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Pour un égalitarisme qui aille jusqu’au bout de sa pensée

Il y a, à gauche comme à droite, une tendance à considérer que le thème de l’égalité peut cacher des intérêts inavoués. Selon une certaine droite, l’égalité empêcherait, dans le domaine de l’initiative privée, des avancées sociales profitables à tous, y compris aux personnes du «bas de l’échelle». Un égalitarisme niveleur serait au service des intérêts soit d’une intelligentsia bureaucratique, soit des moins productifs et des plus paresseux, incapables de voir quels sont leurs «vrais» intérêts. Selon une certaine gauche, l’égalité risque de recouvrir une égalité de forme qui pourrait facilement servir à masquer, et même à créer, des inégalités de fait : au nom de l’égalité de tous devant la propriété, on peut justifier le refus des plus riches de céder une partie de leur richesse aux plus pauvres. L’égalitarisme mal compris empêcherait, dans le domaine des politiques publiques, des avancées sociales profitables aux personnes du «bas de l’échelle». Cet égalitarisme formel serait au service des intérêts des plus forts économiquement: les détenteurs de capitaux, les patrons, les rentiers, etc. La critique de droite stigmatise l’égalitarisme des résultats et lui oppose l’égalitarisme des libertés formelles, qui va de pair avec une acceptation assez large des inégalités de fait. Dans cette vision de la société, en effet, tout le monde doit avoir les mêmes droits formels afin que, dans ce cadre formel, puissent se déployer les talents et les capacités des uns et des autres ; le résultat de ce déploiement sera une juste inégalité. Ce n’est pas pour autant, nous dit la droite, une apologie de la reproduction des inégalités: dans le cadre de l’égalité formelle, tout individu «qui en veut vraiment» pourra trouver les leviers économiques pour atteindre la réussite ; en l’absence de barrières légales et de discriminations, les personnes « débrouillardes » et malines pourront se frayer un passage et gravir les échelons de la société. À cela, la critique de gauche répond en stigmatisant à son tour l’égalitarisme des libertés formelles et en lui opposant l’égalitarisme des libertés réelles : pour que l’égalité des droits soit vraiment un facteur de mobilité sociale, tout le monde doit être doté, tant au début qu’au cours de son existence, des diverses « ressources » (matérielles, immatérielles, symboliques, psychologiques, etc.) requises pour la réussite d’une existence. Si cette mise à disposition des diverses ressources n’est pas effectuée par la collectivité, l’idée d’une mobilité sociale de «ceux qui en veulent vraiment» restera, nous dit la gauche, purement formelle. En effet, d’une part la société ne permet pas à tous ceux qui le désirent de réussir effectivement, et d’autre part elle ne donne pas à tout le monde la possibilité de cultiver le désir de réussir… Selon cette critique de gauche, les trajectoires d’existence de tous devraient être telles que des conditions socio-économiques trop défavorables, d’une part, n’empêchent aucun désir de réussite d’exister, et d’autre part, n’empêchent aucun désir de réussite déjà existant de se réaliser. Je souscris pleinement à cette vision, mais je voudrais la questionner à deux niveaux : au niveau de son contenu précis, puis au niveau de la notion de réussite qu’elle invoque. J’en tirerai quelques conséquences quant à la forme que devrait prendre l’éducation.

1. Le contenu de l’égalitarisme de gauche

Égalité des chances, des conditions, des résultats ? En fait, il ne faut pas croire que ces trois types d’égalitarisme soient si faciles à distinguer : en fin de compte, ce n’est toujours qu’à la fin d’une existence que l’on peut vraiment juger s’il y a eu égalité… Ce qui importe donc, c’est de pouvoir distinguer à tout moment, dans l’existence de toute personne, entre des inégalités acceptables et des inégalités inacceptables. À ce titre, la possibilité d’exprimer publiquement des revendications, des interpellations, des doléances, des attentes, est essentielle et doit faire partie de toute démocratie réelle. Néanmoins, affirmer ce principe ne signifie pas que toute revendication, une fois exprimée, est acceptable. L’égalitarisme de gauche pourrait être tenté de reprendre une idée de droite : serait inacceptable toute inégalité que je n’ai pas choisie ; serait acceptable, au contraire, toute inégalité que j’ai choisie consciemment comme résultat de mes décisions d’existence. Cette idée se heurte à une triple objection. Premièrement, certaines inégalités non choisies peuvent être acceptables parce qu’elles sont vues comme justes. Bill Gates peut se plaindre de ce que son taux moyen d’imposition est plus élevé que celui de Roberto D’Orazio, ou même de ce qu’il paie une somme totale d’impôts plus élevée que lui ; ces inégalités n’en sont pas moins acceptables au sein d’une vision de la justice sociale. Deuxièmement, même si chaque individu effectue un choix libre, la résultante d’ensemble de tous les choix libres peut être inacceptable pour certaines personnes, parce que les contraintes que les choix libres de tous exercent sur les possibilités de choix libre de certains peuvent être vues comme injustement serrées. Si 75% des étudiants intéressés par la sociologie choisissent librement d’aller étudier la sociologie à l’ULB, les sociologues de l’UCL, de l’ULg et des FUSL n’auront peut-être le libre choix, à cause des contraintes de financement induites, qu’entre réduire leur portefeuille de cours de 75% chacun, postuler à l’ULB, ou changer de métier. Serait-ce juste ? Enfin, troisièmement, ce que certains individus vivent comme un choix libre peut être, dans certains cas, illusoire et peut en réalité résulter d’une injustice fondamentale du système d’ensemble au sein duquel le choix se fait. Je peux avoir l’impression que j’ai fait le libre choix de devenir un petit éditeur indépendant (avec les sacrifices financiers que cela implique) plutôt que d’accepter de travailler pour Vivendi ; mais n’est-ce pas parce que d’autres choix, que j’aurais préféré, m’ont été enlevés par le système capitaliste : soit de travailler pour une PME sympathique (toutes ont été rachetées par Vivendi), soit de créer une entreprise d’édition autogérée (qui, trop vulnérable, serait écrasée par Vivendi et ne recevrait même pas de crédit bancaire) ? L’égalitarisme de gauche doit donc plutôt partir de l’idée qu’est inacceptable toute inégalité qui s’avère être injuste ; est acceptable, au contraire, toute inégalité qui est décrétée juste au sein d’une théorie de la justice sociale. Pour que cette idée ne puisse pas être récupérée par la droite, il convient de formuler un critère de justice sociale sans appel : ne sont acceptables que les revendications qui peuvent démontrer que l’inégalité qu’elles dénoncent ne permet pas d’accroître de façon égale la liberté réelle de tous les individus dans la société. Dans une perspective de gauche, cette notion de « liberté réelle » doit certes contenir les droits fondamentaux de la Déclaration universelle, et le revenu comme source de bien-être par la consommation, mais aussi l’absence de lois et de règles tendant à consolider des relations de subordination au sein des rapports de production de biens et de services. Dès lors, par exemple, des revendications patronales (ou autres) qui demanderaient une limitation du droit de grève au prétexte que l’exercice de ce droit nuit à la liberté réelle des travailleurs les moins favorisés se verraient rejetées parce que fondées sur une vision trop étroite de la liberté réelle. Faire la grève, ou tenter de toute autre manière de desserrer les relations de subordination dans la production (jusqu’à demander la protection légale des initiatives non capitalistes, comme nous le verrons) est un droit que la puissance publique doit protéger. Cet égalitarisme de gauche requiert dès lors la protection des lieux de revendications, que celles-ci s’avèrent par la suite justes ou non.

2. La notion sous-jacente de réussite

Jusqu’où irait ce soutien public à la juste revendication ? Les ressources censées assurer à un individu la « réussite » de sa trajectoire de vie peuvent-elles être des ressources non capitalistes, voire anti-capitalistes ? La réussite d’une vie est-elle à concevoir seulement au sein de la logique capitaliste, ou bien réussir sa vie est-ce aussi avoir la capacité d’influencer la logique même de notre vie sociale, de réfléchir sur le système socio-économique le plus désirable et de vivre autant que possible en fonction de ce désir-là ? La liberté réelle de tous les individus serait-elle plus élevée à l’intérieur des règles capitalistes marchandes, ou à l’intérieur d’un autre système de relations sociales ? Si c’est le second cas, il s’agirait, au nom de l’égalité réelle, non pas de « bricoler » à l’intérieur du système socio-économique existant avec ses contraintes de profitabilité, de rentabilité, de flexibilité, etc., mais bien de permettre à certains de jouer dans un jeu social dont les règles seraient différentes. On pourrait rétorquer que des règles socio-économiques non capitalistes créeraient fatalement des inefficacités. Même si cela était vrai, la question resterait la même : inefficacité ou pas, ces règles alternatives maximiseraient-elles la liberté réelle des gens, y inclus la dimension d’absence de subordination ? Si oui, une certaine inefficacité économique n’est pas un prix trop élevé pour davantage d’égalité réelle…

3. Le contenu de l’éducation

Qu’en est-il alors de l’éducation et la thématique récurrente de l’égalité des chances dans les systèmes scolaires et universitaires ? Il y a là en partie un faux débat. Le questionnement actuel sur les caractéristiques d’un « bon » système d’éducation est peu ou prou cadré par les besoins de la logique capitaliste : adéquation entre les contenus et les besoins à moyen terme des entreprises, capacité de reconversion et de flexibilité mentale pour l’apprentissage de nouvelles formes d’organisation du travail salarié, etc. En réalité, les deux conditions principales qu’une société égalitaire doit réunir sont les suivantes : une éducation publique et permanente des individus tout au cours de leur existence, non pas seulement pour se reconvertir à court terme, mais aussi et surtout pour acquérir des capacités de remise en cause de la logique capitaliste ; une protection légale des initiatives non capitalistes qui verraient le jour au travers de ces efforts de personnes désireuses d’inscrire leur réussite existentielle hors de la logique capitaliste. Certains penseront qu’il s’agit là de propositions bien irréalistes, politiquement et économiquement. Ils oublient l’un des slogans phares de mai 68 : soyons réalistes, demandons l’impossible. Notre incapacité (y compris à gauche) à comprendre la dialectique entre le possible et l’impossible, l’alternance temporelle de l’impossible devenant possible, n’est-elle une profonde maladie de notre temps ?