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Proposer des « utopies réalistes »

Le monde a beaucoup changé en moins de deux décennies. Bipolaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est subitement devenu unipolaire à la fin de la guerre froide. D’aucuns, dans la foulée du politologue Francis Fukuyama, ont alors annoncé la «fin de l’histoire» et l’avènement universel et définitif de la démocratie de marché, fondée sur l’équation selon laquelle la liberté des marchés garantit les libertés fondamentales. Cette illusion simpliste n’a guère perduré, même si elle a provoqué de sérieux dégâts dans plusieurs régions du monde : dégâts sociaux et financiers dans les pays sommés d’appliquer les préceptes du «consensus de Washington» ; dégâts environnementaux issus de la non prise en compte des «externalités négatives» ; dégâts culturels et militaires dans les régions où la «démocratie» était exportée à coups de marchandages diplomatiques, voire de bombardements. Ces dégâts ont motivé le réveil des «damnés de la terre», ce tiers-monde qui n’avait plus de raison d’exister depuis la «fin de l’histoire». Alors que l’on croyait l’Asie et l’Amérique latine terrassées par plusieurs années d’ouragan financier, la crise s’est révélée salvatrice. Des «utopies réalistes» sont nées, en même temps que le sentiment que les erreurs du passé ne pouvaient être dépassées que collectivement. Le G21 a bloqué les négociations de l’OMC, les pays asiatiques ont lancé l’initiative de Chiang-Mai pour anticiper d’éventuelles futures attaques spéculatives, plusieurs pays en développement ont remboursé de manière anticipative toutes les dettes qu’ils devaient au FMI pour s’affranchir de ses conditionnalités, les pays latino-américains ont lancé la Banque du Sud pour financer leur intégration et leur développement. Un monde multipolaire semble s’être ainsi mis en marche, mais de manière cacophonique et désordonnée, tant le processus se développe sur fond de crise du multilatéralisme. Entre-temps, la gauche européenne a laissé passer des opportunités historiques, comme l’harmonisation sociale et fiscale qu’elle a omis de troquer contre la mise en œuvre du marché unique tant désiré par les Britanniques. Progressivement, l’image d’une construction européenne se limitant à un vaste marché s’est généralisée, jusqu’à ce que les «non» au projet de constitution plongent l’Union européenne dans la pire crise de son demi-siècle d’histoire.

Une gauche désarçonnée

Tous ces événements ont profondément désarçonné la gauche européenne. Le matraquage orchestré en faveur du «tout au marché», de la «course à la compétitivité» ou de la «menace migratoire» a remis en question moult acquis idéologiques et profondément divisé la gauche. Par ailleurs, les désillusions enregistrées par la France de François Mitterrand et de son «programme unique» avec les communistes a laissé des traces : arrivé au pouvoir en 1981 après de longues années d’opposition, la gauche, via le gouvernement Mitterrand, se faisait un point d’honneur à tenir ses promesses électorales, en tout point opposées à la thèse reaganienne de la politique d’offre menée un peu partout en Occident. Décidé à mener une politique interventionniste de relance de la demande, le gouvernement français s’est cependant vite rendu compte que la pression des marchés était trop forte : la demande française ne pouvait indéfiniment absorber les produits exportés par l’offre états-unienne, japonaise ou britannique. Le déficit commercial qui se creusait inlassablement allait inexorablement déboucher sur une fuite des capitaux et sur l’effondrement du franc français. Quelques mois seulement après sa prise de pouvoir et la mise en œuvre des réformes progressistes, le président Mitterrand devait faire marche arrière et épouser à son tour la politique de l’offre et de la discipline de marché. Seul contre tous, un État, fut-il français, ne pouvait rien face aux forces d’un marché en phase de déréglementation et de globalisation. Tout cela n’a pas été sans conséquence sur l’articulation des forces de gauche. D’une part, la gauche communiste s’est effondrée en même temps que le Mur de Berlin. D’autre part, la gauche social-démocrate s’est laissée aspirer par les sirènes néolibérales. Dans le même temps, une gauche écologiste a tant bien que mal occupé l’espace qui s’est ouvert à la gauche du «libéral-socialisme». Il en a résulté un spectacle assez affligeant, où les gauches radicale, réformiste et écologiste ont passé une bonne part de leur temps à se déchirer. Mais plus grave encore a sans doute été que la gauche a en grande partie cessé d’être une force de propositions progressistes. Elle s’est limitée à tenter de contrer les «offensives néolibérales», en sauvant le peu qui pouvait l’être, et a de facto laissé le champ des propositions à la droite néolibérale ou néoconservatrice. L’agenda politique international s’en est retrouvé plutôt désespérant : il fallait désormais contrer les projets d’accord multilatéral sur l’investissement, de libéralisation des services publics, de démantèlement de la sécurité sociale, de guerre préventive et unilatérale. A contrario, celui qui osait évoquer la réforme du système financier international, l’annulation de la dette du Tiers-monde, l’évolution des salaires en fonction des gains de productivité ou un traité social européen était au mieux taxé de doux rêveur…

Passer à l’offensive!

Il y a deux conditions sine qua non pour que la gauche ait les moyens de changer la société du XXIe siècle. D’une part, elle doit retrouver la faculté d’insérer dans le débat politique des «utopies réalistes» à la mesure de ses idéaux, et donc passer à l’«offensive». D’autre part, elle doit avoir les capacités politiques de les appliquer, ce qui implique de construire des coalitions politiques majoritaires. En outre, si c’est au niveau international qu’elle veut opérer ce changement — niveau devenu incontournable pour résoudre les problèmes globaux liés aux changements climatiques, à l’instabilité financière ou au commerce mondial –, elle devra construire des alternatives globales soutenues par des majorités construites simultanément dans des dizaines de pays. Enfin, cela implique d’appréhender des alternatives collectives plutôt que d’alimenter la montée en puissance du repli sur soi et des rivalités entre blocs régionaux — le fantasme du «plombier polonais» ou la frilosité des pays industrialisés à offrir aux pays en développement davantage de droits de votes au sein des institutions internationales sont le contre-exemple de ce vers quoi il faudrait tendre. Il faudra pour cela clarifier le corpus idéologique de la gauche : garantir son caractère internationaliste et environnementaliste, viser la modernisation et l’extension des systèmes de sécurité sociale et faire de l’extension des libertés individuelles une condition du progrès social. Parallèlement, la gauche devra reprendre confiance dans la capacité des États à redistribuer les richesses et réduire les inégalités sociales, tout en faisant de la stabilisation du système global une priorité. À cette aune, il est urgent pour la gauche européenne de dépasser toute une série d’écueils qui l’ont paralysée depuis de nombreuses années. Elle doit d’abord et avant tout se réconcilier avec elle-même et sortir du cercle pervers de la diabolisation mutuelle, afin de privilégier des compromis majoritaires susceptibles de déboucher sur des décisions politiques concrètes. Cela passera immanquablement par de larges coalitions allant du centre à la gauche de la gauche, comme cela a récemment été possible au Brésil, en Italie ou en Inde, mais a échoué en Allemagne et en France. Elle doit ensuite se rapprocher des centres de recherche, think thanks et autres ONG, afin de se nourrir des «utopies réalistes» qui y sont élaborées. Elle doit également observer les évolutions en cours dans les autres parties du monde et créer de nouveaux types de coalitions internationales en faveur de la réforme des institutions financières internationales, des règles du commerce mondial, de la hiérarchie des normes ou de la fiscalité internationale. Mais cette démarche ne doit pas faire abstraction des défis intra-européens, tant ils paraissent de taille. Deux priorités s’imposent, en dehors des considérations institutionnelles rendues nécessaires suite à l’élargissement à douze nouveaux pays : d’une part, l’harmonisation sociale et fiscale au sein de l’Eurogroupe, via une coopération renforcée, afin de rattraper l’erreur commise il y a quinze ans et de contraindre les futurs candidats à l’euro à adopter la même mesure ; d’autre part, augmenter significativement les fonds structurels à destination des pays de l’Est, afin de financer en suffisance l’harmonisation par le haut des nouveaux États membres et de ne pas de facto privilégier une construction européenne se limitant à une vaste zone de libre-échange. Le monde en marche et en mutations semble nous offrir une opportunité de construire un monde multipolaire fondé sur le droit et la coopération internationale. Mais c’est loin d’être une fatalité. Ni le repli sur soi, ni l’instabilité croissante, ni la confrontation entre blocs ne sont exclus. À la logique du consensus de Washington, fondée sur l’uniformisation des politiques économiques nationales et la dérégulation du système mondial, doit se substituer une logique inverse, fondée sur l’appropriation des politiques locales et la régulation du système global. C’est là un chantier international majeur pour la gauche du XXIe siècle.