’émancipation sociale ?