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Sénégal : “S’indigner ne suffit pas”

Comment est né le mouvement « Y en a marre » ? Fadel Barro : Ce mouvement est né à l’initiative de jeunes rappeurs et journalistes engagés. L’élément déclencheur ? Les coupures intempestives d’électricité, notamment celle de la nuit du 15 au 16 janvier 2011. Tout a commencé chez moi, dans un quartier quelconque de la banlieue dakaroise. Nous avions l’habitude de nous rencontrer pour discuter de la situation du pays et monter des projets à vocation de développement. Les rappeurs dont je parle sont comme moi originaire de Koalak (sud-est de Dakar). Membre du groupe de Keur Gui (« la maison » en wolof), ils sont très engagés et ont un discours contestataire. Ce soir-là, nous travaillions sur un projet, quand soudain une coupure d’électricité aux alentours de 20 heures nous a fait arrêter notre travail. On s’est dit : « Mince, on ne peut plus continuer comme ça sans rien faire. » Je leur ai dit : « Mais vous, les rappeurs, vous ne pouvez pas continuer à avoir un discours contestataire alors que vous ne faites rien pour aider vos fans qui sont dans la pénombre. » À leur tour, ils m’ont répondu que nos analyses de journalistes ne concernaient qu’une certaine élite, et non la majorité des Sénégalais. C’est autour de ces échanges que nous avons décidé de mettre en place ce mouvement. Pourquoi « Y en a marre » ? Fadel Barro : Nous nous sommes dit qu’il fallait sortir du lot et trouver quelque chose qui soit à la fois parlant et choquant. Le cri « Y en a marre ! » devait secouer les gens, les réveiller ! Nous en avions marre, pas seulement d’un certain ordre établi, mais aussi de nous-mêmes qui restions là à observer les choses sans agir… C’était, en définitive, l’expression la plus appropriée enfouie dans chaque Sénégalais. In fine, ça a été un cri de ralliement pour traduire le degré de frustration dans lequel nous vivions depuis des années, doublé d’une volonté de remise en cause et de sortie d’une situation qui devenait insoutenable. Que reste-t-il de ce mouvement aujourd’hui ? Fadel Barro : Depuis le départ d’Abdoulaye Wade, nous nous sommes donné d’autres missions. Actuellement, nous travaillons sur le chantier baptisé « le Nouveau type de Sénégalais » (NTS). Très tôt, nous avons compris que le changement n’allait pas venir de l’appareil politique. Ce n’est pas en changeant de gouvernement ou de dirigeants que les choses vont aller mieux. Il nous est donc apparu que nous devions amorcer un travail en amont et modifier certains de nos comportements.

« La démocratie est une longue conquête, c’est un travail de tous les jours, et, au-delà d’une démocratie politique, il faut travailler à une démocratie sociale. »

C’est ainsi que nous avons commencé à travailler sur l’émergence d’un nouveau type de Sénégalais, à ne pas opposer à un ancien type de Sénégalais ! Le but est d’essayer de retranscrire en nous des valeurs et des vertus qui sont intrinsèques au développement tel que nous le concevons. L’histoire nous enseigne qu’en marge des dirigeants corrompus qui représentent la plupart des pays africains aujourd’hui, il y a un autre type d’Africain, comme Patrice Lumumba, premier Premier ministre du Congo, ou Thomas Sankara, père du Burkina Faso (ex-Haute-Volta)… Toutes ces personnes incarnent le bon type d’Africain. Elles ont été étouffées au profit de gens de peu de vertus, qui nous ont apporté la dictature. La campagne de NTS, qui prône le nouveau type d’Africain, veut faire ressortir en nous les valeurs et vertus capables de porter le développement par le comportement, mais aussi par l’attitude. Parce qu’au fond, le développement, ce ne sont pas des milliards, ce sont plutôt l’abnégation, le travail, l’engagement qui portent un peuple vers le développement. Les jeunes Africains sont le nouveau type d’Africain parce qu’ils sont la réincarnation de Thomas Sankara, de Lumumba, de Mamadou Dia Président du conseil du gouvernement au moment de l’indépendance du Sénégal. (NDLR)..… Nous devons enterrer l’ancien type d’Africain qui perpétue le système de Mobutu, de Bokassa Président de la République centrafricaine de 1966 à 1976 … Nous essayons d’organiser un certain type d’activités autour d’une panoplie de paradigmes qui nous permettent de développer des projets et en même temps de créer de l’emploi. Notre objectif premier est d’engager les jeunes dans un processus participatif qui refuse toute attitude attentiste. Quel rôle a joué la musique dans vos revendications ? Fadel Barro : Nous avons eu la chance d’avoir des artistes parmi les membres fondateurs du mouvement. Le hip-hop y a pris une place très importante, et ce, à plusieurs niveaux. Concrètement, cela revient à dire que dans tous les villages du Sénégal, il y avait un jeune qui faisait du rap. Très vite, ces jeunes se sont investis dans le mouvement. Nous avons eu recours aux instruments du rap : le langage hip-hop Hip-Hop : style de musique contestataire qui a vu le jour dans les années 1970 dans le Bronx aux États-Unis. Sa particularité est d’utiliser les textes pour souligner les maux de la société et proposer le cas échéant des pistes de sortie de crise , les émissions hip-hop… Au Sénégal, maintenant, chaque station de radio a une plage horaire dédiée au hip-hop. Nous avons su les utiliser. Nous avons également utilisé les concerts pédagogiques ; les concerts mobiles ont circulé en ville, dans les marchés… Le but était de sensibiliser la population ! Nous avons sorti des compilations « Y en a marre » pour dénoncer le système mis en place par Abdoulaye Wade Président du Sénégal, au pouvoir de 2000 à 2012, battu aux dernières élections par le nouveau président Macky Sall. En définitive, nous avons utilisé l’art comme une arme contre ce système. Je terminerais en disant que le mouvement a également bénéficié de la notoriété des différents rappeurs qui se sont alliés à notre cause, et sont devenus des leaders d’opinion. Quels sont les moyens qui ont été mis en place pour contourner les interdictions de manifester mises en place par le gouvernement Wade ? Fadel Barro : Il faut savoir qu’au début le pouvoir a estimé que le mouvement était né contre lui. Ils ont tout fait pour nous interdire de manifester. Nous avons été obligés de trouver des moyens pour braver ces interdictions systématiques. A chaque fois qu’on a voulu créer un grand rassemblement, il était interdit… C’est pour cette raison que nous avons créé des concerts mobiles, qui ont rapidement été arrêtés ! Du coup, nous avons eu recours aux concerts pédagogiques qui se faisaient sous forme d’assemblée générale. Eux aussi ont été arrêtés. Nous avons alors opté pour le dormok, « porte-à-porte » en wolof. La grande réussite, à ce niveau, a été notre détermination malgré les morts, les arrestations, les séjours en garde à vue, sans oublier la vaste campagne de corruption, de désinformation et d’intimidation du pouvoir en place à l’époque. Le Sénégal a souvent été présenté comme un modèle d’alternance démocratique. Quel est votre avis ? Fadel Barro : Le cas des récentes élections nous a donné du fil à retordre et la démocratie en a pris un sacré coup au Sénégal. Mais si on compare à ce qui se passe actuellement dans les pays voisins (Mali, Guinée, Guinée-Bissau, Côte d’Ivoire), le Sénégal est un havre de paix dans un grand océan d’instabilité, où baignent certains pays, comme le Mali. De ce point de vue là, oui, le Sénégal échappe à certains cas de figure : il n’y a jamais eu de coup d’État au Sénégal, les conflits politiques finissent toujours par être tranchés. Mais je reste convaincu que nous ne devons pas dormir sur nos deux oreilles parce que nous sommes un « modèle démocratique », parce que contrairement à beaucoup de pays africains, le Sénégal n’a jamais connu de coup d’État militaire, les élections s’y sont toujours déroulées de façon plus ou moins paisible. En 2012, comme en 2000, le pays a connu une alternance démocratique par la voie des élections. La démocratie est une longue conquête, c’est un travail de tous les jours, et, au-delà d’une démocratie politique, il faut travailler à une démocratie sociale. En tant que jeunes de ce pays, il est de notre devoir de continuer à préserver cette stabilité qui nous a été léguée par nos pères. Selon vous, qu’est-ce qui fait la force d’un bon mouvement social ? Fadel Barro : Je n’ai pas la prétention de pouvoir définir un bon ou un mauvais mouvement social… Le mouvement « Y en a marre » que je coordonne a eu la force de proposer des choses, je pense que c’est ce qui fait sa particularité. Il ne suffit pas de dire : nous sommes indignés par tel ou tel comportement… Au-delà de la contestation il a fallu être en mesure d’apporter quelque chose sur la table, et c’est ce que nous avons fait et continuerons à faire. Propos recueillis par Wendy Bashi (InfoSud Belgique).