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Sarko l’Africain

«Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. (…) Jamais .il. ne s’élance vers l’avenir, jamais il ne lui vient à l’esprit de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.» Propos ahurissants tenus à Dakar devant un auditoire d’étudiants par Nicolas Sarkozy soudain autopromu analyste de l’âme africaine et spécialiste du comportement africain. «L’Afrique», «l’homme africain», «jamais…». On est dans les généralités et les généralisations, dans les adverbes absolus qui condamnent l’Africain à perpétuité, dans les clichés tellement usés qu’on les croyait devenus inutilisables. Sarkozy, lui, à la façon d’un Le Pen, n’a pas peur de les remettre en service, avec la prétention de la franchise, et même de l’amitié ! Rien ne tient dans ces raisonnements simplistes, mais il faut bien les démonter, puisqu’ils risquent de resservir encore et que les relations difficiles entre l’Afrique et l’Europe méritent mieux que cette régression intellectuelle. Parler de l’Afrique comme d’une sorte d’entité où se confondent toutes les cultures et toutes les histoires du continent est un non-sens. Idem pour «l’homme africain» : c’est réduire 800 millions de personnes à un modèle unique, à quoi même leurs diverses couleurs de peau ne les réduisent pas. Quel est pour Sarkozy le plus petit commun dénominateur des Africains, sinon d’être nés sur ce continent ? Mais en quoi cette réalité en fait-elle des sortes de clones dépourvus de toute capacité de libération, d’affirmation propre, d’invention et d’engagement dans l’Histoire ? Mystère de la pensée sarkozienne. Entrons un moment dans cette pensée et utilisons le concept d’«homme africain». Dire que «jamais l’homme africain ne s’élance vers l’avenir» est historiquement faux. Préhistoriquement faux déjà, puisque les paléontologues considèrent généralement que l’humanité est née en Afrique. C’est donc sur ce continent même que l’homme s’est sans doute élancé pour la première fois vers l’avenir! Les tenants de la pensée sarkozienne diront que c’est là remonter fort loin et chercher la petite bête. Admettons, mettons ce propos sur le compte de la précipitation. Mais tout le monde a pu constater la capacité de l’homme africain à entrer dans l’Histoire après la Seconde Guerre mondiale. La guerre d’Algérie n’est pas si ancienne, les décolonisations ont été inexorables. Qu’elles aient toutes débouché sur des impasses politiques ne change rien à cette évidence. Analyser ces décolonisations ratées ne revient pas à décréter leur erreur (= il n’aurait jamais fallu décoloniser) ou à les résumer à l’incapacité ontologique de l’homme africain à s’inventer un avenir. Le cliché colonial (et raciste) vient ici bien à point soutenir le raisonnement : «Jamais il ne lui vient à l’esprit de sortir de la répétition pour s’inventer un destin». Ceci rappelle toute une littérature socio-anthropologique qui accompagna la colonisation et qui opposait notamment le don exceptionnel du Noir pour l’imitation (le Noir singe le Blanc) à son incapacité à créer une œuvre propre. On est partagé entre la honte et la rage devant tant de bêtise présidentielle. Ce discours de Dakar ne peut qu’embrouiller davantage les relations entre les Européens et les Africains, déjà passablement compliquées, encombrées de souvenirs pénibles, de rancunes, de remords, d’envies, de complexes, tissées d’injustices et d’inégalités, faites aussi de beaucoup d’incompréhension et de mauvaise foi mutuelles. Car il est évident par ailleurs que la plupart des Africains, du nord au sud et de l’est à l’ouest, ont d’énormes difficultés à s’inscrire dans une histoire positive et s’inventer un avenir acceptable. Rien n’a changé à cet égard depuis que René Dumont a écrit «L’Afrique noire est mal partie», la situation a même empiré. Mais il ne faut rien connaître à l’Afrique pour y voir une sorte de fatalité ou de malédiction, même si nombre d’Africains sont tentés de se laisser glisser sur cette pente commode du fatalisme, savonnée par les religions les plus diverses. Ceux-là, parmi lesquels de nombreux dirigeants, sont coupables de résignation. Mais ceux qui entreprennent, qui se mobilisent, ceux qui risquent leur vie pour «s’élancer vers l’avenir» sont la réalité profonde du continent. En fait, de l’Afrique et de l’Europe, c’est l’Europe qui a le plus changé et régressé depuis les années 1960. Est-elle si bien placée en 2007 pour donner des leçons à ses anciens colonisés? L’Europe ne vaut guère mieux aujourd’hui que l’Afrique quant à son appétence d’avenir, son aptitude à se forger un nouveau destin. L’Europe a conservé de grandes capacités productives et commerciales, elle a tenté de se réinventer un avenir après le désastre de ses guerres intestines et la perte de ses empires coloniaux. Elle a entrepris de se rassembler, de se fédérer et cet effort a été payant. Mais sa faillite antérieure a permis à d’autres puissances d’émerger et les révolutions technologiques ont fait le reste: la mondialisation où l’Europe n’est plus qu’un pôle parmi d’autres est perçue par une majorité d’Européens comme un danger. C’est le monde à l’envers: tant qu’elle en était le centre, l’Europe percevait la Terre comme son jardin, aux charmes et aux ressources inépuisables; aujourd’hui, elle y voit surtout des menaces. Menace d’être dévorée par ses nouveaux concurrents, menace d’être soumise par les nouvelles puissances, à l’est et à l’ouest, menace d’être minée par les peuples du Sud. L’Europe est démoralisée, vieillissante, rongée par la nostalgie indéfectible qui caractérise les sociétés héritières de vénérables civilisations. Bref, avec son discours de Dakar, Sarkozy s’est trompé d’époque, de lieu, d’interlocuteur et de problème. Sur un ton faussement amical, il a reproduit la vieille antinomie: Europe versus Afrique. Il n’a pas vu que mentalement l’Europe s’est rapprochée de l’Afrique, que l’euro-pessimisme n’a plus rien à envier à l’afro-pessimisme, avec cette différence qui fera peut-être un jour toute la différence: c’est que l’Europe a encore beaucoup à perdre alors que l’Afrique a presque tout perdu et donc tout à gagner.