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Quand les caissières encaissent

Derrière la caisse des supermarchés, l’homme invisible est une femme surexploitée. Elle est priée de ne rien en faire apparaître et est mal payée pour cela.

« Une caissière doit être souriante et avoir une certaine courtoisie. Elle doit à la fois être rapide, méthodique et capable d’une certaine attention pour limiter le plus possible les erreurs de caisse. (…) Elle doit réaliser un certain rendement, généralement évalué par les sommes qu’elle a enregistrées et le nombre de clients reçus à l’heure. Ces chiffres sont comparés avec ceux de ses collègues (…). Dans les hypermarchés le rythme de travail est très irrégulier. Le soir et le samedi, une caissière de supermarché peut avoir jusqu’à 30 clients en une heure, et enregistrer 27 articles à la minute ! »

Horaires difficiles, possibilités de promotion limitées, nécessité d’une bonne résistance nerveuse : voilà comment le site distrijob.fr (un site de rencontre pour recruteurs et chercheurs d’emploi du secteur de la distribution) présente la fiche métier d’« hôtesse de caisse »… puisque, dans le grand nettoyage du langage, la caissière s’est hissée au rang d’« hôtesse », sans que sa rémunération ou ses conditions de travail n’en soient améliorées pour autant…

Ces « hôtesses », on peut effectivement dire qu’elles encaissent : pas seulement l’argent, mais aussi la mauvaise humeur du client, ses plaintes (parce qu’il n’a pas trouvé l’article en promotion, parce qu’il a dû faire la file trop longtemps à son goût, parce que les prix ne cessent d’augmenter…), tout en gardant l’inévitable sourire. Dans certaines formations, on appelle cela « Sbam » : sourire-bonjour-au revoir-merci.

Les horaires des supermarchés, aux heures d’ouverture de plus en plus larges, ne correspondent nullement aux obligations de la vie familiale…

On appréciera au passage l’intitulé féminin du métier : on parle encore plus rarement d’« hôte de caisse » et de « caissier ». De fait, la toute grande majorité du personnel de caisse est féminin (à l’exception très notable de Colruyt). C’est que les femmes ont ces qualités « naturelles » si précieuses pour la fonction : souriantes, patientes, capables sans rechigner de répéter des heures durant les mêmes gestes monotones… Des qualités tellement « naturelles », d’ailleurs, qu’elles ne sont pas considérées comme des qualifications. Et donc, pas rémunérées. Dans la grille des fonctions du commerce, les caissières sont tout en bas. Alors même que leur travail est reconnu, d’une certaine manière, dans sa dureté : si elles ne sont engagées qu’à temps partiel, c’est une question de flexibilité, certes, mais aussi de rende-ment. Monotonie, stress, «bip» pour chaque article scanné (20 bips à la minute)… cela vous use la plus motivée des hôtesses. Le poids des objets soulevés aussi : Anna Sam a calculé qu’une caissière soulève en moyenne 800 kg par heure[1. A. Sam, Les tribulations d’une caissière, Stock, Paris, 2008.], ce qui, même avec un contrat à mi-temps, fait tout de même quelque 14 tonnes par semaine ! Et cela, avec des gestes de rotation répétitifs responsables de nombreux cas de TMS, ces troubles musculo-squelettiques qui deviennent une véritable épidémie dans le monde du travail[2. Magazine .E-santé, 12 octobre 2008]. La Confédération européenne des syndicats y a consacré un colloque en octobre 2008…

Régime amaigrissant…

Le temps partiel et la flexibilité des horaires sont une autre caractéristique du travail des caissières. Il s’agit de s’adapter à la présence des clients, plus nombreux à l’heure de midi ou après 16h, le samedi ou à la veille des fêtes… Très hypocritement, les employeurs prétendent répondre ainsi aux demandes des femmes qui souhaitent concilier travail et vie familiale… étant entendu que seules les femmes doivent «concilier». C’est oublier la part de travail partiel involontaire, le temps plein ayant pratiquement disparu des offres d’emploi aux caisses; c’est oublier que même les «volontaires» ne font que répondre ainsi à une contrainte, celle du man-que de prise en charge des enfants… C’est oublier enfin que les horaires des supermarchés, aux heures d’ouverture de plus en plus larges, ne correspondent nullement aux obligations de la vie familiale…

Le temps partiel flexible induit un autre dégât collatéral : revenus insuffisants et horaires irréguliers accroissent la vulnérabilité par rapport aux «chefs». Obtenir un horaire plus « confortable » (congé le mercredi après-midi, ou pas trop de fermetures, par exemple) ou la chasse aux « heures complémentaires » voire le « droit » de travailler le dimanche (rémunéré à 300%, ne l’oublions pas !) implique une dépendance plus grande vis-à-vis des responsables qui ont la décision en main. Au mieux, les horaires sont distribués en tenant compte des obligations personnelles, de l’ancienneté, du « mérite »… Au pire, il s’agit de faveurs ou de passe-droits qui renforcent la soumission et dressent les caissières les unes contre les autres. L’action collective, déjà rendue difficile par les horaires éclatés, en est freinée d’autant. Ces difficultés sont analysées par Isabelle Ferreras dans un livre ardu mais passionnant consacré justement aux caissières de la grande distribution[3. I. Ferreras, Critique politique du travail – Travailler à l’heure de la société des services, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2007.].

Pour elle, l’organisation de travail qui les concerne est l’exemple même d’un « régime domestique », qu’elle oppose à un « régime civique démocratique », où chaque partie a droit à un égal respect et à une prise en compte de son point de vue. Quant à l’action syndicale, outre les obstacles déjà mentionnés, elle est également rendue plus difficile par des revendications difficiles à « chiffrer », comme davantage de justice dans la répartition des horaires ou le rapport au client. Car ce qui caractérise l’économie de services, dont la caissière est un exemple-type, c’est précisément le poids croissant du client : si les contraintes viennent de lui et non plus de la direction, comment s’y opposer ? Le même problème se retrouve dans la législation contre le harcèlement au travail : on peut se plaindre de l’attitude de collègues ou de supérieurs hiérarchiques, mais contre le client, que faire ?

Vous verrez : dans quelques années, quand les caisses seront automatisées, on s’apercevra avec stupeur de la perte de « lien social » et de la frustration des clients, notamment des personnes âgées, pour qui la caissière est parfois leur seul contact humain de la journée.

Au printemps dernier, la France a connu une grève importante des caissières, qui exprimaient par là un mal-être général. Elles ont obtenu… une (maigre) revalorisation de leurs chèques-repas.

Rapide, facile et amusant ?

Mais le monde évolue à grande vitesse et le sort des caissières avec lui. Revenons à notre « fiche métier ». Histoire de bien motiver la candidate, elle précise : « Les nouvelles technologies permettent déjà aujourd’hui de fiabiliser l’encaissement des marchandises sans autre intervention que celle du client lui-même. Des expériences ont déjà été menées dans ce domaine en France. Il est donc probable qu’à terme le métier de caissière disparaîtra. »

En Belgique aussi, on peut les voir apparaître, ces caisses automatiques où, comme à la banque, c’est le client qui travaille. « Rapide, facile, amusant ! », proclament les grands panneaux au bord de la rangée de caisses. On « s’amuse » comme on peut… D’ailleurs, pour que ce soit plus rapide et facile, une caissière est là pour vous aider… à supprimer son emploi. Évidemment, en attendant le système super intelligent qui ira chercher lui-même les produits dans le fond du caddie et faire l’addition sans que le client ne doive retirer les produits du chariot, le risque de vol est augmenté… et donc il faut davantage de contrôles. Du boulot pour les vigiles qui, eux, n’ont pas trop de souci à se faire pour leur emploi. Pour les employeurs l’argument mis en avant est le confort du client, grâce à la réduction des délais d’attente. Parfois même, ils avancent leur préoccupation pour le stress des caissières… C’est une façon radicale, en effet, de supprimer le stress en supprimant les caissières … On peut tout de même soupçonner une légère arrière-pensée : une caisse automatique ne tombe pas malade, elle ne râle pas sur ses conditions d’utilisation et ne se met pas en grève. Elle ne demande pas l’autorisation, entre deux pauses, d’aller aux toilettes… D’ailleurs, elle ne prend pas de pauses. Et surtout, à long terme, elle est bien plus rentable.

À partir d’une expérience menée à Rennes, l’économiste Jean Matouk a calculé que le coût d’une telle caisse (tenant compte de l’achat, la maintenance et la surveillance d’une caissière pour quatre caisses automatiques) reviendrait en France à 45% du Smic[4. J. Matouk, Rue89, 8 septembre 2008.]. On est donc là dans la traditionnelle substitution du capital au travail : gains de productivité entraînant un moindre coût des opérations de paiement dans la grande distribution.

Et le lien social ?

Vous verrez : dans quelques années, quand les caisses seront automatisées, on s’apercevra avec stupeur de la perte de « lien social » et de la frustration des clients, notamment des personnes âgées, pour qui la caissière est parfois leur seul contact humain de la journée. On s’apercevra d’une augmentation de la délinquance ou de ces « incivilités » qui empoisonnent la vie des honnêtes gens. Le même genre de phénomène que dans le métro : on a rem-placé le personnel dans les stations par des machines automatiques, et aujourd’hui, on réengage des stewards pour mettre de l’« humain » dans les stations. Or, vous ne vous en étiez peut-être jamais aperçu, mais la caissière, c’est un être humain… Alors, la prochaine fois, quand vous passez à la caisse, regardez l’être humain qui est derrière, dites-lui bonjour et souriez-lui même si vous, vous n’êtes pas obligé de le faire…