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Tariq et François

Il n’y a aucun point commun entre l’intellectuel musulman à la mode et l’ancien président du Mouvement ouvrier chrétien. Sauf que tous deux ont défrayé la chronique du mois de mars. Et qu’un certain mystère entoure leurs apparitions. À tort.

Mais que pense vraiment Tariq Ramadan ? Qu’a-t-il vraiment dit ? Tient-il un double discours ? Doit-il être exclu du cercle des opinions autorisées ? Le débat n’est pas clos et divise profondément le monde de la laïcité, même si le Centre d’action laïque et son nouveau président Pierre Galand sont restés dans cette affaire d’une neutralité remarquable. Manifestement, l’intellectuel genevois crée le malaise. Au point que, du côté de ses détracteurs, on entend sous le manteau l’argument ultime qui justifie de le réduire au silence : il est trop habile, on n’a personne capable de lui tenir tête. Difficile d’imaginer plus bel hommage. Il n’y a pas de mystère Ramadan. Sa pensée est sans doute complexe, et c’est bien le moins qu’on puisse attendre d’un intellectuel. Mais tout est accessible, en langue française, la seule qui est comprise par les auditoires devant lesquels il se produit généralement. Inutile de fantasmer sur d’inexistantes cassettes en arabe. Double langage ? Bien sûr. C’est la moindre des choses. La force de Tariq Ramadan, qui fascine ses admirateurs comme ses adversaires, tient à sa capacité de s’adresser de façon convaincante à des auditoires différents. Devant une salle composée presque exclusivement de jeunes de culture musulmane, avec un important quota de jeunes femmes portant le foulard qui démentent par leur seule présence les clichés sur la femme musulmane assignée aux tâches ménagères, il tient évidemment un autre discours que devant une salle de laïcs soupçonneux. Ramadan a une certaine conception de l’inscription de l’islam dans la laïcité – nous y reviendrons – mais l’argumentaire pour y conduire son auditoire est évidemment différent selon qu’on présuppose la légitimité de l’islam ou qu’on présuppose celle de la laïcité. Pour l’avoir entendu devant ces deux types d’auditoire, j’affirme que les discours de Ramadan sont convergents et cohérents. Mais c’est évidemment la tonalité des propos qu’il tient devant des « salles musulmanes » qui provoque le rejet du côté de ses adversaires. Ce qui dérange relève de deux ordres. D’abord, son approche de l’islam. Ramadan se définit lui-même comme un réformiste. Mais il reste enfermé dans un prescrit sacré : on ne touche pas au texte. Tout au plus un musulman peut-il investir la marge des interprétations et, avec prudence, invoquer une certaine historicité du propos quand certains versets semblent se contredire. On le sait : le Coran est de source divine, ce qui lui confère un statut théologique différent de la Bible ou des Évangiles, textes rédigés sur une longue période par des auteurs multiples. Mais surtout, la théologie musulmane, depuis son âge d’or andalou, n’a plus jamais été confrontée au défi de la modernité démocratique, là où le christianisme a eu des siècles pour s’adapter sous peine de disparaître. Ramadan tire la religion aussi loin qu’il est possible vers les normes démocratiques et culturelles modernes, mais la fidélité au texte lui fixe des limites qu’il ne peut pas franchir, notamment dans le domaine de la morale familiale et sexuelle Un exemple : Ramadan rappelle régulièrement qu’une femme musulmane a toute légitimité pour refuser la polygamie. Il suffit qu’elle fasse inscrire ce refus dans son contrat de mariage. Ce qui renvoie à un rapport de force interpersonnel (ou interfamilial) la négociation d’un principe d’égalité qui, selon une approche démocratique moderne, devrait être garanti par la loi. Mais c’est précisément cette fidélité au texte, et partant aux populations dont ce texte constitue le socle identitaire, qui fonde la légitimité de Ramadan aux yeux de ces populations. Ses adversaires laïcs se demandent à l’envi pourquoi on ne fait pas plutôt la promotion de penseurs musulmans modérés dont ils n’ont aucun mal à fournir la liste. Le seul problème, c’est que lesdits modérés sont généralement complètement discrédités dans le milieu au nom duquel on leur demande de s’exprimer. Le fait qu’ils tiennent des propos agréables à nos oreilles n’est sûrement pas suffisant pour les introniser comme interlocuteurs légitimes du dialogue interconvictionnel. On touche là à l’autre force de Ramadan, qui dérange sans doute plus que la première. À ses auditoires musulmans, il ne dit pas : pour vous faire accepter, faites-vous tout petit et dites ce que la société dominante attend que vous disiez. Mais au contraire : revendiquez votre place, vous y avez droit, sans vous renier, sans vous coucher. Ce discours de la dignité a un écho certain dans des populations qui ont encore la mémoire de la colonisation. La démocratie moderne est en train d’inventer dans la douleur un code de compatibilité avec une religion qui, comme les autres religions, trouve son fondement en dehors d’elle. Pour aboutir plus vite, la tentation est grande d’avoir recours à des « musulmans de service », sortes de harkis de la pensée. C’est une erreur qui risque de se payer cher. Mais que pense vraiment François Martou ? Roule-t-il pour Philippe (Maystadt), Jacky (Morael) ou Elio (Di Rupo) ? Ou peut-être les trois successivement ? On s’est longtemps interrogé sur la pente intime de ce non-politique tellement politique. Le fin mot de l’interrogation vient d’être donné, puisque l’ancien président du Mouvement ouvrier chrétien se retrouve à la sixième place de la liste sénatoriale du PS. Une surprise ? Cette apparition est pourtant en parfaite cohérence avec son engagement précédent. Pour éviter toute confusion, Thierry Jacques, son successeur, indique dans un communiqué intitulé « Un choix personnel » que le Moc «réaffirme, à cette occasion, sa volonté de travailler avec l’ensemble des partis progressistes en vue de construire une société plus juste, plus solidaire et plus durable». Et il ajoute : «Comme par le passé, le Moc continuera à refuser d’en privilégier l’un au détriment des autres, car cela reviendrait à limiter dangereusement ses capacités d’action et de changement au bénéfice de toutes et de tous.» Mais François Martou n’est plus lié par cette profession de foi. Après s’être imposé un an de silence sabbatique, il s’engage en homme libre. En ces temps de jeunisme, qu’un homme de sa trempe puisse, à 64 ans, encore servir des convictions est en soi réconfortant. Mais désormais, il n’a plus derrière lui la force d’un mouvement social, ni non plus l’obligation d’en gérer les tensions internes et la diversité des préférences. S’il reste l’homme politique qu’il était déjà pendant ses années de présidence, il n’engage normalement plus que lui-même. Dans ses dernières années de fonction, il s’était employé à ce que l’indépendance du Moc ne l’empêche pas d’être un acteur politique direct. Le pluralisme politique selon Martou n’avait rien à voir avec une forme d’œcuménisme bienveillant. Sous son impulsion, le Moc ne se contenta pas d’observer la politique au balcon des donneurs de leçon. Il a pesé de tout son poids en faveur de la formule algébrique de l’Olivier. Il a porté sur les fonds baptismaux les Assises pour l’Égalite sur la base d’un accord politique direct avec Elio Di Rupo. Avec celui-ci, il a été plus loin, à la limite même de ce qui pouvait se concevoir au nom d’un mouvement dégagé de toute allégeance : il a soutenu l’élection au Sénat d’une ancienne secrétaire fédérale du Moc, Christiane Vienne, promue plus tard ministre du gouvernement wallon. Et il a négocié la présence d’un haut dirigeant de son mouvement au sein du cabinet de la vice-première ministre PS Laurette Onkelinx. Position stratégique occupée longtemps par Thierry Jacques, qui la cumula avec celle de secrétaire politique du Moc. La convergence entre Di Rupo et Martou fut et reste une véritable convergence d’intérêts et de convictions. Le premier s’était lancé dans une bataille épuisante pour rénover son parti sans quitter le pouvoir. Il lui fallait pour cela des soutiens glanés en dehors de la famille socialiste traditionnelle. Martou, en fin connaisseur des rapports de forces, s’était convaincu que si on voulait ancrer la gauche à gauche, il fallait agir de l’intérieur sur son élément dominant. Écolo d’après Morael l’avait déçu. À titre personnel, son choix était fait depuis longtemps. Martou est sans doute un des derniers véritables social-démocrates de notre époque. Sa rhétorique s’attache à la lutte sans fin du « social » contre le « fiscal » autour du gâteau de la redistribution. Il n’accepte ni les renoncements du social-libéralisme, ni les cousinages trop fréquents avec le MR et fait le pari que son nouveau parti ne s’y adonne le cas échéant qu’en raison d’un rapport de force insuffisant. Il laisse à d’autres, au PS mais surtout à l’extérieur, la prise en compte des urgences écologiques. Mais on ne peut pas tout faire. 2 avril 2007