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Prendre parti

La revue Politique m’a honoré d’une invitation : coucher sur le papier la réflexion d’un observateur extérieur, intéressé par la politique et par les défis écologiques, sur la cinglante (trop cinglante, sans doute) défaite du 25 mai, et sur les perspectives qu’elle ouvre pour Écolo.

Je baserai cette réflexion sur ce que j’ai retenu d’essentiel des enseignements du très regretté Xavier Mabille : ce ne sont pas les partis qui créent les clivages, ce sont les clivages qui créent les partis. Xavier Mabille brossait un siècle et demi d’histoire de la Belgique en suivant quatre lignes de clivages. Le premier parti, créé dans les années 1840, était le Parti libéral, au sens de « anticlérical », qui regroupait dans la bourgeoisie d’alors la fraction urbaine et entreprenante dont les intérêts objectifs étaient de combattre l’emprise de l’Église et des fortunes foncières issues de l’ancien régime. Le Parti catholique se crée en réaction. Non pas parce que des élites auraient décidé, comme on ne disait pas à l’époque, de « mettre à l’agenda la question religieuse », mais parce qu’un combat va se livrer entre deux fractions de la bourgeoisie, deux forces sociales bien réelles qui, sur l’école, la propriété de la terre, sur le statut de l’entreprise, ont des intérêts opposés.

Il y aurait alors des « écolos de gauche » (réduction du temps de travail et transports en commun ?), des « écolos de droite » (voiture électrique et haricots bio du Kenya ?), des « antiécolos de droite » (le patronat du secteur chimique ?) et des « anti-écolos de gauche » (le mouvement syndical du même secteur chimique ?)

Le second clivage monte en puissance tout au long du XIXe siècle. Il oppose une classe ouvrière en cours de formation et les détenteurs de capitaux, d’ailleurs assez vite réconciliés entre riches catholiques et riches anticléricaux. Ce clivage donnera naissance au Parti ouvrier belge, et conduira le Parti libéral « anticlérical » à se reconvertir en ce qu’il est toujours aujourd’hui, un parti antisocial(‑iste). Le troisième des quatre clivages classiques de l’histoire de notre beau pays, survolée ici à haute altitude, est celui porté par le mouvement flamand. J’y reviendrai. Quant au quatrième et dernier des clivages, habituellement présenté comme la « question écologique », opposant des valeurs matérialistes et post-matérialistes, il me semble qu’il faut le réexaminer sérieusement. Car ce sont bien des luttes de groupes sociaux réels autour d’intérêts réels et antagonistes qui créent les partis : un parti anticlérical (libéral ancienne version) ; un parti antilibéral (catholique) ; un parti anticapital (le POB devenu PS, pas révolutionnaire ni anticapitaliste, jamais même complètement « socialiste », mais opposé aux prérogatives des détenteurs de capitaux) ; puis un parti antisocialiste (libéral seconde version)… Y a-t-il, y a-t-il eu et y a-t-il encore, un « clivage » écologiste ? Ou seulement un problème et une préoccupation ? Tout au long du XIXe siècle, la « problématique » du « paupérisme ouvrier » intéressait les beaux esprits de tous bords. On trouvait regrettable, voire même préoccupant, la famine des ouvriers, les enfants dans les mines, tout comme aujourd’hui chacun s’accorde à trouver préoccupant le changement climatique, la pollution et l’épuisement des ressources. Pourtant, il n’y a eu clivage, et parti, et luttes menant à un changement social, qu’à partir du moment où des syndicats et un parti ouvrier ont avancé des alternatives concrètes d’une « classe ». Tout le monde partageait la même préoccupation, mais les uns et les autres se sont opposés sur les solutions concrètes : fallait-il augmenter les salaires ou bien exhorter les ouvriers à la prévoyance et à la parcimonie ? Fallait-il interdire l’usine aux enfants ou tenter de la moraliser ? Il y a depuis longtemps une évidente « problématique écologique », aujourd’hui quasi unanimement partagée[1.Oui, il reste des négationnistes du changement climatique ou de l’empreinte écologique, face à qui il ne sert à rien de répéter que le problème existe. Ils s’en rendront compte quand nous chercherons à imposer NOS solutions… qui deviendront directement LEURS problèmes.]. Mais, en dehors de luttes comme celles contre le nucléaire (hélas pas menées socialement, ni regroupées en une lutte globale), l’histoire de ces 40 dernières années n’a pas montré qu’il y ait un réel clivage entre les « pro-environnement » (à peu près tout le monde, même si ça reste souvent sans conséquences) et des « anti-». Quelle pourrait être la place d’Écolo dans ce clivage imprécis ? Avant de tenter une proposition, je voudrais proposer un détour par une autre question : où se situerait cet hypothétique « clivage vert », dans le paysage politique belge ?

Une question de géométrie

Des trois clivages belges classiques, seul celui opposant les travailleurs aux détenteurs des capitaux conserve à mes yeux une pertinence sociale claire : le programme du gouvernement « Monaco », tout entier orienté vers la consolidation des privilèges des plus riches, le rappellera – ainsi que la réaction espérons-le très vigoureuse des organisations de travailleurs. Le clivage cathos/laïques est surtout devenu une affaire de marché scolaire (et hospitalier) et d’institutions soucieuses de conserver une vitesse acquise : il n’y a plus grand monde qui le vive comme une opposition entre catégories sociales. Le clivage « communautaire » a eu un sens originel d’opposition « centre/périphérie », entre les usagers d’une langue dominée et les défenseurs d’une domination par la langue « centrale ». Il a depuis longtemps produit ses effets (la langue et la culture flamande ont – et heureusement ! – été pleinement reconnues) et on n’en entendrait plus parler sans l’habileté d’une classe dirigeante flamande sans projet politique autre qu’électoral, qui a pu lui assurer une inutile survie, en déguisant en soi-disant affrontement « Flamands/ Wallons » un banal chauvinisme des riches. Mais la scission linguistique des partis politiques et l’absence de circonscription fédérale font que cet affrontement n’a plus de sens électoral. Un homme politique flamand peut, sans craindre de perdre une seule voix, traiter de fainéants et de « junkies » les Wallons qui n’ont de toute façon pas la possibilité (s’ils en avaient l’envie…) de voter pour lui. Reste donc le clivage gauche-droite. Supposons que s’y ajoute un clivage « vert » pertinent. Surgirait alors une question : comment ces deux clivages divisent-ils l’espace social ? Je vois deux hypothèses, toutes deux embarrassantes : ces deux lignes se croisent, ou elles ne se croisent pas.

Les quatre quadrants

Deux lignes perpendiculaires découpent le plan en quatre quadrants. Il y aurait alors des « écolos de gauche » (réduction du temps de travail et transports en commun ?), des « écolos de droite » (voiture électrique et haricots bio du Kenya ?), des « anti-écolos de droite » (le patronat du secteur chimique ?) et des « anti- écolos de gauche » (le mouvement syndical du même secteur chimique ?) Pour un parti comme Écolo, cette hypothèse où l’enjeu de l’écologie politique serait « transversal » est embarrassante. Soit le clivage gauche-droite reste déterminant, et alors il faudrait deux partis « verts », représentant des groupes sociaux opposés. Soit – hypothèse formulée par certains (ex‑) dirigeants d’Écolo –, le clivage gauche-droite aurait disparu… Les lecteurs de Politique connaissent cette hypothèse (de droite) et l’auront écartée d’eux-mêmes.

Le conflit salarial n’a pas disparu, mais les peuples doivent aussi se battre pour reconquérir un environnement sain, des espaces habitables (et pas seulement des « logements »), de l’eau, de l’air, du temps pour vivre, de la nourriture qui nourrisse.

Les deux lignes pourraient être parallèles, avec Écolo simplement un peu plus (ou un peu moins ?) à gauche que le PS sur la ligne gauche-droite. Mais entre un PTB (avec ou sans GO) qui prend de la place et un PS qui, dans l’opposition face au gouvernement « Monaco », aura bientôt oublié qu’il a voté sans état d’âme le traité Merkozy pour l’austérité éternelle et redeviendra un parti de gauche (à Bruxelles, en tout cas, pour Namur on verra), l’espace pour une gauche « juste un peu plus à gauche » risque d’apparaître très étroit… Et une gauche « un peu moins à gauche » devrait surnager dans le marais quelque part entre le CDH et le FDF… Bref, un éventuel clivage entre deux « classes » pro- et anti-environnement est incertain, et s’il existait on serait un peu embarrassé de le placer au bon endroit dans le paysage politique.

Un ancien clivage à réinterpréter

Revenons à l’examen de la question : un parti Écolo cohérent (pas divisé entre écolos de gauche et de droite aux intérêts opposés) et pertinent (représentant les intérêts réels d’un groupe social réel) serait un parti « anti-quoi » ? Le mieux est sans doute d’y réfléchir à partir de quelques exemples les plus concrets possibles. Pourquoi un certain nombre de molécules chimiques dangereuses ou cancérigènes restent produites et utilisées en Europe malgré la bonne connaissance de leur dangerosité ? Parce que des acteurs concrets (Monsanto, BASF, Bayer…) ont lutté vigoureusement pour ralentir et affaiblir la directive Reach et sa mise en œuvre. Et pourquoi ? Parce que cette directive ralentirait l’accumulation du capital dans ces entreprises qui ont déposé des brevets, investi dans des unités de production… Pourquoi va-t-on (très probablement) prolonger les centrales nucléaires belges au-delà de ce que la sécurité et le bon sens budgétaire (et les engagements politiques) recommandent ? Parce qu’Electrabel et d’autres multinationales ont fermé des unités de production, organisé la sur-dépendance nucléaire, financé des lobbys anti- éoliens… Et pourquoi ? Parce que la sortie du nucléaire ralentira leurs rentes et l’accumulation de leur capital. Pourquoi, contre toute logique, la semaine de 4 jours (voire de 3…) n’est-elle pas généralisée, via une réduction collective du temps de travail ? Parce que les grandes entreprises, en Belgique comme partout en Europe, ont su imposer leur propre modèle de « partage du travail » : un quart de la population au chômage[2.Pour rappel, ceci n’a rien d’un accident ou d’une « crise » de l’emploi : le Nairu (taux de chômage nécessaire pour empêcher l’augmentation des salaires) est un indice économique officiel, scruté régulièrement par les gouvernements et les économistes qui les conseillent et qui s’accordent à redouter toute baisse trop importante du chômage. Le chômage de masse est un choix de société, même si ceux qui font ce choix ne le publient pas comme tel.], un quart dans la précarité, et la moitié qui travaille comme des dingues. Et pourquoi ? Parce que la baisse du chômage et la hausse de la part salariale[3.À ne pas confondre, pour mémoire, avec la hausse des salaires individuels.] auraient durement porté atteinte à l’accumulation du capital. Je pourrais continuer longtemps, mais on m’a compris. Face à une œcuménique « problématique environnementale » sans conséquence concrète, la vraie vie politique commence quand on prend acte que les intérêts « écologiques » des dominés sont incompatibles avec ceux des dominants et qu’on décide de mener partout (dans la presse, dans la rue, dans les parlements) le combat avec les premiers contre les seconds. Tant qu’on en reste aux pétitions de principe, il n’y a ni parti ni catégorie sociale anti-écologique, pro-pollution, pro-rythmes de vie dégradants… Mais si on cherche à donner à des problèmes concrets (temps, espace, logement, ressources, santé…) des solutions concrètes pensées à partir de l’intérêt des classes dominées, alors les lobbys et les partis adverses sortent du bois. Pas par amour de la pollution, mais parce que leur priorité essentielle, sur laquelle ils ne transigeront pas, fût-ce aux dépens de la planète, est la possibilité pour le capital de s’accumuler à un rythme soutenu.

Un nouveau clivage ?

Je ne sais donc pas si un parti écologiste conséquent doit s’afficher « de gauche » (Manuel Valls se prétend de gauche, ça ne donne plus très envie). Mais je ne vois pas comment il pourrait ne pas être anticapitaliste. Ce qui ne signifie pas de s’opposer à l’existence de marchés dans des sphères limitées de l’activité humaine (il y avait des marchés performants bien avant l’ère capitaliste), mais requiert de vouloir opposer à l’extraordinaire puissance du capitalisme globalisé un contre-pouvoir politique déterminé. L’enjeu de l’écologie politique ne serait pas, alors, de superposer un « autre »[3. »Autrement » est certainement l’adverbe qui a causé le plus grand tort à l’élaboration d’une pensée politique verte lisible et convaincante. Faire de la politique « autrement » ne dit rien de l’objectif, et pas grand chose de la manière. Voter le TSCG « autrement » (non au fédéral, oui au régional, par exemple) cela reste une haute trahison, avec simplement un peu d’incohérence en plus.] clivage, mais de réinterpréter le clivage gauche-droite à la lumière des formes actuelles d’oppression et d’exploitation. Le conflit salarial n’a pas disparu, mais les peuples doivent aussi se battre pour reconquérir un environnement sain, des espaces habitables (et pas seulement des « logements »), de l’eau, de l’air, du temps pour vivre, de la nourriture qui nourrisse. L’adversaire n’a pas changé, mais le terrain de la lutte s’est élargi, les armes ont évolué, les dangers aussi. Le pouvoir qui opprime la grande majorité ne lui vole plus seulement (comme au XIXe siècle) sa force de travail et les richesses créées. Il vole l’espace, le temps, l’intimité, la culture et les mots. Une « problématique » n’est pas un clivage. Une préoccupation n’est pas un combat. Nous avons aujourd’hui besoin de représentants politiques courageux, qui représentent nos combats face aux deux dangers majeurs de ce temps : celui des inégalités et celui de la destruction de nos espaces de vie (espaces naturels, et aussi espaces sociaux et culturels). De pensée politique (élaborée collectivement – c’est la seconde fonction d’un parti) qui propose à toute la gauche une interprétation du clivage dominant-dominé qui n’oublie ni l’histoire ni le futur.