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Questions pour un champion

D’abord les faits : le Français Philippe Croizon a traversé la Manche à la nage, le samedi 18 septembre 2010, en 13 heures 13. Puis les questions : pourquoi le journal L’Equipe n’a-t-il pas mentionné cette performance ? Pas une ligne dans les éditions de dimanche et lundi. Ni un mot dans Stade 2, l’émission sportive dominicale de France 2. Pourquoi Philippe Croizon a-t-il reçu un message de félicitations de Nadine Morano, ministre de la Famille, mais aucun de Roselyne Bachelot, ministre des Sports, ni de Rama Yade, secrétaire d’État aux Sports ? L’exploit de Croizon a eu du retentissement, mais davantage dans la presse régionale que nationale, et nulle part dans la presse sportive. Pourquoi ? Sans doute pour la même raison qui vaut au champion des éloges très particuliers : tous parlent de courage (immense), de volonté (exceptionnelle), d’état d’esprit (hors du commun), tous parlent de leçon de vie… Vous avez compris : Croizon n’est pas un sportif conforme, il ne correspond pas aux canons du genre. En fait il n’a ni bras ni jambes, il a été amputé des quatre membres, en 1997, à la suite d’un accident. Il a traversé la Manche aidé de deux prothèses jambières. Longtemps, les rapports entre sport et handicap furent des rapports de négation. Le sport, dans sa quête de perfection, était précisément ce qui niait l’imperfection des corps. Celle de monsieur et madame tout-le-monde, bien sûr, mais surtout, par dessus tout, celle des êtres « contrefaits », tels qu’on les exhibait dans les foires. Ces monstres, ces modèles d’inhumanité, exposés comme des négatifs de l’image que l’Homme avait prétendu se faire de lui-même dès l’antiquité, dans la statuaire grecque, à l’époque même où il créait les Jeux olympiques. Les Jeux de Berlin en 1936, filmés par Leni Riefenstahl, ont quintessencié cette image dans un contexte politique qui ne laissait place à aucune équivoque : c’était bien le surhomme que le sport était tenu de célébrer. Il n’était seulement pas prévu que le triomphateur des Jeux serait un homme noir, Jesse Owens, préfigurant à lui seul la défaite du nazisme. Et posant ainsi un jalon lointain, pour que se redéfinissent un jour, peu à peu, péniblement, les rapports entre sport et handicap. Aujourd’hui, on n’est plus dans la négation, ni dans l’antinomie absolue. Mais on est bien dans des rapports d’exclusion. Contrairement au sens initial du mot « handicap » qui voulait égaliser les chances des compétiteurs et donc organiser des compétitions ouvertes à tous, on a créé des Fédérations handisport et des Jeux « paralympiques ». Cette dernière expression est particulièrement significative. Le préfixe « para » veut dire « à côté » : pas question de mélanger les sportifs handicapés et les sportifs « à la grecque »… Mais cette séparation n’est pas qu’institutionnelle. Elle est partout, ses racines sont profondes, elles plongent dans nos inconscients. Il suffit de voir comment sont médiatisées les compétitions réservées à ces sportifs mis à l’écart. Rien ou presque, quelques entrefilets, quelques images en fin de journal télévisé, quelques podiums surtout. Rien à voir avec le déploiement médiatique autour des grands événements sportifs mondiaux, les directs, les heures de retransmissions, les plateaux géants, les cérémonies à n’en plus finir. La télévision choisit clairement le héros antique, le modèle grec. En somme, pour elle, qui prolonge notre regard, le champion ne peut être handicapé. Comme elle, nous admettons que le champion soit un archétype, mais nous voulons qu’il soit notre archétype, qu’il nous appartienne et nous représente, nous voulons croire que cet idéal humain ne nous est pas totalement inaccessible. Combien de parents n’ont pas rêvé que leur enfant devienne ce champion ou cette championne, hors du commun ?… Et combien de temps faudra-t-il encore pour qu’un champion paralympique puisse remplir le même office, et cesser d’être l’archétype de l’Autre ?