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Quatre États fédérés pour plus de démocratie

Johan Vande Lanotte n’a pas été le premier à défendre le principe d’une « Belgique à quatre ». Elle n’est pas non plus une « idée flamande ». Dans son élaboration, l’Institut Jules Destrée, ce think tank wallon, a joué un rôle majeur.

Écrivons le tout net. Lorsque, fin 2006, avec Jacques Brassinne et quelques administrateurs et collaborateurs de l’Institut Destrée, nous avons réactivé l’idée d’une Belgique fédérale fondée sur quatre régions[1.Jacques BRASSINNE de La BUISSIERE et Philippe DESTATTE, Un fédéralisme raisonnable et efficace pour un État équilibré, Namur, 24 février 2007. On trouvera le projet complet sur le portail de l’Institut Destrée : http://www.institut-destree.eu/Documents/Publications/2007-02-24_J-Brassinne_Ph-Destatte_Quatrieme-Voie_FR.pdf.], nous ne l’avons fait ni pour sauver la Belgique, ni par solidarité ethnique avec les francophones de Bruxelles, ni pour agacer la Flandre, ni par sympathie paternaliste pour les germanophones. Si nous avons travaillé à nouveau cette idée, c’est avant tout pour répondre aux questions qui se posent à la Wallonie. Les attentes de progrès en termes de démocratie et de développement y sont manifestes. Rien ne peut nous laisser croire que la situation pourrait évoluer rapidement car les signaux manquent d’une transformation radicale et fulgurante par une mobilisation des forces vives régionales Philippe DESTATTE, Liège 2017 : une voie pour la métamorphose de la Wallonie, Namur, 24 novembre 2012. http://phd2050.wordpress.com/2012/11/25/liege-2017-une-voie-pour-la-metamorphose-de-la-wallonie/… Même si certains appellent de leurs vœux de réelles mutations .Appel pour un contrat sociétal wallon, dans La Libre Belgique, 4 mars 2011. .http://www.college-prospective-wallonie.org/Appel_Contrat-societal.htm… C’est dire si la Wallonie doit mettre son redéploiement personnel tout en haut de la liste de ses tâches. Dans tous les secteurs. Et donc aussi dans le domaine institutionnel.

Un projet inscrit dans la continuité et la durée

Les idées présentées ici n’ont pas émergé soudainement. Dès le 3 mai 1889, la loi relative à l’emploi de la langue flamande en matière répressive identifiait, par arrêté royal, l’appartenance de chaque commune belge à un rôle linguistique et commençait donc à dessiner juridiquement les Régions dans la Belgique indépendante. La loi concernant l’emploi des langues en matière administrative du 31 juillet 1921, et surtout les lois linguistiques adoptées en différentes matières dans les années 1930, après le « Compromis des Belges », ont consacré le principe de l’unilinguisme régional partout sauf à Bruxelles. Depuis la loi du 2 août 1963 sur l’emploi des langues en matière administrative et les lois subséquentes coordonnées du 18 juillet 1966, les limites des quatre régions linguistiques n’ont plus été modifiées : elles ont servi implicitement et explicitement de matrices au processus de régionalisation. Les différents pouvoirs constituants qui se sont préoccupés de remodeler l’État ont tenu compte de ces dispositions puisque toutes les élections, en dehors des élections fédérales, sont fondées sur les Régions.

« Le projet volontariste d’un fédéralisme raisonnable et équilibré, fondé sur quatre Régions égales en droit est simple, pédagogique et facilement appropriable par les citoyennes et les citoyens, ce qui constitue une véritable innovation. »

Ces idées s’inscrivent aussi dans une longue affirmation de fédéralisme régional qui, en Wallonie, remonte au XIXème : il prend corps avec le projet défendu par Georges Truffaut et Fernand Dehousse en 1938 lorsque ces deux Liégeois, l’un plutôt libéral et l’autre franchement socialiste, publient leur projet intitulé L’État fédéral en Belgique. La pierre angulaire de ce projet tient en trois phrases : Institution nouvelle, la Région est la base de l’État fédéral. Elle détient tous les pouvoirs que la Constitution fédérale n’attribue pas expressément au pouvoir central. Sa structure est identique en Wallonie, en Flandre et à Bruxelles (…) Georges TRUFFAUT et Fernand DEHOUSSE, L’État fédéral en Belgique, p. 18, Liège, Éditions de l’Action wallonne, 1938 Déposé à la Chambre le 1er juin 1938 par trois députés socialistes wallons, la proposition de révision constitutionnelle inspirée par ce projet ne fut pas prise en considération. Ce n’était toutefois que le premier texte d’une longue série Voir Paul DELFORGE, Un siècle de projets fédéralistes pour la Wallonie, 1905-2005, Namur, Institut Destrée, 2005. Les projets fédéralistes régionaux de cette nature se sont en effet multipliés depuis cette époque, au sein ou en dehors du Mouvement wallon. C’est probablement Robert Collignon, juriste et parlementaire, qui, le premier, en 1989, a esquissé un schéma fédéraliste, uniquement territorial, basé sur les quatre régions linguistiques reconnues depuis le 24 décembre 1970 par l’article 4 de la Constitution : la région de langue française, celle de langue néerlandaise, celle de langue allemande, et la région bilingue de Bruxelles-Capitale, comprenant les dix-neuf communes[2.Robert COLLIGNON, La Communauté française ou le paradoxe de la réforme de l’État, dans A l’enseigne de la Belgique nouvelle, Revue de l’ULB, Bruxelles, 1989, 3-4, p. 179-181.]. Ce qui a frappé très tôt certains observateurs parmi les plus attentifs de la réforme de l’État, c’est d’une part le caractère intangible de ces régions linguistiques, qui ne peuvent être modifiées que par le vote d’une loi à majorité spéciale impliquant l’accord de la Flandre et de la Wallonie et, d’autre part, le fait que ces régions linguistiques sont devenues un élément fondamental de la structure interne de la Belgique puisque, prises seules ou deux à deux, elles forment soit les régions soit les communautés[3.Jacques BRASSINNE, La Wallonie et la réforme de l’Etat, dans La Wallonie au futur, Sortir du XXème siècle, évaluation, innovation, prospective, p. 262-263, Charleroi, Institut Destrée, 1999.]. Dès 1998 en effet, dans un effort prospectif d’analyse du fédéralisme à la belge réalisé dans le cadre des travaux La Wallonie au futur, Jacques Brassinne décrivait la tendance implicite à la reconnaissance de l’existence de quatre entités. Calquées sur les quatre régions linguistiques, on peut envisager l’existence in abstracto de quatre entités fédérées nanties d’une large autonomie ayant des compétences à la fois dans les matières régionales et communautaires. L’évolution qui se dessine depuis quelques années va dans ce sens et un certain nombre de faits semble vouloir le confirmer.[4.Ibidem, p. 272.] Le vice-président du CRISP et de l’Institut Destrée ne cachait évidemment pas les réticences potentielles flamandes envers ce modèle, ni le fait que ce processus prendrait du temps : en renforçant leurs compétences, ces quatre entités pourraient se développer d’une manière autonome dans le cadre de la Belgique fédérale, soit en dehors de celle-ci[5.Ibidem, p. 273.].

Quatre Régions fédérées aux territoires définitivement reconnus

En 2006 et 2007, à la veille de ce que d’aucuns qualifiaient de futur affrontement communautaire, il nous est apparu nécessaire d’émettre sur ces bases une proposition constructive de réforme de l’État qui puisse mettre fin au face à face stérile sinon pernicieux entre francophones et néerlandophones. Nous estimions en effet indispensable que la Wallonie puisse disposer d’une vision prospective, d’un objectif institutionnel à atteindre tout en étant conscients qu’une telle transformation des institutions fédérales, communautaires ou régionales n’était pas immédiatement réalisable. Nous pensions que disposer d’un modèle clair, même portant sur un horizon lointain, constitue un atout stratégique indéniable pour tous ceux qui voudraient faire progresser les institutions de la Belgique de manière raisonnable et efficace. La nouvelle Belgique dont nous rêvons serait un État fédéral composé de quatre Régions fédérées : la Flandre, la Wallonie, Bruxelles et la Région germanophone. Elles seraient égales en droit et auraient un territoire définitivement fixé et reconnu. Elles disposeraient des mêmes compétences et les exerceraient, respectivement, dans des matières identiques, uniquement sur leur propre territoire. Pour éviter de nouvelles contestations et discussions stériles, les frontières des quatre Régions ne pourraient plus être changées et seraient fixées sur la base actuelle, qui est celle qui a été fondée voici déjà plusieurs dizaines d’années. Les quatre Régions, chacune pour ce qui la concerne, seraient compétentes pour toutes les matières qui ne sont pas attribuées formellement à l’État fédéral par la Constitution. Afin que les Régions puissent pleinement assumer leurs responsabilités, elles seraient également responsables pour tout ce qui concerne les enseignements primaire, secondaire et supérieur, la recherche scientifique dans toutes ses composantes, ainsi que pour la culture et les matières personnalisables. Les quatre Régions fédérées assumeraient la pleine responsabilité de leurs actes politiques. La détermination des impôts fédéraux et des impôts régionaux serait établie de telle manière que toutes les entités puissent se financer par elles-mêmes. Le pouvoir fédéral exercerait ses compétences dans les matières suivantes : la cohésion économique, sociale et monétaire dans le cadre européen, la politique étrangère, la défense, la justice, la police fédérale, la sécurité sociale (solde de ce qui ne sera pas transféré par la réforme de 2011-2013), les pensions, la santé publique, la dette publique, l’octroi de la garantie de l’État, la fiscalité fédérale, la coordination dans le domaine de la recherche scientifique. Outre l’Exécutif, les institutions fédérales se composeraient d’une Chambre de cent-cinquante députés élus au suffrage universel dans quatre circonscriptions électorales régionales, proportionnellement à la population de chacune des quatre Régions, selon le système électoral fixé par la Chambre. Quant au Sénat, il deviendrait une véritable Chambre des Régions composée de soixante sénateurs élus par chacun des Parlements régionaux. Les compétences du Sénat porteraient à la fois sur la prévention et le règlement des conflits d’intérêts entre les entités fédérées, sur des compétences conjointes avec la Chambre, notamment sur les lois à adopter à une majorité spéciale. Le Sénat disposerait d’un droit d’évocation dans les autres matières. Le vote des propositions et projets de loi y serait conditionné à l’obtention de la majorité absolue dans chaque groupe territorial. Afin de favoriser une entente durable entre les Régions fédérées, il sera nécessaire d’identifier et de renforcer les mécanismes de coopération entre l’État fédéral et les Régions fédérées mais également entre les quatre Régions fédérées elles-mêmes. Les mécanismes de coopération porteront aussi sur les domaines économique, social et fiscal. Chaque Région s’engagerait, conformément à la Constitution, à respecter les Droits de l’Être humain, les libertés fondamentales et les droits des minorités, conformément à la Convention-Cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales. Le projet volontariste d’un fédéralisme raisonnable et équilibré, fondé sur quatre Régions égales en droit est simple, pédagogique et facilement appropriable par les citoyennes et les citoyens, ce qui constitue une véritable innovation. Sa vertu profonde réside dans le fait qu’il permettrait de faire échapper la Belgique à la logique néfaste de l’affrontement entre les clans linguistiques, de rompre le face à face destructeur en recherchant un nouvel équilibre. Le fédéralisme à quatre Régions égales en compétences permettrait de donner à Bruxelles une vraie chance de trouver une cohésion territoriale répondant aux multiples enjeux que cette Région doit relever : capitale européenne, métropole multiculturelle, désindustrialisation, paupérisation urbaine, etc. La Région germanophone pourrait émerger sur le plan des compétences régionales et contribuer à l’équilibre de l’ensemble. La Flandre y trouverait l’occasion d’un redéploiement territorial sur la métropole anversoise et d’un affaiblissement des démons du nationalisme belliqueux, opposé au nationalisme amoureux, pour reprendre la typologie de l’historien Pierre Nora. Quant à la Wallonie, elle pourrait sortir l’enseignement, la recherche et la culture de leur ghetto moral et financier : à l’heure de la société de la connaissance, elle retisserait enfin ces compétences essentielles avec celles de l’aménagement du territoire, de l’action sociale et du développement des entreprises.

Un triple renversement platonicien

Nous n’ignorons évidemment pas les difficultés de l’entreprise. Elle nécessite quelques renoncements majeurs et un triple renversement platonicien. D’abord, que les habitants des dix-neuf communes s’assument en tant que Bruxelloises et Bruxellois, vivant dans une Région bilingue flamand-français, allant dans des écoles où se pratiqueraient ces deux langues, sinon trois avec l’anglais. Les francophones renonceraient dès lors et clairement à leur suprématie dans la capitale au profit d’une nouvelle ouverture d’esprit. Ensuite, cette entreprise impose que les Flamands clarifient leur position en installant leur capitale régionale en Flandre. Ils y gagneront assurément en visibilité européenne et mondiale. Enfin, elle nécessite que les Wallonnes et les Wallons, d’une part, et les germanophones, d’autres part, prennent définitivement leur destin en main en se construisant un avenir dans lequel ils valoriseront leurs propres forces, confiants dans les qualités qui sont les leurs. Au XXIème siècle, la querelle entre néerlandophones et francophones apparaît de plus en plus comme une bagarre de dinosaures. Les communautés linguistiques sont des reliquats d’un passé dont il faut tourner la page pour laisser la place à un dialogue constructif entre quatre État (con)fédérés dans lesquels s’émancipent Flamands, Bruxellois, habitants de la Région de langue allemande et Wallons : qu’ils s’emploient enfin à accomplir l’exigence partagée de plus de démocratie et d’un meilleur développement ! Ici, mais aussi ailleurs…