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Souveraineté alimentaire et luttes paysannes

Plus d’un milliard d’êtres humains sous-alimentés vivent dans les zones rurales. Paradoxalement, ce sont pour la majeure partie des agriculteurs, c’est-à-dire des producteurs et productrices de nourriture qui souffrent de la faim. Ces agriculteurs familiaux vivent pour la plupart en Afrique ou en Amérique Latine où le secteur agricole représente encore souvent, à la différence des pays occidentaux, 60 à 70% des économies nationales. Pourtant, depuis les crises alimentaires aiguës de 2008, de nombreuses déclarations émanant des gouvernements et d’organismes de coopération internationale et nationale appellent à faire du soutien à l’agriculture une priorité. Même si des efforts semblent être faits, on peut cependant rester dubitatif devant un phénomène tel que la terrible famine qui ravage l’Afrique de l’Est depuis ces derniers mois. Car il est évident qu’il serait hypocrite de l’imputer uniquement à un problème climatique. En outre, la sécheresse étant récurrente dans cette région du monde, on pourrait de toute manière s’interroger sur les failles dans la prévisibilité d’une telle catastrophe… Non, il est clair que le problème est à chercher ailleurs. Comment 11 millions de personnes, en majorité des paysans, sont-ils devenus incapables de se nourrir ? Comment les responsables au pouvoir dans ces pays et les États extérieurs, qui injectent des fonds dans des programmes d’aide alimentaire et de développement, y compris le développement rural et agricole, peuvent-ils à ce point échouer par rapport à ce besoin primaire et vital, promu au statut de droit par l’ONU, qu’est l’alimentation ? Autre question fondamentale : l’agriculture paysanne familiale est-elle à même de nourrir de manière durable les populations locales ? De plus en plus d’experts, y compris au plus haut niveau, à l’instar du Rapporteur spécial des Nations unies pour l’alimentation, Olivier De Schutter, s’accordent à dire que oui. Et même qu’elle est la seule solution durable à long terme. Évidemment, cette potentialité s’assortit de nombreuses conditions encore bien loin d’être remplies dans l’économie mondiale actuelle. En cause : de nombreux facteurs, dont, très certainement, tant à l’échelon des États qu’à l’échelon international, une série d’incohérences et de contradictions entre politiques agricoles, commerciales et de développement. Dans certains pays pauvres, les politiques publiques agricoles sont soit pratiquement inexistantes, soit mises à mal par des interférences externes et surtout par des politiques de commerce international des matières premières. Elles sont clairement au service du système néolibéral engrangeant de juteux profits qui ne sont pas redistribués aux producteurs à la base. D’une part, les paysans, qu’ils soient du Nord ou du Sud, n’arrivent pas à concurrencer les grandes entreprises de l’industrie agro-alimentaire qui inondent les marchés locaux de denrées alimentaires à bas prix et de piètre qualité. D’autre part, la même industrie agro-alimentaire monopolise les terres vivrières pour des cultures d’exportation destinées à gaver le bétail des pays du Nord et à produire des agrocarburants, encouragés par des États en quête de devises pour payer les intérêts de leurs dettes.

Les acteurs privés multinationaux bénéficient, dans les faits, de mécanismes d’encouragement au pillage des ressources naturelles.

Une série d’accords bilatéraux ou multilatéraux sur les investissements, différents traités de libre commerce, représentent une menace pour la souveraineté alimentaire, l’environnement et les droits humains des pays concernés. Via ces accords, les acteurs privés multinationaux bénéficient, dans les faits, de mécanismes d’encouragement au pillage des ressources naturelles. Ils s’accaparent chaque année, avec la complicité des pouvoirs en place, de millions d’hectares de terres et de forêt, souvent dans les zones qui présentent la plus grande biodiversité naturelle. Ni les producteurs locaux, ni les PME nationales, ni les acteurs de la société civile ne sont généralement associés à la définition des politiques agricoles et foncières et aux conditions de mise en œuvre des accords de commerce. Des politiques de libéralisation et de privatisation, paradoxalement soutenues par des institutions financières censées promouvoir l’aide et la coopération (la Banque mondiale et le Fonds monétaire international !) démantèlent une série de secteurs vitaux des pays les plus pauvres, dont l’agriculture, en favorisant le commerce extérieur des pays riches. L’Union européenne négocie également ses aides budgétaires en fonction de ses propres priorités. La réforme de la Politique agricole commune pour sa part ne satisfait pas les agriculteurs européens qui ont, eux aussi, du mal à survivre dans ce contexte de libéralisation croissante des échanges. La dépendance des États les plus pauvres à ces différentes institutions et leur redevabilité par rapport à des prêts accordés sous conditions compromettent leur développement économique interne. L’objet du présent dossier est de questionner les mécanismes qui mettent en péril la souveraineté alimentaire des États ou de communautés spécifiques et la sécurité nutritionnelle des populations. L’examiner également à quelles conditions l’agriculture familiale locale est viable et garante de leur sécurité alimentaire. Des compromis sont-ils possibles entre agriculture moderne et cultures traditionnelles, entre « agrobusiness » et réforme agraire ? Au fil de ces pages, nous vous proposons une série d’exemples concrets de situations vécues dans différents contextes par les paysans et aussi des analyses de ces mécanismes qui sabotent les agricultures du Sud mais également du Nord, où les petits producteurs, malgré des politiques de subside, n’arrivent plus à concurrencer les grands conglomérats de l’industrie agro-alimentaire. Mais nous voulons surtout vous présenter les stratégies développées par les mouvements sociaux paysans contre le rouleau compresseur du néolibéralisme et de cette forme à peine voilée de néocolonialisme. Car, depuis environ deux décennies, les organisations paysannes se structurent, se professionnalisent et se coordonnent en réseaux nationaux et internationaux (le plus connu étant sans doute Via Campesina né en 1993). Ces derniers constituent progressivement une force de pression politique dont il n’est plus tout à fait possible d’ignorer la voix au sein des conférences intergouvernementales ou des instances internationales consacrées à l’agriculture ou à l’alimentation. Beaucoup de chemin reste encore à faire manifestement afin qu’elle soit réellement entendue et surtout prise en compte. Au côté d’autres acteurs de la société civile, Solidarité Socialiste est convaincue pour sa part que si le changement est possible en matière de justice sociale, ces dynamiques y ont un rôle fondamental à jouer et qu’il faut par conséquent les soutenir et les encourager.