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Que du bonheur

Dans toute langue, il y a le signifiant et le signifié. Chaque mot est censé porter un sens et quand ce n’est pas le cas, quand le mot a des acceptions diverses, les dictionnaires sont là pour en faire le relevé minutieux, pour en décliner les nuances et les évolutions. Mais dès qu’on entre dans le domaine du sport, qui est un grand producteur de discours, qui a ses journaux, ses émissions, ses interviews d’avant et d’après match, on voit se perdre le sens des mots et s’inventer une langue étrange, perverse, proprement décérébrée. Tous les journalistes sportifs francophones, tous les commentateurs, interviewers, éditorialistes, semblent parler le français, ainsi que tous ceux qu’ils interviewent à longueur de colonnes et d’émissions. Leurs mots sont apparemment français, ils figurent bien dans les dictionnaires, mais ils ont un autre sens. Ces mots ne sont pas nombreux, mais ils sont obsessionnels, ils reviennent constamment à la charge, ils forment un discours à eux seuls. Ils inventent le sport plus qu’ils ne le disent, loin du réel, le plus loin possible même, comme le font ces émissions télévisées dites paradoxalement de «téléréalité». Il ne s’agit pas ici d’un problème de jargon, qu’on rencontre dans tous les domaines d’activité humaine, mais bien d’un détournement de vocabulaire, d’un affaiblissement du sens qui va jusqu’à sa disparition, et qui finit par contaminer tout le champ lexical, au-delà de son usage strictement sportif. En football, il y a deux mots clefs : le «rêve» et la «fête». La «fête» est essentiellement employée de façon négative. La fête est souvent gâchée, par des supporters violents, par des siffleurs de Marseillaise, des banderoles insultantes, des fautes de jeu ou d’arbitrage. Et quand rien de tout cela ne s’est produit, il nous reste à croire que fête il y a eu. Mais quelle fête au fait ? Et pour qui exactement ? Au football, il y a d’une part un match et d’autre part un spectacle. Tout y est minuté et codifié, immuable et répétitif, sono, slogans, bières et hot-dogs, clairons et drapeaux. On se fait à l’avance «une fête» de se plonger dans cette ambiance fusionnelle, où les codes sociaux habituels sont mis entre parenthèses, oubliés, transformés. Mais pour que la fête soit réussie, il faut que le spectacle ne soit pas trop mauvais. Rien de plus versatile que la foule. Les joueurs ne sont pas souvent «à la fête» : certes, jouer au football est un plaisir mais aussi une souffrance, décuplée par les enjeux, par la nécessité de vaincre, de garder sa place, de sauver la face. La fête est rare finalement, même quand elle n’est pas gâchée… Alors, le rêve… Il est devenu un impératif : «Faites-nous rêver !», intime tel journal au matin d’un match important. «L’équipe de France ne fait plus rêver», déplore Platini, l’ancien joueur devenu président de l’UEFA. Le mot «rêve» n’était jamais employé, s’agissant de football, avant les années 80. Depuis, il est mis à toutes les sauces sportives. Que s’est-il passé pour que ce qui était de l’ordre de l’intime (le désir enfantin de devenir un champion) se change en mot d’ordre collectif, proclamé, revendiqué ? Quel rapport entre le rêve, c’est-à-dire l’imaginaire, et le foot, sport particulièrement terre à terre ? Le foot ne se rêve pas, il se vit, se vautre, se consomme instantanément. Les joueurs et surtout le public passent d’une seconde à l’autre de l’extase à l’abattement, du silence à la surexcitation. Un match, c’est de la fureur soudaine et de la jouissance immédiate. A la fin, la fièvre retombe comme elle est montée, d’un seul coup. Les sorties de stade sont des marches feutrées, comme dégrisées. Au fond, l’impératif de la fête et du rêve n’est jamais qu’une invention de managers et autres storytellers… Et les joueurs, leurs employés, ont bien appris la leçon : à l’interview, ils s’obstinent à nous dire qu’ils n’éprouvent «que du bonheur» !