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Temps fragmentés

Notre économie vit en permanence dans ce que l’on nomme les flux tendus : tout doit être là dans l’immédiateté. Pour assurer cela la chaîne logistique doit organiser, comprimer, assurer, garantir. Le client exige tout et tout de suite (ce n’est pas pour rien que dans le jargon on le nomme « donneur d’ordre »). Ainsi, l’organisateur de transport met les transporteurs en concurrence pour répondre au mieux à la demande. Le transporteur essaie de réduire ses coûts au maximum pour emporter les marchés. Au bout de la chaîne il y a le travailleur, une femme ou un homme pris de vertige : docker (son statut gêne), marin (asiatique il coûte peu), pilote (jeté comme un kleenex si nécessaire), chauffeur routier (de l’Est si possible). Dans ce monde du «just in time» si le marché est laissé à lui-même c’est la jungle, le profit brut, les dégâts environnementaux, l’insécurité des conditions de circulation, les conditions de travail dégradées. Les temps de travail des chauffeurs routiers sont donc un enjeu essentiel, car la fatigue tue : des travailleurs et aussi d’autres usagers de la route. «Si on ne fait pas d’heures, on ne gagne pas assez. Si on fait des heures, on devient dangereux» R. Peigny et V. Vercheval, «La route à tout prix», Luc Pire, 2001. Du côté des entreprises de transport on se demande par contre si toutes ces règles sont bien raisonnables. Ainsi dans une publication récente le patronat routier européen estime qu’aucune preuve n’a été produite pour corroborer la thèse selon laquelle le fait de conduire un autocar plus de six jours d’affilée pose un danger en matière de sécurité routière. Un encadrement légal fort est indispensable pour imposer des limites aux temps de conduite, rendre des temps de repos obligatoires, rendre co-responsable les donneurs d’ordre de ce qui se passe tout au long de la chaîne. L’organisation de contrôle efficaces est tout aussi nécessaire. «On n’est pas des crapules. On n’est pas des tueurs. On a besoin de règlements. On a besoin de plus de contrôles pour ne plus devoir travailler dans ces conditions. Il faut le dire !» Idem. Lors de la crise du transport routier en septembre 2000, ce sont les patrons transporteurs qui ont calé parce que les plus faibles d’entre eux n’en pouvaient plus. Les travailleurs ont pu faire entendre leur voix grâce à l’alliance entre les syndicats et les composantes rouge et verte du gouvernement arc-en-ciel. Le pouvoir politique a amélioré la lutte contre la concurrence sauvage sur le plan légal et fiscal. Un contrôle renforcé et coordonné des conditions de travail des chauffeurs a également été mis en place. Ce n’était sans doute pas une victoire éclatante, mais tout de même une petite musique de progrès pour les travailleurs. Un petit renfort pour eux dans un rapport des forces peu favorable. Mais on dirait bien que c’est fini. Dans le projet de loi spéciale transférant de nouvelles compétences aux Régions, il y a cinq petits mots : «temps de conduite et de repos». Fini les contrôles coordonnés, bonjour la fragmentation des forces. Un morceau du temps de travail vient d’être régionalisé dans l’indifférence générale des partis progressistes. Pire c’est une initiative du SP.A. On l’a connu mieux inspiré. Cinq petits mots qui vont peser lourd demain dans le quotidien des chauffeurs. Et après-demain pour tous les autres travailleurs au train ou va la mise en concurrence des territoires.