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Pour une poste publique forte

L’entrée récente d’un actionnaire privé dans le capital de la Poste coïncide avec la fermeture de nombreux bureaux et une réduction des effectifs. Conditions inéluctables pour maintenir l’entreprise à flot ? Pas si sûr, notamment quand on regarde le cas français.

En l’espace d’un week-end, le gouvernement belge a débloqué 4,7 milliards d’euros pour tenter de sauver la banque Fortis prise dans la tourmente du grand casino bancaire mondial. De l’aveu même des dirigeants actuels de la Poste belge, il faudrait 70 millions d’euros, quasi 70 fois moins, pour maintenir l’intégralité des bureaux de poste en Belgique. Ce genre de comparaisons, que l’on pourrait multiplier à foison, témoignent de l’ordre des priorités actuelles même s’il est parfois simpliste de les pousser trop loin.

Aperçu européen

C’est une donnée ignorée à l’heure où chacun semble penser que l’Internet et le courriel ont envoyé aux oubliettes de l’histoire le courrier «papier» mais le secteur postal demeure un des géants économiques de l’Union européenne avec pas moins de 5,2 millions de travailleurs et un chiffre d’affaire de 88 milliards d’euros. Cette somme représente 1% du PIB total des pays de l’UE. Or ce mastodonte est encore pour une part non négligeable géré hors-marché par des opérateurs publics ou semi-publics. Il aiguise en conséquence l’appétit d’opérateurs privés à la recherche de nouveaux marchés dont certains (tel CVC Capital Partners qui a racheté 50% de la Poste belge) se sont spécialisés dans la restructuration, la mise en bourse et la revente d’ex-opérateurs publics. Conforme en cela aux orientations ultralibérales contenues dans les derniers traités européens (et notablement dans le Traité de Lisbonne), le Parlement européen a approuvé début 2008 la «libéralisation définitive» (sic) des services postaux en 2011 Il est intéressant de noter que l’UE se montre en l’occurrence plus libérale que les États-Unis. En effet, si le marché des colis est lui aussi libéralisé aux États-Unis, l’opérateur historique US Postal y a gardé l’exclusivité de la distribution du courrier et ce avec le soutien de l’immense majorité du groupe socialiste européen (à l’exception des socialistes belges et français) Les Verts et la GUE-NGL ont pour leur part voté en bloc contre cette libéralisation. A contrario, l’opinion publique semble témoigner d’un attachement croissant aux services publics. En France, à l’heure où le gouvernement de François Fillon s’est lancé dans la privatisation de la Poste française La Poste publique française se porte bien. Elle a réalisé un bénéfice de 943 millions d’euros en 2007. Elle a prouvé que public et efficacité n’étaient pas incompatibles avec la création de pas moins de 102 filiales. Et puis surtout, elle conserve une logique de service public en investissant pour ses usagers. Rien qu’en 2007, elle a déboursé 3,4 milliards d’euros pour son réseau d’acheminement et de distribution ainsi que pour 834 bureaux de poste. Le contraste avec la Belgique est saisissant , un récent sondage sondage CSA-Humanité vient de montrer que 61% des Français étaient opposés à la privatisation de leur Poste.

Et en Belgique ?

En Belgique, c’est en 2005 que le gouvernement violet décida, avec beaucoup de discrétion et l’interpellant soutien des socialistes, de vendre la moitié de la Poste belge à un consortium formé par Post Danmark et CVC Capital Partners. CVC est un groupe financier qui possède actuellement une quarantaine d’entreprises – allant des appâts pour la pêche, aux réfrigérateurs en passant par les services IT et la cordonnerie – dont dépendent plus de 300 000 employés. Ainsi que cela est stipulé sur son site internet, CVC rachète des entreprises en vue de les revendre à court ou moyen terme en faisant de grosses plus-values. CVC est d’ailleurs le premier actionnaire privé de Post Danmark qu’il a œuvré à restructurer avec à la clé la perte de 10 000 emplois (-30%), un taux d’emplois statutaires en chute libre (10% actuellement) et un timbre 20% plus cher que chez nous. Dans le cadre de cette revente et du choix de CVC (deux autres candidats s’étaient manifestés), il faut relever un conflit d’intérêt interpellant puisque Johnny Thijs, administrateur délégué de la Poste depuis 2002, dont les émoluments plantureux furent épinglés à plusieurs reprises, fut jusqu’en 2004 un membre de l’«advisory board» de CVC, place à laquelle on retrouve aujourd’hui un certain Didier Bellens, le patron de Belgacom. Depuis l’entrée dans le capital de la Poste de CVC, la métamorphose est brutale. Le sommet visible de l’iceberg est la fermeture massive de bureaux de postes (277 bureaux en 2007 et 200 programmés pour 2008) alors même qu’une enquête d’Eurostat pointe le manque de bureaux en Belgique. À terme, c’est la moitié des bureaux de poste du pays, environ 650, qui seront fermés si rien ne change. À la place des bureaux fermés, la Poste ouvre des «points-poste» dans des magasins, gares, administrations communales. Ils sont gérés par du personnel non postier, souvent sous statut d’indépendant, et une série de services postaux essentiels comme les opérations bancaires n’y seront plus assurés. Une autre évolution est tout aussi brutale et cependant moins visible : les pertes d’emplois. En 2007, ce sont pas moins de 1450 équivalents temps-plein qui ont été perdus. Par ailleurs, la qualité de l’emploi se détériore. Des distributeurs précaires sont embauchés avec des contrats de «réactivation» d’une durée de six mois renouvelables trois fois maximum. La Poste a également recours de plus en plus au travail intérimaire. Parallèlement, les plans visant à un durcissement des méthodes de comptage et des normes afin d’augmenter la pression de travail se succèdent (Géoroute 2 et 3). À l’heure de la lutte contre le réchauffement climatique et alors que les émissions de CO2 liées au transport augmentent, il est piquant de noter également que la Poste belge privatisée a opté pour le tout à la route, plus rentable à court terme, en fermant ses centres de tri situés le long des voies de chemin de fer pour les remplacer par des centres en bordure d’autoroutes. Si les conséquences de la privatisation se ressentent toujours plus fortement pour les travailleurs et les utilisateurs de la Poste, tout le monde n’est pas perdant. La Poste a réalisé en 2007 un bénéfice opérationnel normalisé de 234 millions d’euros, en hausse de 10% par rapport à 2006. Dans le même temps, l’État continue de verser une dotation de 290 millions d’euros par an à la Poste pour couvrir ses missions liée au service universel.

Comment en sortir ?

Il est exact que la libéralisation totale du secteur postal via l’UE est une très mauvaise nouvelle et que cette décision fait peser une pression importante sur les divers opérateurs postaux nationaux, une pression sur la qualité de l’emploi et du service rendu à la population. Alors que la crise financière actuelle témoigne de l’importance d’une régulation publique forte, alors qu’elle montre combien il est important de préserver nombre de secteurs économiques vitaux pour les populations de la logique d’un marché mondialisé, l’UE, qui est directement l’émanation de nos gouvernements nationaux, notamment via le très puissant Conseil des ministres, adopte une attitude aventurière et idéologique en ouvrant un marché qui constitue pourtant un monopole naturel. Mais il n’est aucune fatalité. Ainsi, il est bon de rappeler que ce que nos gouvernements nationaux ont fait, ils peuvent le défaire s’ils en font une priorité politique. Constatant la débâcle actuelle et l’alternative unique que constitue un retour à une force publique régulatrice et stabilisatrice, ils pourraient par exemple décider d’opter pour un service public postal européen en impulsant une coopération de tous les opérateurs publics européens. S’ils n’ont pas le courage de ce changement de cap, solution la plus sage, nos gouvernants peuvent pour le moins encadrer la libéralisation pour qu’elle ne soit pas synonyme de privatisations en chaîne, d’effondrement de la qualité du service rendu et de déglingue sociale. Un levier utile afin de réguler la libéralisation est l’imposition d’exigences fortes pour l’accès de nouveaux prestataires au marché postal – en particulier l’obligation faite à tout entrant d’assurer le service universel de distribution du courrier, ainsi que l’imposition d’un même salaire minimum à tous les postiers ainsi que l’a faite l’Allemagne. Les États pourraient également conditionner de manière bien plus stricte, par exemple suivant des critères environnementaux et sociaux, l’obtention des subsides pour le service universel. N’oublions pas enfin que les opérateurs historiques possèdent encore à ce jour une implantation importante qui constitue un atout non négligeable. Dès lors, même dans un marché libéralisé, leur privatisation n’est en rien une fatalité.