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Sur Martin et la libération conditionnelle

Réuni en kern le jeudi 6 septembre 2012, le gouvernement belge a décidé de durcir les conditions de la libération conditionnelle « pour les infractions les plus graves » en allongeant la partie incompressible de la peine – d’un tiers actuellement à la moitié pour un condamné primaire, et de deux tiers à trois quarts pour le condamné en état de récidive. La procédure, si la peine prononcée était d’au moins trente ans, ne pourrait être entamée que de l’accord du parquet et de la direction de la prison, et, dans l’hypothèse où cette unanimité pourra être atteinte, il faudra encore que la décision du Tribunal de l’application des peines soit elle-même unanime. On donnera aussi au parquet un droit d’appel. Plus insidieux encore, le concept légal de récidive est transfiguré : en effet, si l’accord se concrétise, seront condamnés comme récidivistes les auteurs de crimes ayant déjà encouru une peine d’au moins trois ans de prison infligée par un tribunal correctionnel. Ces réformes sont calculées au plus juste pour être appliquées (trop tard) à madame Martin. Grâce à la réforme de la récidive, elles seront à l’avenir appliquées à un nombre croissant de condamnés, dont les comportements, aussi atroces puissent-ils être, n’auront pas ému grand monde. Voilà comment l’on traite la maladie banale comme une maladie orpheline : mal ou pas du tout. Il serait trop long de l’exposer ici, mais il suffit de retenir que la diminution de la récidive passe par la voie, exactement opposée, de la libération conditionnelle : les libérés conditionnels récidivent moins que ceux qui purgent leur peine jusqu’au bout ; ces derniers sont d’ailleurs de plus en plus nombreux, depuis la réforme de 2006, inspirée par l’affaire portant le nom de monsieur Dutroux.

Prendre l’extrême pour la norme

Or, les situations extrêmes, outre le désastre qu’elles produisent pour ceux qui les vivent dans leur chair, n’ont d’intérêt social et politique que si elles permettent de penser les situations « normales ». Les camps d’internement et d’extermination hitlériens n’ont pas fait que tuer et meurtrir des millions de tziganes, d’homosexuels, de Juifs, d’opposants politiques et de résistants ; ils ont aussi permis de repenser et réformer, dans l’après-guerre, l’enfermement « légitime » des criminels de droit commun. La disparition d’enfants dès 1995, l’affaire Dutroux et consorts, commencée sous ce nom en 1996, le procès du même nom en 2004 et, tout récemment, la (perspective de la) libération de madame Martin constituent des événements traumatiques pour qui se trouve lésé, blessé, heurté non seulement par le crime, mais aussi par son traitement et par les suites légales de ce traitement. Oserais-je comparer l’ensemble de l’affaire Dutroux à une maladie orpheline ? Sous prétexte qu’elle traumatise une société, faut-il se mettre à traiter le commun de la délinquance à l’instar de ce qui apparaît aujourd’hui, à l’échelle de la petite Belgique, comme son point d’horreur médiatiquement inégalé ? Faut-il, sous couvert de revendications sur un cas extrême, traiter la délinquance commune comme on devrait (selon qui ?) traiter les « monstres » ? Autant dire que, parce qu’une maladie orpheline nous émeut au plus haut point, il faudrait traiter comme elle les autres maladies, communes, c’est-à-dire mal ou pas du tout.

« Ce populisme consiste à trouver des solutions apparemment simples et non couteuses pour ceux qui les décident. »

Le politique doit s’occuper des choses communes. Le commun, qui désigne à la fois la banalité et l’union possible, est cependant éclairé, de manière crue, par l’extrême. Si l’extrême doit donner à penser, c’est pour nous aider à faire chose commune de la maladie et des soins, du crime et des peines, du travail et de sa disparition ou de son exploitation, du logement et de son coût rédhibitoire, du capitalisme et de ses assassinats massifs mais discrets… Ainsi, les produits financiers toxiques (dont on se demandera peut-être un jour combien d’enfants ils ont tués et tueront encore) interrogent les opérations bancaires quotidiennes ; les marchands de sommeil interrogent la banale politique du logement ; les suicides sur le lieu du travail interrogent la souffrance commune au travail ; le crime extrême interroge le mal dans l’humanité (et non hors d’elle) ; la peine extrême interroge les fonctions et les objectifs du système pénal dans sa livraison de toutes les peines ; les troubles psychiatriques les plus terribles interrogent la petite santé mentale de tout un chacun. S’il est un bienfait de la politique, il se manifeste lorsqu’elle transmue la pétrification de la pensée que produit l’extrême – l’irrémédiable, l’impardonnable, l’irrationnel radical, la monstruosité feutrée des cynismes transnationaux – en une pensée. Une pensée certes conflictuelle, puisque penser c’est toujours lutter contre une autre pensée ou contre son absence. Un chercheur trop tôt disparu écrivait, pour expliquer le but d’un magnifique ouvrage reposant sur le témoignage de trois femmes survivantes des camps de concentration, que les situations extrêmes nous informent sur les conditions normales de l’existence. Je n’ai qu’un seul souhait politique : que soient mieux connues et mieux traitées les conditions normales de l’existence. Ainsi, la monstruosité, nom donné à toute situation ou personne, dont on refuse de reconnaître l’humanité, recouvre, dans les conditions normales de notre existence, un refus et une liberté toutes deux indignes :

  1. le refus de reconnaître l’humain dans une complexité, pourtant évidente, qui l’éloignerait du modèle de la conventionalité, de l’honnêteté, sinon de la sainteté ou de la peccadille que l’on tolère en fermant pieusement les yeux, car boiter n’est pas pécher ;
  1. la liberté que l’on se donne de devenir monstrueux soi-même, dans le langage que l’on tient face à la monstruosité décrétée d’autrui, en jetant des pierres contre le mur d’un couvent ou en faisant crier des insultes à ses enfants. La géométrie de la monstruosité nous engage dans une spirale libérant la nôtre contre celle de l’autre.

Une fuite en avant populiste

Les hommes et les femmes politiques ont donné dans le populisme depuis la libération conditionnelle d’une seule femme pour réformer un dispositif valeureux, sous la pression d’un mouvement social significatif peut-être, mais singulièrement noyauté par l’extrême droite. Ce populisme consiste à trouver des solutions apparemment simples et non couteuses pour ceux qui les décident ; ces « solutions » présenteront cependant une facture salée à la sortie : elles reconduiront les problèmes au lieu de les réduire et elles reconduiront une insatisfaction déjà insatiable devant l’irréductibilité du mal, vous savez, cette petite chose « monstrueuse » qui gronde au fond de chacun de nous. Fallait-il libérer Michelle Martin, si c’est pour empêcher ou retarder la libération de quantité d’autres détenus ? Cette question fait penser à un de ces dilemmes éthiques que ne peuvent concevoir que des esprits pervers. « Les forces armées d’un pays quelconque veulent mater une rébellion. Elles prennent en otage un village entier soupçonné d’assister les rebelles. Le chef du village est soumis à l’injonction suivante : s’il tue l’un des villageois, tous les autres seront libérés. S’il ne le fait pas, tous mourront. »[1.M. Pollak, L’expérience concentrationnaire, Paris, Métailié, 1990.]. L’injonction crée une terreur insoutenable, littéralement totalitaire, parce que la même autorité abusive formule les deux termes de l’alternative et oblige à faire le choix entre un mal et un autre. Dans le cas de la libération de madame Martin, aucun dilemme de cet ordre n’est présent. La libération relève d’une autorité judiciaire et l’enfermement prolongé de tous les autres relève d’une autre autorité, qui se devrait d’être politique. Pourtant la première a pris sa décision selon les règles fixées par la seconde. La première travaille sur dossiers, réunit les expertises et confronte les points de vue. La seconde, qui n’a plus de politique que le nom, a, sans autre forme de procès, « compris l’émotion ». Une politique de l’extrême ? L’oxymore serait drôle s’il n’était le témoignage d’un dévoiement : parce qu’une affreuse villageoise a été libérée, les autres villageois resteront plus longtemps en prison. Encore une affaire comme celle-là – en effet, pourquoi aurait-on touché le fond ? – et les peines incompressibles seront votées ; notre désir de punir sera pleinement satisfait pour un temps, mais notre sécurité n’en grandira pas pour autant. Le désir de punir se réveillera de sa belle faim, lors de l’affaire suivante, et la peine de mort comblera les appétits. Je préfère ne pas imaginer la suite. Les États-Unis présentent un taux de détention sept fois plus élevé que la Belgique. Les peines sont calculées avec précision et justesse : par exemple, Bernard Madoff a été condamné à 150 ans de prison. Pourtant, les crimes dits de masse y défraient régulièrement la chronique. Pourtant, l’insécurité sociale constitue l’effet essentiel d’un libéralisme autant démocrate que républicain. Et la peine de mort est en vigueur dans 33 États. Une politique de l’extrême ? L’oxymore serait drôle s’il n’était le témoignage du vrai visage d’un libéralisme contemporain.