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Rob Hopkins : « Mettre l’accent sur le positif » (uniquement en ligne)

« Faire reproche au mouvement de la Transition de ne pas s’engager dans le système politique des partis, c’est comme critiquer une cuiller pour ne pas être très utile à couper le pain. »

Bien que les initiatives de transition ne pénètrent pas l’arène de la politique en tant que telle, elles promeuvent certaines valeurs – l’inclusion sociale, le passage à des modes de comportement plus durables, et la relocalisation des activités économiques – qui s’inscrivent dans le débat politique. Comment définir, dans ces conditions, le rapport du mouvement de la Transition aux partis politiques ? Les initiatives de transition sont-elles une nouvelle manière de faire de la politique ? Sont-elles au-delà de la politique ? Rob Hopkins : On peut voir la transition comme une technologie sociale, comme une « appli » ayant une fonction précise, qui est de soutenir et d’inspirer des communautés à bâtir la résilience à partir du bas. Il est essentiel à cette fin de rester en dehors de la politique des partis. Nous reconnaissons que les partis politiques et les institutions font partie du paysage au sein duquel nous opérons. Celles et ceux qui s’engagent dans le mouvement de Transition diffèrent quant à leur intérêt, ou non, de provoquer le changement en travaillant avec les différents niveaux de gouvernement et à travers les canaux des partis. Chaque groupe de transition peut inclure des personnes appartenant à tout le spectre des sensibilités politiques. Au sein du réseau de transition, nous avons fait le choix de ne pas nous aligner formellement ou explicitement avec tel ou tel parti politique, ou d’encourager le soutien à telle ou telle formation. Pour bâtir de la résilience à l’échelle de la communauté, il nous faut nous concentrer sur ce qui nous réunit, et non pas sur ce qui nous divise. Bien entendu, les groupes de transition vont forcément, de temps à autre, débattre avec des représentants des partis, et évaluer l’impact potentiel de certaines politiques proposées par les partis sur les changements qu’ils veulent voir advenir. Cependant, il est important qu’ils adoptent un point de vue équilibré prenant en compte l’ensemble des points de vue qui s’expriment dans le champ politique, et que les politiques et les prises de positions que les partis adoptent soient évalués au départ des principes qui nous guident en nous concentrant sur ces changements que l’on juge désirables. Des projets tels que le Local Economic Blueprint qui a vu le jour à Totnes, une tentative de re-imaginer de manière radicale l’avenir économique de la ville, n’ont pu voir le jour que parce que Totnes Ville en Transition (Transition Town Totnes) opérait « sous le radar » de la politique partisane. Le projet a pu être co-publié avec le conseil municipal de Totnes, la chambre du commerce et bien d’autres acteurs, précisément grâce à l’absence d’alignement sur telle ou telle formation politique. En même temps, je crois que la Transition est profondément politique. J’écrivais récemment dans un blog que critiquer le mouvement de la Transition pour son apolitisme revendiqué, et pour ne pas s’engager dans le système politique des partis, c’est un peu comme critiquer une cuiller pour ne pas être très utile à couper le pain. La Transition est une voie différente à travers laquelle provoquer le changement. Elle met l’accent sur le positif, sur ce qui est possible à l’échelle locale, sur la réappropriation par les communautés de leur destin. Elle introduit un sens du possible dont beaucoup ont l’impression qu’il a été perdu de vue par la politique conventionnelle. Dans ce même blog, je terminais par cette question : « Quand le gouvernement britannique autorise des entreprises à exploiter du gaz de schiste dans votre sous-sol sans solliciter votre avis, votre meilleure option est-elle de réunir vos voisins afin de réduire votre consommation d’énergie et de lancer une unité de production d’électricité entre les mains de la communauté (comme cela s’est fait récemment à Balcome), ou de lobbyer et de protester ? Laquelle des deux voies est, en dernière instance, la plus politique ? »


Parce qu’elles cherchent à imaginer des solutions qui promeuvent l’inclusion sociale ou, par exemple, qui favorisent le recyclage des déchets ou la réduction de la consommation d’énergie, sans attendre des autorités publiques qu’elles apportent des solutions, les initiatives de transition sont parfois accusées de permettre à l’État d’échapper à sa responsabilité de contribuer à accélérer la transition vers une société durable. Un auteur a même critiqué sur cette base les projets d’agriculture urbaine, qu’il a décrits de manière assez méprisante comme provenant de « garden neo-liberals », ce qu’on pourrait traduire par « néolibéraux de jardin ». Quelle est votre réponse ? Rob Hopkins : D’une certaine manière oui, il a raison. Nous voyons se déployer un programme d’austérité inquiétant qui fournit à l’État un prétexte – sur les plans national, régional et local – de fuir ses responsabilités, en cédant au secteur privé le soin de fournir les services les plus rentables. Voilà ce que nous traversons. En même temps, je vois là une grande opportunité. Dans ma ville, le conseil municipal cherche à se débarrasser de terrains et de bâtiments, or une communauté motivée par la Transition, qui se pense comme un entrepreneur social, peut saisir cette occasion de faire démarrer une nouvelle économie à la place. Ce sont les communautés qui sont motivées par la localisation, par la résilience, par la Transition, par l’entreprenariat social, par des nouveaux modèles économiques et des nouvelles manières de penser, qui sont en mesure de re-imaginer ces responsabilités afin qu’elles puissent être assumées différemment. Un des exemples les plus notables est celui des coopératives Evergreen à Cleveland, dans l’Ohio, où un hôpital, au lieu de déléguer au secteur privé certains de ses services, a mis sur pied des coopératives pour gérer ceux-ci. Le terme « néolibéraux de jardin » est terriblement paternaliste, cependant ! L’agriculture urbaine nourrit des millions de personnes dans le monde, et ce type d’agriculture a un rôle essentiel à jouer pour la sécurité alimentaire – dans les deux sens du mot : pour l’accès à l’alimentation et pour la sécurité sanitaire de l’alimentation – comme pour la diversité économique de nos villes. Je ne vois pas en quoi celles et ceux qui pratiquent l’agriculture urbaine se substituent à l’État pour assumer des activités dont celui-ci se serait chargé. Ils donnent à voir plutôt comment des communautés vont de l’avant, développent des projets, sans attendre pour faire des choses remarquables d’y être autorisées par l’État.


La relocalisation de l’économie est centrale à l’idée de résilience que les initiatives de transition cherchent à soutenir. Cependant, des auteurs tels que Melanie DuPuis ou David Goodman ont mis en doute ce qu’ils voient comme une romantisation excessive du « local », dont ils redoutent en outre qu’elle puisse encourager le sentiment d’un « nous » contre « eux », comme dans certaines campagnes publicitaires encourageant les gens à « consommer local » E. Melanie DuPuis et David Goodman, « Should we go ‘home’ to eat ?: towards a reflexive politics of localism », Journal of Rural Studies, vol. 21 (2005), pp. 359-371. Ces craintes sont-elles justifiées ? Un tel danger existe-t-il ? Rob Hopkins : Bien entendu. En soi, la localisation, comme d’ailleurs la résilience, n’est ni bonne ni mauvaise. Historiquement, l’on a connu des sociétés à la fois « locales » et « résilientes » mais dans lesquelles aucun de nous aujourd’hui voudrait avoir à vivre. DuPuis et Goodman eux-mêmes opèrent une distinction entre le localisme « réflexif » et le localisme « non-réflexif ». Ce localisme « non-réflexif », disent ces auteurs, peut avoir deux conséquences négatives majeures. D’abord, il peut demeurer aveugle aux rapports de force au sein du local, avec des conséquences problématiques du point de vue de la justice sociale. Ensuite, il peut conduire à proposer des solutions, fondées sur des standards alternatifs de pureté et de perfection, qui courent le risque d’être cooptées par les entreprises. Je dirais que la Transition, qui s’ancre dans les valeurs de la justice sociale, de l’équité, de la résilience, de la démocratie, de la subsidiarité, de la diversité et de la coopération, est à l’inverse une forme de localisme « réflexif ». Depuis dix ans que le mouvement de la Transition a été lancé, je n’ai pas encore vu un seul projet ou une seule initiative de Transition qui ressemble à ce modèle « non-réflexif » que je viens d’esquisser. Je refuse aussi l’idée que la Transition a une vision « romantique » du local. À mes yeux, c’est un effet multiplicateur que nous devons rechercher, c’est l’inverse du repli. Permettre à l’argent de traverser les circuits de l’économie locale avant qu’il quitte celle-ci n’a rien de « romantique », c’est le simple bon sens. Faire cela à une échelle significative entraînerait plus de créativité, d’entreprenariat, de contrôle démocratique, et donnerait aux communautés le sentiment qu’elles ont le pouvoir de transformer leur destin. Lorsque De Gaulle se demandait « comment gouverner un pays qui a 246 variétés de fromages ? », il n’avait pas tort. Or nous avons besoin non seulement de 246 variétés de fromages, mais aussi de centaines de manières différentes de construire des maisons, une diversité de manières de produire et de distribuer notre alimentation, et ainsi de suite. Pour moi, c’est là que réside l’avenir – et non pas dans cette supposition que nous serions condamnés à ce que toujours plus de pouvoir et de richesse soient concentrés entre les mains d’un nombre toujours plus restreint de personnes. Propos recueillis par Olivier De Schutter.