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Questions à mon fabricant de journaux

La série récente «Le seize est à vous» soulève une série de questions. Il ne s’agit pas seulement du comportement de la jeune génération de politiciens, mais aussi du rôle des rédactions politiques et des médias en général. Cette série en dix épisodes qui couvre 193 jours de démêlés politiques est maintenant derrière nous. C’était un «travail journalistique impressionnant» selon Peter Vermeersch (De Standaard 13 février), rédacteur en chef du journal qui cite «un ancien collègue ayant acquis lui-même une certaine notoriété nationale dans les années 1970-80 avec des reconstitutions politiques». Ce fournisseur anonyme d’applaudissements est, j’imagine, Hugo De Ridder. Il est l’homme qui a amené «la personne derrière le politicien» dans l’analyse journalistique. D’abord, en 1970, dans une série de dix portraits politiques qu’il a publiés avec Frans Verleyen. Plus tard, à l’automne 1986, il a poursuivi sur sa lancée avec son «Geen winnaars in de Wetstraat». Dans ce livre il passe au scalpel trois moments cruciaux de la politique du début des années 1980. Il introduit la formule du docu-drame et se met au travail avec une véritable approche théâtrale. Il y a chez lui, y compris dans ses livres ultérieurs d’ailleurs, beaucoup d’attention au décor dans lequel les politiciens évoluent : un appartement du Premier ministre, une résidence de vacances d’un autre acteur politique. Les palabres décisives reçoivent une dimension supplémentaire parce que De Ridder décrit aussi la scène : le micro défaillant dans la salle d’hôtel lors d’une ultime délibération, les croissants froids dans l’assiette du président de parti. Le lecteur est au premier rang. Il observe la dépression de Karel Van Miert, l’irritation de Léo Tindemans, l’ambition de Marc Eyskens, l’angoisse de l’échec de Wilfried Martens. Ce que De Standaard a apporté durant les deux semaines écoulées a été rédigé avec une technique dramatique semblable. Les entretiens qu’il rapporte ont lieu dans un restaurant deux étoiles de la région d’Ypres ou au Lijsterbes à Berlaar, dans les tribunes de football du Standard, dans le froid Hôtel Bristol Stéphanie, dans un restoroute le long de la E40. De Wever se trouve dans une friterie anversoise quand Somers l’appelle. Un autre endroit mentionné paraît tristounet : «On se trouve dans une salle de réunion nue avec une petite table garnie de deux paniers de peanuts. Il y a de l’eau plate et du café». Les personnages ne sont pas des figures froides, contrairement aux lasagnes qu’on leur sert. De rage, nom de dieu, De Wever roule presque dans le fossé. De Gucht sirote un excellent vin. Van Rompuy bout intérieurement et montre à d’autres moments un «sourire cynique». Avec cette technique, le projecteur est braqué sur la personne et la personnalité du politicien, des données cruciales pour celui qui veut s’y retrouver. Le résultat est une galerie de portraits passionnante, croquée avec une plume acérée, voire parfois impitoyable. (Ajoutons cependant qu’avec cette approche psychologisante, les groupes de pression disparaissent hélas complètement de notre vue.) Globalement la série livre une description pénétrante du ménage fédéral. C’est ainsi que l’on est frappé par le fait que les acteurs principaux sont poussés par des considérations de pouvoir politique et d’instrumentalisation technique. Formulé autrement : les motivations morales, éthiques ou idéologiques sont rarement décisives. Si une bouffée de philosophie politique vient à émerger, il apparaît qu’il s’agit d’une éthique de circonstance. (C’était d’ailleurs aussi la conclusion de De Ridder en 1986. Les trois phrases qui précèdent auraient pu sortir de la recension de son livre que je fis alors. Les choses ont-elles tellement changé ?) Le lecteur a eu droit à un travail journalistique impressionnant, il n’y a aucun doute là-dessus. So far , so good. Mais il me vient aussi des questions. Elles touchent au caractère pertinent ou non de l’épisode décrit et à l’impact de l’information politique en général, des docu-drames en particulier. «A l’étranger on ne se rend pas encore compte qu’un gouvernement fédéral n’a plus tant d’importance dans ce pays» (éditorial de Guy Tegenbos, De Standaard, 15 novembre 2007). La formation du gouvernement nous est décrite en millions de mots. Certains d’entre eux me frappent particulièrement tant ils sont surprenants. Ils se trouvent dans un commentaire de Guy Tegenbos au sujet des préoccupations venues de l’étranger à propos de notre situation. Il est inutile de s’en préoccuper, dit le journaliste, car nous pouvons sans problème nous passer quelque temps de ministres fédéraux. Les décisions vitales sont en général prises ailleurs : au niveau européen, dans les exécutifs régionaux et en sous-traitance par les partenaires sociaux. Un écho de cette vision de la Belgique se retrouve dans un article écrit le 17 décembre 2007 dans le New York Times par Roger Cohen, rédacteur en chef du International Herald Tribune : «Un pays dont l’économie est largement régulée par les banquiers de la BCE, qui contrôlent l’euro, a-t-il réellement besoin d’un gouvernement ?» Mais ce manque de considération concerne-t-il seulement l’étranger, ou bien cette prise de conscience n’a-t-elle pas encore fait son chemin dans les salles de rédaction belges ? Parce qu’il y a quelque chose qui cloche : relativiser l’importance d’un gouvernement fédéral et malgré tout remplir des centaines de pages d’articles et de nombreuses heures à la radio et à la télévision sur tel ou tel acteur politique, jour après jour, pendant des mois, d’abord avant les élections, puis après ?! On entend alors dire que les gens aiment lire, entendre, et voir ce genre de choses. D’un point de vue commercial, c’est incontestablement un argument valable. Ces histoires font grimper la vente de journaux et les chiffres d’audience. Mais la justification vacille dès que l’on pose la question de savoir s’il est responsable de développer une fixation aussi largement répandue sur les politiciens nationaux. Il y a tant d’autres rues, même bien plus larges, que la rue de la Loi. Cela s’appelle «multilevel governance» dans le nouveau jargon scientifique. Il y a quelques années déjà, Rik Coolsaet écrivait au sujet de l’internationalisation de la politique belge. Evita Neefs en parlait il y a peu dans un commentaire sur le poids des États-Unis et de leurs élections sur notre vie : «Les décisions américaines sont ressenties jusque dans le coin le plus reculé de la planète. La crise des taux hypothécaires américains touche les banques en Europe. La soif inextinguible de pétrole des Américains fait la richesse des cheiks arabes. Le refus américain d’un mode de vie plus vert fait fondre la glace au Pôle nord et provoque l’inondation des régions côtières en Asie. Un dollar affaibli et un déficit budgétaire énorme surchargent l’économie mondiale. Il faudrait donc que le monde puisse se faire entendre». (De Standaard, 3 janvier 2008) Mais en même temps que l’internationalisation de la politique belge, la «nationalisation» de l’information à son sujet augmente également. C’est surtout la dimension européenne qui est reléguée dans l’ombre par tous les medias. Dans le monde de la presse écrite et audiovisuelle, ce sont encore toujours les rédactions de la rue de la Loi qui reçoivent le plus de ressources humaines, de colonnes et de temps d’antenne. Le citoyen/électeur a donc reçu beaucoup de politique fédérale dans son assiette ces derniers mois. Cette information n’est pas du tout inutile, mais elle continue à présenter un menu partial. (Au passage : j’aurais préféré sentir un peu moins le souffle du marketing dans l’annonce de la série en dix épisodes. «Une série pleine de révélations sur la crise la plus noire de l’histoire de Belgique» titrait le journal. Allo ? Et les années trente, la collaboration pendant l’occupation allemande, la question royale, la guerre scolaire, c’était quoi ? La reconstitution n’a pas la portée historique qu’elle s’octroie elle-même. D’ailleurs à bon vin point d’enseigne.) «Il est étonnant de voir à quel point des politiciens qui existent à travers les medias sont en même temps avides de se saisir de chaque signal de ces médias et de l’interpréter comme un message direct de l’opinion publique.» (éditorial de Bart Sturtewagen, De Standaard, 8 février) La recherche sociologique n’est arrivée jusqu’à présent à mettre en évidence que quelques rares lois scientifiques. Mais l’une d’elles tient bon depuis des décennies : «Si les hommes définissent des situations comme étant réelles, alors leurs conséquences le deviendront également». La citation ci-dessus, issue d’un récent commentaire de Sturtewagen traduit parfaitement ce point de vue. Des politiciens lancent des demi-vérités, des suppositions et des rumeurs, que les journalistes diffusent avec empressement. Ensuite, grâce à ce passage par la rue de la Loi, les signaux de la réalité virtuelle sont transformés en réalité objective. L’histoire racontée par ce journal sur la formation du gouvernement laisse donc bien entrevoir, comme l’écrit Sturtewagen, que les médias créent des faits politiques via leur propre diffusion d’information et sont donc dans ce monde un acteur de premier plan. Certains journalistes disent d’eux-mêmes qu’ils se trouvent à la marge de la politique, en observant à distance et en rapportant ce qu’ils observent. Cette image n’est pas tenable. Il s’y ajoute le fait que les messages politiques, et ce depuis quelque temps déjà, n’atteignent le citoyen que quasi exclusivement via la presse. Les chaires d’où les politiciens pouvaient s’adresser directement au peuple ont disparu : la maison du peuple des socialistes et le café des gildes des démocrates-chrétiens ne sont plus là, les journaux de partis comme le Vooruit, la Volksgazet et Le Peuple gisent depuis longtemps au cimetière, les autres journaux se sont émancipés, et les «émissions pour des tiers» de la chaîne publique se sont considérablement amincies. On peut vraiment dire que nous nous trouvons devant une exclusivité de fait des médias. Cela renforce l’impact de leur diffusion d’information, certainement lorsque les récits sont présentés sous la forme de docu-drames. Plus important encore est le timing particulier de la série «Le seize est à vous». Hugo De Ridder publiait son récit dès qu’un épisode était achevé. Maintenant le docu-drame tombe en plein milieu. Cela a incontestablement des conséquences pour le déroulement ultérieur de la formation du gouvernement et pour la perception de l’électeur. «Des médias sérieux ne doivent pas être eux-mêmes l’objet de l’information» (éditorial de Peter Vandermeersch, De Standaard, 13 février). Cette petite phrase est issue d’un plaidoyer pro domo dans lequel Peter Vandermeersch, rédacteur en chef général, discute les critiques des collègues sur la série. On attend des médias sérieux qu’ils rapportent l’information, dit-il, pas qu’ils deviennent eux-mêmes l’information. Ce point de vue soulève des questions. Il y a environ cinq ans Peter Vandermeersch écrivait quand même que le journaliste n’était pas un simple spectateur : «Celui qui affirme cela est un menteur ou un naïf. Les médias sont, consciemment ou non, des acteurs» (De Standaard, 15 octobre 2003). Cette déclaration signifie que la presse peut et doit être un objet de débat public (et donc d’information). Voyez la VRT, la chaîne publique qui a suscité la discussion sur la formation du gouvernement près de deux cents fois dans les programmes comme Terzake, De Zevende Dag, et De Keien van de Wetstraat. Tout le landerneau politique a été interrogé, fouillé, inspecté, et parfois à moitié «déshabillé». Y-a-t-il eu une seule émission où le rôle politique et l’impact de sa propre rédaction ait été examinée de façon critique ? Non. Cela me fait penser à ce que j’ai entendu dire à Bruxelles par Carl Bernstein, le journaliste de l’affaire du Watergate : «Nous sommes arrogants. L’exigence de transparence que nous avons à l’égard des autres, nous refusons de l’appliquer à notre propre monde». La critique des médias est un sujet qui devrait être mis à l’agenda en premier lieu par le secteur lui-même. Mais cette tâche est trop importante pour la laisser aux seuls gens des médias. Dans certains pays il existe des instituts indépendants qui font un screening de l’objectivité, de la qualité et des dérapages politiques. On en trouve des exemples en Amérique avec Media Matters for America (www.mediamatters.org) et la Columbia Journalism Review de l’université de Columbia (www.cjr.org). En Belgique francophone un groupe d’usagers de la presse écrite et audiovisuelle a tenté de mettre sur pied quelque chose de semblable. L’initiative vit toujours mais a été absorbée dans un ensemble plus large : «Consoloisirs, activistes du temps libre» (www.consoloisirs.be) Les révélations apportées par De Standaard comportent aussi un revers pour les médias eux-mêmes. Ce que la presse, parfois à grands roulements de tambour, a communiqué et analysé en temps réel, s’est trouvé plus d’une fois à des milles de la réalité. Il y a une explication à cela, écrit ce journal : «Plus la communication est intense et rapide, plus le processus devient chaotique et incompréhensible» (8 février 2008). Le danger est réel que les journalistes eux-mêmes aient à faire face à la question «Qui croit encore ces gens ?». Une évolution de ce type n’est certainement pas un fait divers. En guise de conclusion : la plus-value de la reconstitution réalisée par De Standaard se trouve selon moi dans les questions incontournables qu’elle suscite. Sur le rôle politique des médias très certainement. Mais aussi, à ne pas oublier, sur le comportement de la dernière génération de politiciens. Pourquoi donc ce manque de discrétion ? Pourquoi cette tendance obstinée à jeter sur la place publique les secrets de cuisine ? Est-ce que cette génération est à ce point inquiète du verdict de l’histoire qu’elle veuille voir acter ses hauts faits dès aujourd’hui ?