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Privé et public, spectacle et politique

Les médias servent-ils la politique, ou la politique sert-elle les médias ? Les dérives qui se multiplient ne sont pas des accidents, mais les manifestations répétées d’une maladie démocratique. Une maladie qui, sous prétexte de rapprocher les citoyens de ceux qui les dirigent, finit à coup sûr par les éloigner de leurs idées, quand ils en ont.

C’était un jour de 1989. Au retour d’un voyage en Hongrie, à la fin d’un point de presse, François Mitterrand est interpellé par un journaliste d’une chaîne française: «Monsieur le Président, on dit dans un hebdomadaire, que vous avez une fille naturelle…». «Et alors ?» répondit François Mitterrand passant, sans que cela provoque le moindre remous, à la question suivante. Le «secret», partagé par bien du monde dans le cénacle politico-médiatique parisien resterait encore pour quelques temps, et sans que cela ne choque personne, dans le cercle de la vie privée. François Mitterrand décidera plus tard, et pour différentes raisons, d’exposer lui-même sa vie privée dans la lumière publique. L’homme savait y faire. Dix ans après sa mort, ayant laissé mille traces à exploiter, c’est comme si, d’outre-tombe, il commanditait encore articles, livres et films qui contribuent à sculpter une statue dont les contours ambigus permettent toujours bien des interprétations. En ce qui concerne la séparation de la vie privée et de la vie publique, à l’époque, même les tenants du journalisme dit d’investigation ne se scandalisaient pas de cette frontière imperméable Plus tard lorsque l’on mettra en cause les effets de certains épisodes de la privée du président français sur sa vie publique, ce sera évidemment autre chose.

La transparence efface les frontières

Autre temps, autre mœurs médiatiques: sans doute. Mais aujourd’hui, la question dépasse de loin les seuls médias. C’est l’ensemble de la société de marché qui vit l’effacement de cette séparation. La transparence est devenue une valeur absolue inséparable de l’immédiateté et de l’obsolescence de toute chose. «Tout dire, toute de suite à tout le monde» est la règle d’un monde où le projecteur est si fort qu’il aveugle, où l’on oublie que la vérité a besoin de clair-obscur pour voir le jour et que le réel ne se dévoile que dans la confrontation de l’ombre et la lumière. La télévision est le média le plus sensible aux valeurs dominantes qu’il contribue par ailleurs à renforcer: elle incarne évidemment par excellence cette évolution. Elle a «spectularisé» toute activité humaine, privée ou publique, individuelle ou collective jusqu’à y compris la politique. Télévision fusionnelle ou compassionnelle où la relation l’emporte sur le message et l’émotion sur l’analyse. «Télévision de l’intimité» Voir à ce sujet les ouvrages de Dominique Mehl dont notamment La télévision de l’intimité, Essai politique, Paris, Seuil, 1996 qui met la relation personnelle et privée au centre de toutes les préoccupations et de toutes les émissions dans un contexte de surenchère qui mène aux pires dérives. Certes la confusion privée/publique n’est pas récente. Il y a une dizaine d’années déjà, le journaliste Albert du Roy, qui fut notamment responsable de l’information sur France 2, écrivait à ce propos: «L’engrenage est enclenché. Et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Ni ceux qui ont cru pouvoir le contrôler, avant de s’en inquiéter. Ni ceux qui en tirent profit. (…) La vie privée n’était pas murée, domaine respecté, forteresse imprenable, comme on le croyait. Elle était tant bien que mal protégée par une digue contre les courants puissants de l’indécence, de la niaiserie et de l’hypocrisie. Cette digue craque de toutes parts. Tout indique qu’il est trop tard pour espérer la rétablir. Sans doute nous repentirons-nous un jour, chacun à sa place, avec sa propre responsabilité, de n’y avoir pas prêté attention quand il en était encore temps» Albert du Roy, Le Carnaval des hypocrites, Paris, Seuil, 1997. Propos que l’évolution des médias et de la politique ne démentiront pas. La «politique-spectacle» ne date pas non plus d’hier. Déjà en 1977, Roger-Gérard Schwartzenberg publiait «L’Etat spectacle : essai sur et contre le star système en politique». Mais c’est sans doute la combinaison de cette double dérive, confusion privé/public et politique/spectacle que la télévision de marché (chaînes privées et souvent publiques) a largement favorisée. L’évolution concerne l’ensemble des médias même si c’est bien la télévision qui a imposé sa grammaire.

Politiques et médias coresponsables

On beaucoup glosé en ce début d’année sur les aventures amoureuses d’élu(e)s, d’autant que celles-ci étaient politiquement et communautairement transversales. Quelle aubaine pour des médias qui, même quand ils dénonçaient la main sur le cœur l’empiètement sur la vie privée, consacraient force dossiers et séquences aux rétroactes et aux précédents en la matière. Bien entendu, l’attitude de certains responsables politiques favorise quand elle n’encourage pas directement l’étalement médiatique de leurs vies privées. Des questions se posent légitimement lorsque la vie de famille (ou extraconjugale) devient argument électoral et qu’obsédés par une proximité, mal comprise, des hommes et des femmes politiques «vendent» leur vie privée pensant se rapprocher d’un citoyen de plus en plus distant. Tout cela a été justement dit et redit. D’autre part, dans certains cas, des aspects de la vie privée peuvent influencer des comportements publics et, dès lors, la délimitation des frontières se brouille. Enfin l’humanisation des représentants politiques et une certaine désacralisation de la fonction n’ont pas été seulement des facteurs de désaffiliation. Il n’empêche: derrière ces interrogations ponctuelles se pose le double débat de la séparation de la sphère privée et de la sphère publique et celui de la représentation médiatique de la politique dans un monde qui valorise l’hyper-individualisme. Les questions sont liées. La sphère publique s’est privatisée, la sphère privée s’est marchandisée et les médias ont été un acteur important de ce double mouvement. Une politique de plus en plus désidéologisée et une large crise de la représentation y ont également contribué. La personnalisation de la politique a forcement transformé le message. En France, les «bons clients» — pour reprendre l’expression des animateurs vedettes qui ont tendance à prendre la place des journalistes politiques — sont des hommes ou des femmes politiques qui «assurent» le spectacle et qui parlent peu… politique. Le mélange des genres et la confusion des rôles sont une des grandes caractéristiques de la télévision contemporaine.

La «Politique distrayante»

Les talk shows à la mode adorent confronter un sportif, un héros de télé-réalité, une star… et un homme politique. Forcement, la composition du plateau et la logique même de l‘émission amènent ce dernier à «privatiser» son discours. Rien ne force les hommes politi-ques à participer à ce genre d’exercices et pourtant, à de rares exceptions près, par crainte de manquer de cette légitimité audiovisuelle qui remplace aujourd’hui toutes les autres, ils s’y précipitent. Le monde politique est co-responsable de cette situation, il n’a guère résisté quand il n’a pas lui-même accentué cette évolution. Certes la Belgique francophone n’est pas la France ni la Flandre qui, elle, pratique déjà largement ce mélange des genres télévisuels. Mais pour combien de temps encore? Un modèle dominant est à l’œuvre dans les médias.Voir à ce sujet .POLITIQUE n°38, février 2005, «RTBF: l’être ou le néant» et le hors-série n°4 de POLITIQUE, octobre 2005, «Télévision et démocratie» – la 83e Semaine sociale du MOC. «Nous avons besoin d’une émission où l’actu est couverte de manière divertissante. Je suis fan du Laatste show sur la VRT qui reçoit des politiques, des artistes, des sportifs…», confiait il y a un an, le directeur de la télévision de la RTBF Télémoustique du 19 janvier 2005… Tout un programme… À noter que jouant à front renversé, RTL-TVI (qui, il est vrai, a besoin de se relégitimer après sa décision de «délocalisation» luxembourgroise) vient d’installer une nouvelle émission politique Le Grand Défi.. en prime time : émission des plus classiques et des plus sobres permettant à un dirigeant politique de s’expliquer pendant près d’une heure. Sur la chaîne privée, 400~000 téléspectateurs ont suivi entre 19h40 et 20h30 une émission purement politique. La politique peut donc faire de l’audience en prime time: une camouflet le service public! Quant à la «politique divertissante», le sociologue des médias, Rémi Rieffel écrivait récemment que «la forme médiatique devient, aux yeux de certains, garante du fond civique et encourage une dépolitisation du public puisqu’elle tend à banaliser à l’excès le travail politique. Le téléspectateur est en vérité invité à porter sur la vie politique un regard de moins en moins politique» Dans Que sont les médias ? Pratiques, identités, influences, Folio actuel — inédit –, Gallimard, Paris, 2005, son dernier et excellent ouvrage, Rémi Rieffel consacre tout un chapitre à «la politique sous l’influence des médias»… À ce propos, il confronte différentes thèses et rapporte notamment cette dernière de Erik Neveu que nous partageons totalement..En fin de compte, à travers la confusion du privé et du public et le mélange de la politique et du spectacle, c’est bien tout le débat démocratique qui est menacé.