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Pour un débat mondial sur la démocratie

Après avoir longtemps lutté sur le terrain économique, le mouvement altermondialiste, et Attac en particulier, veut se focaliser sur la démocratie, qu’il s’agit de (re)mettre au centre du débat public. Et de repenser nos systèmes démocratiques, en retournant à leurs sources et en combattant leur subordination au pouvoir économique.

La résistance altermondialiste s’était surtout exprimée sur les mécanismes économiques qui gouvernent le monde. À présent, c’est surtout le débat mondial sur la démocratie que les «alter» soulèvent, avec les questions essentielles : où, par qui, selon quelles procédures sont prises les décisions ? Quels enjeux les régissent? Quel est l’espace communicationnel entre les décideurs et le peuple ?

La conscience politique née de l’action

Les campagnes altermondialistes ont révélé, avec force, les déficits et les dérives démocratiques. Parmi les plus récentes : l’interdiction des députés des États à disposer des offres et demandes de privatisation des services, rendues par Pascal Lamy, au nom de l’UE, à la réunion de l’AGCS à l’OMC ; la dénaturation de la Constituante et le record minimaliste du ratio censitaire du projet de Constitution européenne. Et au-delà : son contenu!

Ambiguïtés idéologiques entre science et pouvoir

Depuis ses premiers traités, l’économie politique définissait le lien indissociable entre l’économique et le politique, même si ses représentants tels que Smith, Say, Ricardo, Lizt… tentaient d’imposer leurs arguments comme des justifications politiques incontournables. Ce lien explique le nœud conflictuel permanent entre le «plus d’État» et le «moins d’État-meilleur État» ou le tout au privé. Et, depuis qu’en 1975 l’économie politique rebaptisée «science économique», se voudrait science exacte plutôt que science humaine, c’est ce dernier cas de figure qui prime. Ainsi, le monétarisme actuel conceptualise le bien-être des peuples sous des modèles mathématiques, sacralise la régulation par le marché et, par voie de conséquence, génère son envers : le «laisser-faire, laisser-passer», renvoyant l’État à ses fonctions régaliennes. L’économie s’érige ainsi en système autonome, auto-justifié, soustrait à toute norme tandis que le politique, dépourvu de solutions face à la nouvelle dimension des problèmes de société, fonctionne de manière empirique, obéissant par tâtonnements à cette nouvelle domination scientifique et technocratique. Malgré les réactions populaires, cette pensée domine parce que son discours sert les quelques oligarques, non mandatés, décideurs en chambre du Club de Paris, du G7, du G8, de l’OCDE, de la table ronde des industrialistes… bref, cette ploutocratie, propriétaire de la planète. Ainsi prétend-t-on substituer la science à l’idéologie et entrer dans l’ère de la rationalité ! Les élites et agences autonomes acquièrent leur notoriété à l’aune de leurs relations avec les firmes les plus puissantes. C’est oublier un peu vite que la science économique est fondée sur un postulat unique, non concerté, et profondément idéologique : la régulation par le marché. L’incontournable pseudo-vérité scientifique s’impose donc contre toute légitimité, hors du débat public et du consensus nécessaire à l’identité et l’intégration sociale. En cela, le pouvoir a perdu son sens politique, mais il est, plus que jamais, idéocratique et autocratique. Ainsi s’explique la crise de légitimité des systèmes politiques et sociaux, la crise du militantisme syndical, ainsi que l’indifférence citoyenne, tous les acteurs étant exclus du champ de la décision. Le conflit entre l’économique et le politique s’efface derrière des connivences par lesquelles les détenteurs du pouvoir érigent une nouvelle forme de totalitarisme sournois. Cette collusion inéluctable préjuge le divorce parfaitement consommé entre Demos et Kratos. Le cocu, en souffrance, se nomme le peuple de l’exclusion. Mais, de la démocratie aux nouvelles oligarchies, qui peut présumer du nouveau visage de la tyrannie ? Celle-ci, par ailleurs, élabore de nouvelles législations propres à décourager l’expression des oppositions à l’ordre établi : renforcement de l’État policier, lois anti-terroristes, atteintes à la vie privée et à l’expression collective… Nos gouvernants sont devenus les exécutants des seules lois qui conviennent à l’économique. Bref, la science idéologisée aboutit à l’érosion du modèle démocratique et, face à la dictature du marché, à la dépolitisation. L’analyse de l’infrastructure, restée déterminante au sein d’Attac, ses expertises particulièrement attachées aux mécanismes de la nouvelle gouvernance mondiale ont suscité la critique selon laquelle la démarche du mouvement s’avérait trop économique, sacralisant, elle-aussi, la technique et la science. Mais, pour mieux cibler ses actions et ses interpellations, les analyses d’Attac, visant hier la finance de manière presque obsessionnelle, revisitent, aujourd’hui, plus que jamais, les traits du système politique.

L’héritage démocratique

Le modèle démocratique, ses principes, ses valeurs, son idée fondatrice semblent parfois devenus presque étrangers à la conscience populaire. D’une certitude anesthésiante ou d’une ambiguïté presque sentimentale, certains placeraient le pouvoir politique en dehors de la souveraineté populaire et au-dessus du peuple ; d’autres, contre le peuple, concédant au groupe de citoyens, puissants par l’argent, le droit de se situer en dehors du cadre sociétaire qui édicte la Loi commune à tous. Mais les individualismes s’exaspèrent de la solitude, de l’oppression et du non-sens. Le temps rappellera à chacun qu’il n’y a de bonheur que dans le rapport avec l’autre. La démocratie a pour objet «le bien vivre ensemble» ; ses valeurs reposent sur sa capacité à créer ce bonheur ; ses principes mènent à maîtriser la sauvagerie des passions humaines et invitent à la cohésion sur base de règles consenties. De manière communément admise, elle consacre le triptyque «liberté, égalité, fraternité», intégré, selon des conjugaisons variables, dans nos constitutions. De cette devise découle les conventions des droits de l’homme. La notion de démocratie renferme également les ingrédients de la souveraineté populaire : la représentation, le suffrage universel, la récurrence du vote, la règle de la majorité, la séparation des pouvoirs, la diversité des formations partisanes, le tout inscrit dans une constitution. Cette dernière, d’autorité supérieure, Loi au-dessus des lois, édicte les valeurs communes, les règles du vivre ensemble, le modèle des relations de pouvoir, les responsabilités collectives et les droits des individus. C’est un texte nécessairement court, limpide, que chacun s’approprie par une écriture collective, garante d’adhésion et de cohésion. Selon Olivier Duhamel: «dans une conception stricte de la démocratie, ….. seul le peuple peut exercer le pouvoir constituant originaire». La liberté et l’égalité en seraient les valeurs centrales. Selon Jean Baechler, «la liberté n’est pas menacée, tant que les démocrates s’attachent à réaliser la justice, au besoin corrigée par l’équité» : voilà qui réclame de l’État sa fonction de régulateur ou implique la résistance citoyenne. La garantie au peuple du droit de définir sa société réside dans la liberté d’opinion. Les notions de liberté, égalité, droits de l’homme, en appellent à l’État de droit, autorité souveraine, dont l’exercice du pouvoir s’adresse à un peuple déterminé, dans un espace géographique précisé. Privilégiant la raison et refusant l’arbitraire, l’État de droit s’assimile à l’État laïc et exerce ses prérogatives par le biais des services publics. La démocratie, déclare Jean Baechler, est «le régime politique naturel de l’espèce humaine. ….. .mais. des contraintes croissantes ont éloigné les démocraties de leur modèle, ou les ont corrompues en d’autres régimes, naturels eux aussi, à la manière dont la maladie est naturelle comme la santé». Les altermondialistes, non résignés à l’ordre naturel des choses, constatent, eux aussi, que le modèle décrit ne correspond plus aux structures actuelles du pouvoir, que ses principes se sont étiolés mais qu’il convient de soigner le mal.

La démocratie galvaudée

L’ouverture des marchés et la liberté de circulation financière ont élargi l’espace des compétences et la conception des normes de protection de la propriété. L’État-nation n’est plus le lieu des prérogatives et le modèle démocratique prétend à des principes qui ne s’y appliquent plus que très partiellement. Ainsi, la lecture du traité constitutionnel nous montre le déplacement de la plupart des compétences essentielles de l’État vers l’UE et la détermination de l’UE à renforcer le transfert de compétences vers les institutions internationales, dont prioritairement l’OMC et l’Otan. L’autorité souveraine des États, ne conservant que quelques compétences mineures, parasitées par celles des institutions internationales, perd sa substance. L’exemple le plus alarmant est celui des politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI et la BM à tous les pays pauvres et emprunteurs. Leurs choix confisqués par la tutélisation des budgets, leurs politiques sociale, sanitaire, éducative… sont réduites en peau de chagrin. Subordonnés au libre-échange, membres obligés de l’OMC, leurs lois passent au crible de l’Organe d’examen des politiques commerciales (OEPC). Le cas des 25 de l’UE est similaire : le traité de Maastricht impose les mêmes normes d’austérité et le processus de Lisbonne mute l’État social en État social actif. Le droit de l’UE primant sur le droit national, qu’est-ce qu’un État de droit qui ne légifère pas librement? À propos de droits de l’homme, à quoi sert une modification de langage telle que, dans «la Charte des droits fondamentaux», le «droit au travail» remplacé par le «droit de travailler», si ce n’est à confirmer la thèse de la déresponsabilisation de l’État ? Le caractère hautement idéologique de ce débat n’est pas nouveau. En 1848, le libéral Alexis de Tocqueville défendait déjà cette nécessité : «l’amendement qui accorde à chaque homme en particulier le droit général, absolu, irrésistible, au travail, mène nécessairement à une de ces conséquences : ou l’État entreprendra de donner du travail à tous les travailleurs qui se présenteront à lui, et alors il sera entraîné peu à peu à se faire industriel (…). Une fois arrivé là, l’impôt n’est plus le moyen de faire fonctionner la machine du gouvernement, mais le grand moyen d’alimenter l’industrie. (…) Or, cela c’est le communisme». Le remplacement de la notion de service public par celle de Service d’intérêt économique général (SIEG) soumis aux mêmes règles de concurrence et de libre circulation que les entreprises privées, renforce la thèse du renoncement de l’État à opérer des choix politiques, d’accès à tous, de gratuité, de droits inaliénables et de financement sur des procédures budgétaires et solidaires. Si nos représentants ne peuvent plus budgéter librement, quel outil leur reste-t-il pour servir les intérêts du peuple ? Et, comment le peuple peut-il encore s’identifier positivement et contribuer fiscalement au patrimoine collectif si sa redistribution est orientée par les politiques européennes et conditionnée par un pouvoir financier indépendant ? Peut-il encore croire à sa part de participation dans la chose publique ? Il va de soi que la fin de l’État social, fiscaliste et redistributeur, met également fin au principe d’égalité. Ce dernier, régulièrement pris en otage parce qu’il s’accommode de deux lectures, la première référant au principe d’égalité face au droit, l’autre à la réduction des inégalités, se voit réduit à sa prime acception. Quant au principe de représentation, il s’est dissout dans des organisations internationales, parfois auto-instituées, non transparentes et sans contrôle, qui adoptent des modèles oligarchiques où le législatif se confond à l’exécutif et où les décideurs ne sont jamais populairement mandatés. Sur le plan de la séparation des pouvoirs, à l’OMC, par exemple, institution qui régit largement notre avenir, notamment en matière de privatisation, de brevetage, de marchandisation du vivant, ce principe est totalement dissout entre l’exécutif, le secrétariat, les commissions, l’ORD (Organe de règlement des différends) et l’OEPC. Enfin, les lois réglementent, dans l’urgence, la dérégulation. Elles se multiplient, se complexifient, se concurrencent, émanent des lieux de gouvernement sans visage, et dans des cadres de contraintes plus ou moins justiciables. Les citoyens, tous égaux face à la Loi, supposés la connaître, sont dans l’imbroglio ; ils ont perdu la Loi, et l’absence de lois, c’est l’absence de liberté. S’agit-il du nouvel outil de la tyrannie des oligarques de la mondialisation? Et la liberté, primant sur l’égalité, parce qu’objet de la démocratie par essence, léguée au libre usage de la propriété, ne génère plus que l’inégalité. En ce qui concerne la liberté individuelle, celle-ci n’est plus comprise par tous les citoyens dans les mêmes termes. Elle rime de plus en plus avec souveraineté de l’individu isolé, libéré de toute responsabilité civique, abandonné à son simple bien-être et rendu à ses calculs du paraître et de l’avoir, bref un vrai sujet d’obéissance aux lois, mais aux lois du marché. Ce régime de l’individualisme et de l’autosuffisance dissout le sens du collectif, d’une culture partagée et de l’effort de solidarité. Ces attitudes constituent le ferment des communautarismes, corporatismes, «spécifico-culturalismes», nationalismes et autres saucissonnages que les intentions électoralistes servent mieux que la raison. De même, la confiscation progressive et programmée de certaines libertés par le fichage, l’autocensure des médias, le déploiement démesuré des forces de l’ordre lors des rassemblements, la promotion des politiques sécuritaires… pénalisent le résistant dans l’exercice de son droit fondamental d’opinion et d’expression. Contre quels ennemis nos gouvernants se prémunissent-ils en se réunissant dans des forteresses bardées de chevaux de frise ? Des mouvements populaires, lassés de subir leurs politiques anti-sociales ? Cette violence d’État risque, à terme, d’aviver celle des populations.

Rebâtir la démocratie

Jean Baudrillard déclare: «La démocratie est la ménopause des sociétés occidentales, le fascisme est son démon de midi». Ce dernier n’est certes pas le seul démon, c’est pourquoi, les altermondialistes, en devoir de vigilance, et pour rebâtir la démocratie, cherchent aujourd’hui des clés. Au niveau de l’État, ce n’est pas le régime qui bat de l’aile, quoique tout soit toujours améliorable, c’est son exercice qui devient impraticable. Il conviendrait donc de lui redonner les moyens de mener les actions proches des intérêts de la réalité citoyenne et d’en accepter les coûts solidaires. Quant au citoyen, à lui de réintégrer que le droit à la solidarité est indissoluble du devoir de solidarité, ce qui implique que la revalorisation de l’impôt passe par la lutte pour une fiscalité plus équitable, y compris une fiscalité internationale. Au citoyen encore de sanctionner les élus nationaux et de contrôler l’efficacité de leurs liens avec la réalité des gens : le social, l’emploi, la santé, l’éducation, la coopération… Le déficit démocratique est triple ; il renvoie à l’État, au capital arrogant et aux organisations internationales : tel est le résultat d’une mondialisation sans régulation dont les enjeux souterrains riment avec profits. Mais la mondialisation n’est pas une fatalité, elle est le projet des oligarques politiques et financiers. Il est toutefois curieux de constater que démocraties et dirigismes aboutissent aux mêmes dérives : les tentations totalitaires. Par rapport aux oligarques, le projet de concentration financière risque d’être éphémère car le capital se mange la queue à force d’appauvrir les masses. Son amnésie risque de le perdre.

Quelques défis

Il ne s’agit évidemment pas de rêver de bâtir un régime pour un État mondial qui n’existera pas. Il suffit de procéder à une mise en ordre. En ce qui concerne l’UE : exercer une pression citoyenne sur les parlements, exiger qu’ils intègrent plus nettement dans leur mission le suivi des dossiers européens et internationaux, qu’ils se posent en interface plus efficace. C’est par leur travail que peut naître un modèle démocratique de l’UE parce que c’est de leur diversité politique que peut avorter l’idéocratie constitutionnelle. En quoi consisterait l’alternance si les choix idéologiques n’étaient plus autorisés ? Le premier défi consiste ainsi à démocratiser l’institution européenne, à définir son niveau de fédéralisme, la limite de l’autonomie des États, la limite de l’exercice de l’autorité, et à redonner aux États, aussi, des compétences exclusives pour assurer la cohésion sociale intérieure. Quant aux autres institutions internationales qui exercent une fonction nécessaire et souvent conforme à l’intérêt collectif (OIT, OMS…), il suffirait de leur imposer, à elles aussi, un fonctionnement démocratique et une collaboration plus large avec les parlements nationaux. Exiger leur coordination sous l’égide de l’ONU, par exemple, moyennant une justice commune et indépendante, avec des législations harmonisées et hiérarchisées, toutes justiciables, sans attenter à l’exercice des États en matière d’intérêt général de leur population. Cela rendrait leurs décisions socialement et humainement plus efficaces. Prioritairement, il importe de remettre l’économique à sa place, de bannir un droit international néocolonialiste pour, enfin, restaurer le sens du politique, à savoir le «bien vivre ensemble» des êtres de la planète. Mais réinventer des procédures démocratiques suppose de recréer des espaces de débat public et des lieux de respect et de réalisation des choix populaires. À cette fin, les volontés citoyennes d’aujourd’hui doivent se fonder sur l’identité et le consensus transnational, pour défendre, selon l’expression de Jürgen Habermas, une «solidarité cosmopolite». La résistance ne peut se consolider que sur une prise de conscience universaliste. Si l’internationalisation est, sous divers angles, un processus heureux et nécessaire, les interdépendances indéniables, il convient de construire ce que Alain Touraine nomme le «troisième étage de la démocratie», au-delà de la Cité et l’État: le monde. Se résigner et renoncer aux conquêtes démocratiques des ancêtres, c’est renier sa propre histoire et se perdre dans de nouvelles oppressions. Les rapports d’opposition, sortis des dualités simplificatrices gauche-droite, patronat-salariat, blocs Est-Ouest… c’est à travers les millions d’individus et les milliers d’associations libres, d’organisations non gouvernementales et autres groupes d’intérêt que s’exprimera l’espoir d’un monde plus humain parce que plus démocratique. C’est précisément dans la fraternité sociétale qu’il se place ; il signifie vivre en bonne intelligence, dans un lien étroit qui unit toutes les femmes et tous les hommes ; il a pour fonction symbolique la conception du bonheur commun et pour mission de former les citoyens à y accéder. Organisée en réseaux, mondialisée au niveau des forums et autres coordinations, la résistance altermondialiste tisse des alliances et développe son propre modèle de démocratie alternative : non verticale, non hiérarchisée, où le consensus prévaut sur le vote majoritaire. Pour éviter de donner le pouvoir aux associations fortes, elle développe le principe du respect des minorités les plus opprimées. Moins directive, elle consacre également le respect de l’autonomie de l’action de chacun. Un des lieux privilégiés de cette nouvelle communication : les logiciels libres qui défient la logique du profit, des concentrations médiatiques, y compris celle de la propriété intellectuelle. Osons restaurer l’utopie!